Meredith pénétra dans la Taverne de l’Ours, juste après le service du midi. Jusque-là très animé, le lieu sombra aussitôt dans le silence, dû à l’hébétement des convives, personnene s’attendait à voir la fille du maire se rendre dans une modeste taverne de la basse-ville. Faisant fi de leurs regards insistants, la duchesse salua Ambre puis s’en alla voir le patron.
Voyant la jeune notable venir à sa rencontre, ce dernier se sentit embarrassé.
— Bien le bonjour duchesse. Que me vaut le plaisir de votre visite ?
— Bonjour charmant monsieur, dit-elle de son habituel air joyeux, puis-je vous emprunter Ambre un instant, s’il vous plaît ? Je souhaiterais m’entretenir avec elle !
— C’est que… nous sommes en plein service là ! J’ai besoin d’elle pour m’aider à débarrasser et…
Dans une attitude théâtrale, elle prit une mine renfrognée et croisa les bras.
— Oh ! quel dommage ! Ne pouvez-vous donc pas missionner quelqu’un d’autre à la tâche ?
— Mademoiselle, je ne peux pas la libérer tout de suite, pas avant une bonne heure ! Et je ne peux demander à un de mes clients de prendre sa place.
— C’est bien dommage ! soupira-t-elle. Dans ce cas, je suppose que je vais me poser ici et l’attendre ! Que servez-vous donc de bon aujourd’hui ?
— Vous… Vous voulez déjeuner ici ? s’étrangla-t-il.
— Ma foi, oui ! Je n’ai pas encore déjeuné.
— C’est que… je doute que cela puisse vous convenir. Je ne cuisine pas de mets aussi raffinés que là-haut, moi !
— Ah ah ! ne vous inquiétez pas pour cela cher monsieur, je ne suis pas difficile et puis cela me changera des repas élaborés de « là-haut » comme vous dites !
— Soit ! mais…
Sans qu’elle n’eût fini d’entendre la réponse, la duchesse prit place à une table, en plein milieu de la taverne. Ambre l’observait du coin de l’œil, amusée par le comportement si atypique de son amie. Elle alla en cuisine et en revint quelques instants plus tard avec une belle pièce de volaille accompagnée de champignons et de châtaignes que Beyrus avait dressée avec le plus de raffinement dont il était capable. Elle déposa l’assiette juste devant sa noble cliente.
— Oh ! mais cela m’a l’air fort bon !
L’employée la gratifia d’un sourire et se remit au travail. La duchesse saisit ses couverts et dévora le contenu de son plat. Son déjeuner avalé, elle s’essuya dignement la bouche puis massa son ventre gonflé, affalée sur sa chaise.
— C’était délicieux mon p’tit chat ! la complimenta-t-elle lorsque son amie vint la desservir. Tu pourras dire à ton patron que sa cuisine est très bonne !
La jeune femme gloussa et lui prit l’assiette.
— Tu pourras lui dire toi-même, ça lui fera plaisir !
Meredith scruta l’horloge et s’aperçut qu’il était près de quinze heures. Comme la taverne était pratiquement vide, elle se leva et s’accouda avec nonchalance au comptoir où le patron servait les pintes.
— Puis-je disposer d’Ambre présentement ? demanda-t-elle en minaudant.
Beyrus grommela et fit la moue. Pour l’amadouer, elle sortit de sa poche un élégant portefeuille en cuir et y chercha quelques pièces d’argent qu’elle tendit à l’homme. Le géant approcha sa grosse main velue et prit délicatement les pièces entre ses doigts.
— Voilà pour vous cher monsieur, en dédommagement ainsi que pour le repas. J’espère que cela vous suffira !
L’homme ne dit rien, se contentant de hocher la tête. Il contemplait avec stupéfaction la somme qu’il tenait dans sa paume, soit presque autant que ce qu’il avait gagné dans la semaine. Meredith alla chercher son amie et toutes deux sortirent. Main dans la main, elles s’engagèrent dans les ruelles menant au port puis s’arrêtèrent au pied de la falaise à l’extrémité des docks, un endroit isolé et tranquille.
— Que désires-tu me dire qui ne peut attendre ? s’enquit Ambre en s’adossant contre un muret.
— Mon cher petit chat ! J’ai une incroyable nouvelle à t’apprendre ! Papa organise un bal en notre demeure afin de célébrer la fête de l’Alliance, cela tombe un mardi soir.
Célébrée le 19 octobre, l’Alliance était un jour notable dont les festivités avaient beaucoup évolué au fil des années. Créée pour commémorer l’union des peuples aranéen et noréen, elle demeurait la plus importante fête annuelle. Comme chaque année depuis qu’il avait été nommé maire, le Duc organisait un banquet en sa demeure. Bien sûr, la majorité des convives provenait de familles aisées mais il était de coutume d’inviter des membres issus de milieux plus modestes à passer la soirée céans.
— Dois-je me réjouir pour ça ? demanda Ambre en haussant un sourcil.
— Bien sûr que non ! pouffa la duchesse. Je voulais surtout te dire que papa sait que je fréquente Charles. Et dis-toi qu’il était au courant depuis longtemps déjà ! Il m’a donné sa bénédiction afin que nous puissions être ensemble officiellement. N’est-ce pas merveilleux ?
— Je suis contente pour toi ! répondit-elle en toute sincérité. Tu dois être tellement soulagée.
Le visage rayonnant, Meredith prit ses mains et les pressa chaleureusement entre les siennes.
— Oh que oui ! Je ne crois pas avoir déjà été aussi heureuse de toute ma vie !
Elle descendit du muret et tourna sur elle-même avec grâce et légèreté. Ses pas de danse achevés, elle s’arrêta puis contempla son amie de ses yeux rieurs. Sa joie s’effaça quand elle remarqua son trouble. Délicatement, elle posa sa paume sur sa joue et la caressa.
— Ça n’a pas l’air d’aller bien fort, j’ai l’impression que ton état ne s’arrange pas ! Puis-je faire quelque chose pour toi ? Veux-tu que je te donne un peu d’argent ?
Ambre libéra son visage et s’accouda au muret, ses cheveux emmêlés et ternes ondulant au vent.
— C’est très gentil à toi mais je ne peux accepter. Je n’ai besoin de personne pour vivre et je tiens à m’en sortir par moi-même, comme je l’ai toujours fait jusqu’à présent. Ce n’est qu’une mauvaise passe, rien de plus !
— Tu n’as pas seulement l’air mal en point ma chère, je vois en toi un problème plus profond. Ton regard est si triste ! Je ne crois pas t’avoir déjà vue si abattue.
— C’est que… je n’ai pas vraiment envie d’en parler…
— Comme tu voudras…
Meredith la dévisagea avec tristesse et posa une main sur son épaule en guise de soutien.
Elles restèrent deux heures à discuter de sujets plus légers, notamment sur l’organisation des festivités à venir. Cette conversation permit à Ambre de se changer les idées, la compagnie de son amie éternellement folâtre la soulageait. Car elle ne s’était toujours pas remise des propos fielleux du Baron à son égard, ruminant sans cesse la discussion qu’elle avait entretenue auprès de sa personne. D’ailleurs, la duchesse eut la sagesse d’esprit de ne pas mentionner son nom ni celui d’Anselme qui, pourtant, devaient compter parmi les invités.
Après ces échanges, Ambre regagna la taverne et vint s’installer derrière le comptoir. Ne s’attendant pas à la voir revenir de si tôt, Beyrus fit les yeux ronds.
— Que fais-tu là ? Je ne pensais pas te voir d’ici demain !
— Mon bon Beyrus, Meredith est partie et je suis encore dans mes horaires de travail. Je ne comptais pas rentrer avant d’avoir fini ce que j’avais laissé en plan.
L’homme fit la moue puis commença à ricaner.
— Dis-moi ma grande, voilà que tu fréquentes du beau monde ! Entre ton cher ami Anselme, l’autre scientifique d’Enguerrand et puis la fille du Duc en personne ! T’es plutôt bien entourée. D’autant que tu ne choisis pas les aranéens les plus modestes ou les moins titrés !
Il eut un rire et posa son poing sur la table.
— Pour quelqu’un qui soi-disant n’aime pas se faire remarquer et préfère rester avec ses semblables, tu t’acoquines vachement avec les hautes sphères !
Le visage de son employée s’empourpra. N’osant rien rétorquer, elle mit les couverts pour le service du soir tandis qu’il allait dans la cuisine préparer le dîner.
— N’empêche ! rugit-il pour se faire entendre. Moi je veux bien la recevoir tous les jours ta Meredith, à tous les services même si elle le souhaite ! Elle a l’air d’être une gentille femme et puis elle ne fait pas de manières. Je comprends que tu puisses l’apprécier. En plus elle a le mérite d’être terriblement mignonne ta bichette !
Ambre l’entendit se gausser. La joie de son patron était contagieuse et cela la dérida. Les tables parées et la clientèle partie, elle décida de prendre une pause et de s’allumer une cigarette. Alors qu’elle engouffrait une main dans la poche de son manteau pour prendre son paquet, elle sentit quelque chose rouler entre ses doigts. Les sourcils froncés, elle récupéra l’objet et vit qu’il s’agissait d’une pièce d’argent. Agréablement surprise, elle se demanda qui, d’entre son patron et Meredith, la lui avait glissée discrètement.
Quand la fin de semaine arriva enfin, Adèle rejoignit sa sœur à la taverne après l’école. La fillette s’installa à table et prit son déjeuner, attendant sagement que sa grande sœur termine. Beyrus avait libéré cette dernière un peu plus tôt ; il savait que l’anniversaire de son employée était le lendemain et, ne sachant quoi lui offrir, il avait décidé de lui octroyer son après-midi.
Une fois son service achevé, les deux sœurs prirent la direction de la plage aux phoques. Arrivée en contrebas des falaises, Ambre poussa un soupir de satisfaction une fois ses chaussures ôtées ; cela faisait des semaines qu’elle n’avait pas senti l’agréable sensation de ses pieds nus s’enfonçant dans le sable froid. Elles franchirent le tapis d’écume et s’amusèrent à récolter de beaux coquillages.
— Tu crois que maman et papa vont venir nous revoir un jour ? demanda la petite de sa voix flûtée.
— Hélas ! je n’en ai aucune idée ma Mouette. Mais ils sont réunis en mer à présent. On doit être contentes pour eux de s’être retrouvés à nouveau !
— Oui, mais ils me manquent beaucoup quand même, surtout papa… Plus tard, je m’en irais les rejoindre. Avec Ferdinand on va souvent au port regarder les marins. J’aimerais beaucoup voir la Grande-terre, explorer le monde et passer mes jours en mer !
Ambre la regarda avec douceur et acquiesça. La petite avait toujours admiré cet immense espace bleu. Même bébé, elle adorait quand sa sœur et son père allaient pêcher. Elle aimait la sensation de la houle qui faisait tanguer la barque pour la bercer.
— Au fait ma Mouette, est-ce que par hasard tu connaîtrais un garçon un peu plus âgé que toi, qui serait blond avec les yeux marron et aurait un bouc pour totem ?
— Hum… Tu dois parler d’Eliott. Il a sept ans, mais il n’est pas dans ma classe. Il n’est pas venu à l’école de la semaine. Il doit être malade le pauvre.
La jeune femme fronça les sourcils, trouvant la coïncidence troublante. Sous la lueur du crépuscule, toutes voiles dehors, l’Alouette venait de quitter le port de Varden et voguait en direction de Providence.
***
Ambre dormait paisiblement lorsqu’elle entendit un bruit de respiration juste au-dessus d’elle. Elle ouvrit un œil et vit Adèle qui la regardait avec un immense sourire.
— Joyeux anniversaire ma grande sœur chérie !
L’aînée bailla à s’en décrocher la mâchoire et, tel un chat, s’étira de tout son saoul. La cadette s’engouffra sous les couvertures, plaqua ses pieds froids contre son ventre puis tendit un dessin pour le lui offrir. Ambre examina la femme aux cheveux rouges et ce qui semblait être Anselme avec une canne. Les deux personnages se tenaient la main, la mine radieuse. À la pensée du jeune homme, son cœur se serra ; cela faisait deux semaines qu’elle n’avait eu aucune nouvelle de lui, pas même un mot d’excuse.
— Je vois que tu as fait des progrès en dessin.
— Oui ! Et j’ai même représenté tonton Ernest et cousin Pantoufle ! dit-elle enjouée.
— Cousin Pantoufle ? C’est nouveau ça ! Je connaissais tonton Ernest, mais pourquoi cousin Pantoufle ?
— Parce que Pantoufle c’est notre cousin ! C’est le fils de tonton Ernest ! répondit la petite en toute franchise.
— Mais Adèle, oncle Ernest n’a jamais eu d’enfant ! Et on n’a jamais connu l’oncle et la tante de maman.
— Mais c’est Pantoufle qui me l’a signifié !
Ambre comprit qu’il était inutile d’insister et se leva.
Cette enfant a vraiment une imagination débordante !
Aux alentours de midi, quelqu’un vint frapper à la porte. Affairée en cuisine, l’aînée alla ouvrir et vit qu’il s’agissait d’Anselme. Son sang ne fit qu’un tour et elle ne put résister à l’envie de se jeter dans ses bras, l’enlaçant avec vigueur. Il accueillit chaudement son geste et passa une main dans son dos. Voyant qu’elle s’attardait un peu trop, elle défit son étreinte et le contempla. Le garçon avait l’air d’aller bien mieux, plus aucune trace de son altercation n’était visible, hormis son bras droit encore maintenu en atèle.
— Bien le bonjour ma chère amie miséreuse ! fit-il d’une voix grave en prenant sa main qu’il porta à ses lèvres pour y déposer un baiser courtois.
— Bonjour monsieur l’infirme ! T’as l’air en meilleure forme, ma parole !
— J’ai survécu à bien pire ! Souviens-toi des innombrables supplices que j’ai reçus de ta part durant l’enfance. Mon corps porte encore les stigmates de tes griffes acérées.
Elle gloussa et le laissa entrer. Adèle accourut.
— Oh ! Anselme ! fit-elle en l’encerclant de ses bras.
— Comment vas-tu petite Mouette ?
— Je vais très bien ! Tu viens pour l’anniversaire d’Ambre ? Tu lui as apporté un cadeau et le déjeuner ?
— Adèle ! ne demande pas ça enfin ! pesta l’aînée, gênée. Ça ne se fait pas, voyons !
Anselme rit et posa sur la table un paquetage.
— Bien sûr que oui ma petite Mouette. Je suis absolument parfait, je pense à tout, tu sais !
Sur ce, il déballa le paquet sur lequel l’écusson de la fameuse boulangerie était estampillé et en sortit un gâteau composé de couches successives, alternant pâte feuilletée et crème pâtissière, coiffé d’un glaçage blanc zébré noir.
— Wahou ! qu’est-ce que c’est ? s’enquit Adèle, l’eau à la bouche. Ça a l’air super bon !
— Il s’agit d’un mille-feuille. Je ne pense pas que vous en ayez déjà mangé.
— C’est gentil à toi Anselme ! répondit Ambre, amusée. Je vais avoir le plaisir de pouvoir me remplumer un peu avec ce genre de friandise.
— J’avoue que je te trouve bien maigre, une seule pichenette, même de ma part, te ferait tomber à la renverse.
Une fois qu’Ambre eut terminé de préparer le déjeuner, tous trois prirent place à table et commencèrent à manger. Le repas fut joyeux après ces retrouvailles où les deux amis ne cessaient de s’échanger des regards tendres et des mots affables.
Quand le dessert fut achevé, le trio opta pour une balade équestre. L’aînée se tenait derrière son ami, hissé sur Balthazar, tandis qu’Adèle chevauchait Ernest. Le poney était tout excité de pouvoir enfin se dégourdir les pattes et quitter sa stalle après d’interminables semaines sans pouvoir y sortir, faute de temps libre que ses maîtres avaient à lui accorder. Durant le trajet, Ambre se pressait contre Anselme, la tête sur son épaule.
— J’ai eu vent de votre conversation l’autre jour, entre toi et père, annonça-t-il doucement, je ne pensais pas qu’il se comporterait ainsi.
— Ce n’est rien ! marmonna la jeune femme, qui ne voulait pas ressasser ce douloureux souvenir d’humiliation.
— Il peut être fort cinglant et méprisant parfois. C’est rare quand il ne se maîtrise pas. Il ne faut pas lui en vouloir. Quand il est dans cet état, il a généralement une bonne raison et je crois que tu as fait les frais de sa colère à ma place. Il m’en a terriblement voulu que je puisse ainsi désobéir à ses ordres. Donc, s’il te plaît, ne lui en tiens pas rigueur.
— Ça ne te gêne pas qu’il me rabaisse de la sorte ? demanda-t-elle avec amertume.
— Bien sûr que si ! Je m’en veux de ne pas avoir été là pour te protéger de sa colère. Mais dis-toi qu’il n’avait pas l’air fier de son emportement après cela.
Elle ne répondit rien et se contenta de se laisser bercer par le mouvement balancier du destrier ainsi que par le gazouillement mélodieux des oiseaux. La forêt était étrangement calme. Un léger tapis de brume s’étendait à quelques centimètres du sol, serpentant entre les amas de feuilles bigarrées et les racines moussues jonchées de champignons.
— Je tiens aussi à ajouter que je souhaite que tu m’accompagnes à la fête de l’Alliance chez le Duc, mardi soir. Je suis majeur. J’ai le droit d’inviter une personne si je le désire et je tiens à ce que tu sois ma cavalière pour la soirée. Si jamais tu es d’accord bien sûr !
Le cœur de la jeune femme s’accéléra.
— Mais… tu ne crois pas que ton père serait contrarié de te voir avec moi ? marmonna-t-elle, tracassée. S’il t’a relaté notre conversation, tu dois savoir de quoi je parle.
— Ne t’en fais pas pour ça ! Je lui en ai touché deux mots et il ne m’a pas soumis d’objection à ce niveau-là. Tu es la bienvenue et de toute façon le but de cette fête est avant tout un moment de partage entre les deux peuples. En revanche, il faudra que tu te choisisses une robe. Tu ne peux te permettre de venir en pantalon, ce serait inconvenant.
Elle ne dit rien et se contenta de le serrer plus fort, la tête lovée contre son cou duquel émanait un parfum de bleuet. Dans sa torpeur, elle réfléchissait à son habillement, car elle ne possédait pas de robe digne de ce nom pour une soirée d’une telle envergure. L’image de la pièce d’argent lui revint en mémoire.
Avec une telle somme, je pourrais certainement m’en acheter une de bonne facture lundi à la pause-déjeuner.
Le soir arriva et Anselme prit congé. Ils avaient passé l’ensemble de l’après-midi en forêt où ils s’étaient posés pour bavarder en toute intimité. Durant leur échange, le garçon lui avait donné quelques détails concernant ladite soirée et l’avait galamment invitée à venir se pomponner chez lui dès le début d’après-midi, avec l’aide de ses domestiques afin d’être parfaitement apprêtée.
***
Après avoir déposé Adèle à l’école, Ambre fit demi-tour et rejoignit la taverne. Lorsqu’elle arriva, Beyrus la héla.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, étonnée.
— Viens, suis-moi ! répondit-il avec un sourire.
Il s’engagea dans la remise et sortit une boîte très joliment emballée dans un tissu chamarré d’arabesques, maintenu par un nœud de soie.
— Qu’est-ce donc ?
— Ça c’est à toi de me le dire ma grande ! On me l’a donné hier soir ou du moins, un cocher travaillant pour monsieur von Tassle, est venu déposer ça à ton intention ! Je ne sais pas quel cadeau t’a fait Anselme, mais ma parole que ce doit être joli et coûter cher ! J’ai vu l’étiquette, cela provient de Chez Francine ! Et vu la taille du paquet, ce n’est pas un mouchoir qu’il y a là-dedans !
Les yeux ronds, elle examinait la boîte avec intérêt et pianotait ses doigts sur le paquet. Beyrus la regardait, les bras croisés au-dessus de son ventre proéminent.
— Tu ne comptes pas l’ouvrir maintenant ?
Elle délia délicatement le nœud et ôta la pellicule de tissu, dévoilant un écrin coloré. Elle enleva le couvercle et libéra de la boîte une splendide robe en velours vert sombre sur laquelle de la dentelle noire était élégamment disposée autour du buste et des extrémités. Quelques filets d’or serpentaient entre les fils noirs de la broderie. La robe était de style typiquement noréen, par conséquent, elle avait les manches courtes et s’arrêtait au-dessus des genoux.
Ambre n’en crut pas ses yeux, l’habit se révélait à la fois sobre et raffiné. Son cœur s’emballa à l’idée que son ami puisse lui offrir un objet aussi somptueux ; Beyrus avait raison, le vêtement devait coûter extrêmement cher.
— Elle est magnifique ! affirma-t-elle, les yeux brillants.
— Ça pour sûr ! Je suis certain qu’elle doit t’aller à merveille ! Mais pour quelle occasion t’offre-t-il un vêtement aussi onéreux, dis-moi ?
Elle gloussa ; son patron ne dissimulait pas son intérêt envers la situation et paraissait fasciné.
— C’est pour la fête de l’Alliance chez le Duc, demain soir. Anselme m’a invitée en tant que cavalière. Comme il a su que je ne possédais pas de robe, il a dû vouloir m’en offrir une. Je ne m’attendais pas à ce qu’il me fasse un tel cadeau ! Je comptais justement aller m’en acheter une lors de ma pause avec la pièce d’argent que tu m’as donnée. Je vais pouvoir me prendre une jolie paire de souliers pour aller avec et il faudrait aussi que je prenne mon après-midi de demain, car je suis invitée à venir me préparer au manoir von Tassle.
— Je ne t’ai rien donné du tout ma petite ! Non, plus sérieusement, tu vas vraiment accompagner ce garçon au bal, avec tous ces aranéens ? demanda-t-il l’air goguenard. Et que des nantis en plus ! Tu me fais beaucoup rire ma fille, serais-tu en train de changer ?
— Il faut croire… répondit-elle, songeuse.
Serait-ce Meredith qui m’a glissé cette pièce finalement ? Anselme a dû lui dire qu’il m’invitait. C’est pour ça qu’elle tenait absolument à me parler. Il faudra que je pense à la remercier !
— Eh bien ! Si j’avais su qu’Anselme faisait d’aussi beaux cadeaux, j’aurais tout fait pour devenir ami avec ce petit gars plus tôt ! plaisanta-t-il.
Ambre remit avec précaution la robe dans son emballage, prenant soin de ne pas la froisser, et retourna dans la grande salle afin d’entamer cette nouvelle semaine de travail qui s’annonçait radieuse.
Lors du déjeuner, la jeune femme prit la direction de l’allée des tisserands, espérant trouver « chaussure à son pied », comme elle venait de dire à son patron, trouvant le jeu de mots tout à fait approprié.
Elle longea l’allée d’un pas lent, observant attentivement les vitrines à la recherche de la paire idéale. Elle trouva son bonheur dans une échoppe de revendeur. Les vêtements, chaussures, sacs et bijoux vendus ici avaient déjà tous été portés et étaient bien moins onéreux que du neuf malgré leur bon état. Elle vit une paire de souliers en vernis noirs et à bout rond, possédant des talons relativement hauts et fins. Elle les essaya, valida la pointure et examina le prix : celles-ci coûtaient six pièces de bronze et cinq de cuivre, ce qui lui restait trente-cinq pièces de cuivre pour s’acheter un bijou. Réjouie par cette idée, elle contempla les vitrines, derrière lesquelles de belles parures étaient exposées, à la recherche d’un collier ou d’un bracelet.
Elle remarqua une fine broche en forme de feuille d’acanthe où un médaillon de taille et de forme comparables au sien était incrusté. La voyant intéressée par cet objet, la vendeuse vint à sa rencontre. Happée par l’ornement et désireuse d’impressionner l’assemblée, Ambre demanda s’il était possible de n’acheter que le socle pour mettre son médaillon à la place de celui existant. La commerçante n’y trouva pas d’objection. Elle prit le bijou ainsi que son médaillon et alla dans l’arrière-boutique pour procéder à l’échange.
Un quart d’heure plus tard, elle revint vers sa cliente et épingla la broche sur son manteau. La jeune femme grimaça au moment du paiement ; elle avait allègrement dépassé son budget mais se servit de l’argent gagné avec ses séances auprès d’Enguerrand pour payer le surplus de cette folie. En sortant, elle prit la direction de son logis. La démarche lascive, elle flânait dans les ruelles, l’âme vagabonde.
Mon très cher Anselme, qu’il me tarde d’être auprès de toi !
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