NORDEN – Chapitre 23

Chapitre 23 – L’alliance

Un cabriolet portant les armoiries du Baron venait de s’arrêter devant la Taverne de l’Ours. Pieter descendit et passa la porte de l’établissement. L’homme salua l’assemblée et patienta auprès du patron. La jeune femme sortit de l’arrière-cuisine, son paquet sous le bras, et s’en alla à la suite de l’équanime cocher. Le véhicule avançait à bonne allure, cahotant sur les pavés de la chaussée. Assise à côté de Pieter, Ambre observait le paysage défiler.

En moins de vingt minutes, ils passèrent le portique du domaine. Une fois garé devant les escaliers, l’homme descendit en hâte et tendit une main à son hôtesse afin de l’aider à mettre pied à terre. Puis il toqua et la laissa en compagnie d’Émilie. Celle-ci la conduisit à l’étage où de grandes baies vitrées s’ouvraient sur le jardin boisé, à la lisière de l’océan. La domestique était une femme à l’apparence juvénile et aux formes généreuses dont le visage trahissait une certaine espièglerie naturelle. Fidèle à sa profession, elle avait ses cheveux châtains clairs attachés en chignon et portait un habit de travail standardisé : une robe noire cintrée aux épaules couvertes et s’arrêtant aux genoux, surmontée d’un tablier blanc à dentelle. Ambre nota qu’elle avait un médaillon épinglé sur son vêtement, proche des armoiries de son maître. L’animal représenté était un lapin.

— Monsieur le Baron et Anselme sont-ils présents ?

— Non mademoiselle, dit-elle d’une voix douce, ils sont encore au travail. Ils ne rentreront pas avant une heure.

Ambre fit la moue. Elle avait la sensation d’être comme une étrangère en ces lieux et le fait d’être présente ici sans ses hôtes la gênait.

— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, vous êtes la bienvenue dans cette demeure, soyez-en assurée. C’est moi qui vais m’occuper de vous en l’absence de ces messieurs.

Elles la première porte à gauche faisant office de chambre d’amis. Celle-ci était sobre, mais propre et bien rangée. Les murs étaient tapissés de papier peint ivoire et se marquetaient de bois sur la partie basse. Il y avait pour tout mobilier particulier, une coiffeuse sur laquelle trônait un miroir orientable.

— Mademoiselle, commença Émilie, voudriez-vous que je vous aide à faire votre toilette ? La salle de bain est ici.

Elle partit en direction de la porte arrière et l’ouvrit. La chambre débouchait sur une salle de petite taille, comprenant une baignoire en cuivre. Ambre écarquilla les yeux, c’était la première fois qu’elle en voyait une puisque l’objet en question était rare et luxueux. Elle la contempla, ébahie, et fit parcourir ses doigts le long du rebord froid et lisse. Puis elle étudia la pièce, remarquant une pile de bocaux garnis de sels de bain et de parfums, soigneusement entreposés sur l’étagère.

Voyant sa stupéfaction, Émilie gloussa :

— Mademoiselle, désirez-vous que je m’occupe de vous ? Je remarque, sans vouloir être malpolie, que vos cheveux sont sales. Ils mériteraient d’être lavés. Je peux également vous faire couler un bain si vous le souhaitez !

Ambre ne sut que répondre et acquiesça avec joie. Sur ce, Émilie mit le bain à couler, posa une serviette sur le radiateur et plia le linge qu’elle posa sur le lit tandis que son hôte se déshabillait. Une fois que l’eau fut assez haute, la jeune femme s’engouffra dans la baignoire. La sensation de l’eau chaude contre sa peau était exquise, elle soupirait d’aise, se laissant envelopper par cette agréable ivresse. Émilie s’installa auprès d’elle et déversa dans la baignoire des sels colorés et odorants. Puis elle se mit derrière son invitée et commença à lui laver les cheveux.

Dès qu’elle fut entièrement lavée, elle s’extirpa de la baignoire et prit la serviette propre que la domestique venait de lui tendre. Là encore, Ambre fut ravie par la douceur du tissu molletonné contre sa peau, elle qui ne disposait que de vieilles étoffes humides et rêches. Elle fut alors déconcertée par le contraste saisissant qu’il y avait entre son mode de vie et celui de son ami et se sentit misérable : elle était une paysanne et lui un noble. Elle vêtit ses sous-vêtements et Émilie l’aida à enfiler sa robe qui lui saillait à merveille. La jeune femme se posta devant le miroir et se contempla longuement. Elle soupira lorsqu’elle s’aperçut qu’elle avait encore maigri. Ses jambes étaient devenues trop fines à son goût et elle n’aimait pas voir les os de sa cage thoracique commencer à émerger. Sa poitrine et ses hanches qui quelques mois plus tôt étaient encore galbées avaient perdu en volume. Elle devait avoir perdu pas loin de cinq kilos ; la faute à une malnutrition ainsi qu’à une oscillation émotionnelle permanente qui lui faisait passer l’envie de manger.

Émilie la rassura quant à son physique. Rassérénée par ses paroles aimables, Ambre ne se laissa pas démonter et tourna sur elle-même. La robe virevolta et reluit à la lumière, produisant de jolis reflets verts de jade.

— La robe vous va fort bien, mademoiselle ! assura la domestique. Je vais à présent m’occuper de votre coiffure. Préférez-vous des tresses ou un chignon ? Je peux aussi égayer votre coiffe avec des plumes ou un ruban.

Ambre réfléchit, elle ne savait pas où porter son choix.

— Je pense que je vais vous laisser choisir. Vous avez l’air de mieux vous y connaître que moi !

— Avec plaisir, mademoiselle.

À cet instant, un bruit de sabots résonna dans la cour.

— Voilà monsieur le Baron et monsieur Anselme qui arrivent. Je ne pense pas qu’ils viennent vous voir avant d’être préparés à leur tour, ajouta-t-elle en voyant que son hôtesse hésitait à les rejoindre.

Ambre fit la moue. Émilie l’invita à s’asseoir devant la coiffeuse et fit parcourir ses doigts dans sa chevelure. Méticuleusement, elle attrapait des mèches de cheveux roux qu’elle tressait en une longue natte allant du haut de son crâne jusqu’à la base de la nuque. Elle l’enroula et la piqua avec des épingles afin de la maintenir. Elle y avait ajouté un subtil ruban de soie smaragdine, identique à la couleur de la robe, rehaussant davantage l’éclat de ses yeux ambrés. Puis elle ajouta un peu de poudre rosée sur ses joues, un soupçon de far brun sur le contour de ses yeux ainsi qu’un trait de rouge à lèvres bordeaux. Parée, Ambre mit ses souliers et se contempla à nouveau. Elle fut en cet instant agréablement surprise par son reflet ; elle paraissait un peu plus âgée et se trouvait plutôt jolie. Son apparence validée, elle épingla sa broche sur sa poitrine et caressa son médaillon avec douceur.

Par la suite, Émilie emmena son hôtesse dans le salon où elles furent rejointes par Séverine qui, un plateau dans les mains, leur servit un thé et s’attabla en leur compagnie. La vieille intendante était accompagnée par la levrette de la dernière fois. La chienne approcha sa tête de la jeune femme et la posa sur ses cuisses, l’observant de ses grandes billes noisettes, sa queue fouettant l’air avec panache.

— Désirée semble vous apprécier, nota Séverine, un sourire au coin des lèvres.

Les trois femmes conversèrent en toute légèreté. Pendant cette pause, Ambre grattait le crâne de l’animal qui grognait de plaisir. Elle apprit que le Baron avait cinq domestiques à son service qu’il logeait dans l’enceinte. Il y avait deux femmes et trois hommes, presque tous d’origine noréenne. Selon l’intendante, tous appréciaient leur maître, se sentant traités avec respect et distinction.

L’horloge indiquait dix-huit heures. Émilie avertit Ambre qu’il était l’heure de partir. Les deux femmes quittèrent la pièce et arrivèrent dans le hall d’entrée où Anselme les attendait. Ambre s’arrêta un instant, l’étudiant avec une réjouissance contenue tant elle le trouvait particulièrement attrayant. Son cavalier portait un somptueux costume gris cendré. Son visage, cerclé par sa chevelure noire attachée en catogan, avait presque entièrement guéri, seule restait une fine cicatrice au niveau de la tempe. L’atèle de son poignet foulé avait été ôté, ainsi tenait-il dans cette main une canne à pommeau argenté en forme de tête de corbeau. En se rapprochant, elle fut aussitôt happée par son regard sombre étonnamment doux. Le garçon la salua, un large sourire fendait son visage.

— Bonsoir Ambre, tu es vraiment ravissante !

— Merci, tu n’es pas mal non plus pour une fois !

— J’ai essayé de faire un petit effort. Je ne voudrais pas que tu succombes à tous ces charmants mâles en rut qui ramperont à tes pieds tant ton incroyable beauté éblouissante les émerveillera. Il fallait que je sois assez beau pour t’impressionner et faire fuir tous ces horribles prédateurs.

— Oh ! Tu sais très bien que je n’ai d’yeux que pour toi ! Personne ne peut concurrencer ton sublime regard, voyons ! Tes yeux de chien battu me subjuguent.

— Je n’en doute absolument pas ! dit-il, la main sur le cœur, se redressant tel un coq.

Ils se mirent à rirent. À cet instant, le Baron descendit les marches avec élégance. Il avait une main repliée derrière son dos tandis que l’autre parcourait avec habileté la rampe de l’escalier. Il y avait quelque chose d’impérial dans sa gestuelle. L’homme revêtait une veste cintrée couleur bleu outremer et ornée de broderies argentées à motifs de feuilles d’acanthe. À l’instar d’Anselme, il portait un pantalon écru par-dessus des souliers noirs lustrés. Ses cheveux étaient attachés en un catogan impeccable et noués par un nœud de soie assorti sa veste. À sa vue, le cœur d’Ambre se serra. L’homme la regardait de haut, le visage digne, ses yeux ne trahissant aucune émotion. Arrivé à sa hauteur, il prit sa main et l’embrassa. En retour, la jeune femme inclina la tête en guise de respect. Elle ne savait pas pourquoi, mais c’était la première fois qu’elle peinait à soutenir son regard.

Ne te laisse pas intimider ! Ce n’est qu’un homme, un homme beau, riche et important certes ! Mais il ne reste qu’un homme.

— Bien le bonsoir mademoiselle Ambre, déclara-t-il de sa voix grave et suave.

Il prit les devants et sortit de sa demeure, les deux jeunes amis à sa suite. Un carrosse tracté par deux palefrois à la robe blanche les attendait en bas des escaliers. Pieter leur ouvrit et tous trois s’installèrent confortablement sur les sièges. Le trajet entre la demeure du Baron et celle du Duc durait moins d’un quart d’heure. Des minutes incroyablement longues où Ambre, assise à la diagonale du Baron, n’osa parler ni effectuer le moindre mouvement. Elle tentait tant bien que mal de se concentrer sur le paysage qui se déployait devant elle. Elle enrageait intérieurement, ne sachant quoi penser de l’attitude de cet homme.

Calme-toi ma grande ! Il savait que je serais là… En plus il ne s’est même pas excusé pour l’autre jour ! Non, mais regardez-le, sil pense m’impressionner ainsi il se trompe !

En se disant ça, elle se rendit compte qu’elle était en train de le dévisager. Elle se ravisa aussitôt et regarda de nouveau par la fenêtre. Le carrosse arriva à destination, s’engouffrant dans la cour gravillonnée du Duc von Hauzen où bon nombre d’attelages et de personnalités étaient présentes. Ils descendirent et gagnèrent l’entrée. Anselme proposa son bras à sa cavalière. Pendant qu’elle marchait, elle observait le manoir du maire, bien plus impressionnant que ne l’était celui du Baron. Bien que l’architecture soit similaire, sa taille devait être deux fois supérieure au domaine de von Tassle. La demeure possédait deux grandes ailes supplémentaires s’avançant de chaque côté et la décoration se révélait beaucoup plus foisonnante et mieux ouvragée. Le Duc était l’homme le plus riche et le plus respecté du territoire, venaient ensuite les cinq marquis.

Comment vais-je pouvoir survivre en ce milieu ? Va falloir que je sois maligne et ne surtout pas me laisser intimider par tous ces inconnus et éviter de me faire remarquer. Par chance, Anselme et Meredith seront là, ils me mettront à l’aise. Et puis il y aura pas mal de noréens normalement, j’espère qu’ils seront plus faciles à aborder ! songea Ambre avec une pointe d’anxiété en balayant l’assemblée qui se trouvait dans la cour.

Le Baron entra, suivi des deux amis. À leur entrée, les regards se tournèrent vers eux. Ambre prit une profonde inspiration afin de diminuer ses craintes, ne voulant pas montrer de signes de peur ou de faiblesse. Pourtant, les regards étaient insistants voire dédaigneux.

— Ne t’inquiète pas ! murmura Anselme à son oreille. Je t’ai déjà dit qu’ils n’avaient pas l’habitude de me voir accompagné en soirée. Tu es même ma première véritable cavalière. Tu es donc à présent un objet de curiosité et de convoitise. Alors essaie de ne pas en tenir rigueur, des langues de vipère ce n’est pas ce qui manque ici. Dis-toi juste que tu es comme une brebis au milieu des loups.

— Je te remercie vraiment, si tu savais comme tes paroles me rassurent ! pesta-t-elle, les dents serrées et l’échine hérissée. Crois-moi que si l’un d’eux me fait la moindre réflexion, je lui cogne chaleureusement mon poing contre son visage ! Qu’importe son titre ou sa fortune !

Il ne put réprimer un rire.

— Après tout je l’ai déjà fait et je ne vois pas ce qui m’empêcherait de recommencer ! ajouta-t-elle avec un air de défi.

— J’ai bien vu cela oui, j’en ai d’ailleurs fait les frais après. Et grâce à toi je suis encore plus beau et séduisant que je ne l’étais déjà.

— Ne rigole pas avec ça ! pesta-t-elle.

Elle sentit la colère ressurgir soudainement à cette réplique : Si je croise ces deux-là, je les étripe sur place !

— Ambre, je t’en prie, prend une grande inspiration et calme-toi ! dit-il plus sérieusement. Tu vas me lacérer le bras jusqu’au sang si tu continues à le serrer aussi fort ! Ils ne vont pas te dévorer, tu n’as rien à craindre. Les gens vont juste te tester et tenter de t’intimider, c’est tout ! Alors, calme-toi ou tu risques vraiment de t’attirer des ennuis si tu continues de scruter tout le monde avec ce regard-là !

Elle écouta ses conseils et se ravisa. Tentant de lâcher prise, elle gonfla sa poitrine et profita de ce moment pour observer les lieux. Ils se trouvaient dans une salle spacieuse, ajourée sur deux pans de murs par de longues baies vitrées encerclées de rideaux de velours. Les murs étaient blancs, ornés de tableaux et de tapisseries, et bardés de plusieurs rangées de chandeliers ainsi que des miroirs. Devant étaient appuyées des consoles à plateau de marbre et plaquées or sur lesquelles étaient disposés d’immenses bouquets foisonnants. Le parquet était en bois clair et lustré, produisant un craquement agréable lors de la marche. D’imposants lustres de cristal scintillants descendaient du plafond, réfléchissant les halos de lumière. Ambre aperçut au loin Meredith en compagnie d’un groupe d’aranéens. La duchesse portait une robe de soie mauve de style noréen, laissant voir ses jambes fuselées de teinte chocolat, qui la distinguait des autres femmes aux jambes masquées. Ambre fut heureuse de la voir. Sa présence était rassurante et elle était amusée d’observer celle-ci opérer avec autant de charmes et de minauderies. Elle bougeait ses mains avec grâce et papillonnait des cils.

Anselme amena Ambre dans un coin de la pièce où se trouvaient de nombreuses banquettes et fauteuils. Le jeune homme ne pouvait rester debout, surtout en position statique, et cherchait un coin tranquille pour passer la soirée en compagnie de sa cavalière. Ils s’installèrent côte à côte sur une banquette, à l’opposé de l’orchestre. Un grand buffet déployant une myriade de mets fastueux se tenait à l’autre bout de la salle où de nombreux domestiques servaient les hôtes avec dextérité. Le garçon prit délicatement sa main et la glissa entre les siennes. Il lui présenta certaines personnes qu’il connaissait parmi cette foule dense, notamment un de ses amis, Simon, un botaniste aranéen avec qui il avait étudié. La jeune femme l’écoutait attentivement, contemplant à la fois la beauté des lieux et les manières des invités. Elle remarqua qu’une dizaine de noréens étaient présents. Tous arboraient leur médaillon et se mélangeaient à la foule. Anselme lui expliqua que de plus en plus de noréens occupaient des postes importants et que bon nombre d’entre eux faisaient des études supérieures en intégrant la Licorne. La société aranoréenne était en train d’évoluer et une plus grande équité entre les peuples commençait à naître.

— Tu as l’air de connaître pas mal de monde ! nota-t-elle.

— Oh ! pas tant que cela, non. Je ne côtoie que très peu l’Élite. Je connais les fils issus de familles marquises et ceux branches annexes car je les ai fréquentés lors des études. Mais pas leurs parents. Ils sont beaucoup trop puissants pour daigner s’intéresser à nous.

— C’est si hiérarchisé que cela ?

— Eh oui ! même père avec son statut de baron ne peut se permettre de dialoguer pleinement avec eux, autre que pour des raisons professionnelles j’entends. Il faut que tu saches qu’ils sont nettement plus dangereux et impitoyables que lui. Dans l’Élite, il n’y a que cette chère Meredith qui fasse office d’exception. Après père connaît relativement bien le Duc qui a été son mentor à la magistrature pendant plusieurs années.

Il porta son regard sur la piste de danse et pointa son beau-père du doigt. L’homme dansait accompagné d’une dame élégamment vêtue.

— Et surtout bon nombre de leurs femmes ! Au grand dam de ces messieurs, gloussa-t-il.

— Ton beau-père m’exaspère ! souffla-t-elle, médusée.

Anselme ricana puis lui présenta un homme qui se tenait non loin du Baron et paraissait tout aussi fougueux dans ses mouvements. L’homme, la cinquantaine, et cochant tous les critères de beauté aranéens, affichait une apparence soignée. Il portait un costume violet vif et dansait avec désinvolture. Le jeune homme lui expliqua qu’il s’agissait du marquis Wolfgang von Eyre, le père de Théodore. Le dandy était réputé pour être un coureur de jupons et pour vêtir des costumes aux couleurs improbables, dont un vert intense qui lui valut le surnom de la Mantis en référence à la mante religieuse.

Ambre gratifia le marquis d’un regard noir puis finit par porter son regard sur une jeune femme aux cheveux blonds maintenus par un chignon. La silhouette gracile, elle avait un visage fin encore juvénile avec une bouche aux lèvres charnues en forme de cœur. Sa peau laiteuse présentait des éphélides, mettant en valeur ses yeux bicolores. Ambre reconnut Blanche von Hauzen, la jumelle de Meredith. Bien que les deux sœurs soient élevées de la même façon, il était aisé de remarquer à quel point leur comportement divergeait ; là où la brune jouait des charmes avec ses invités, la mine rayonnante et une attitude lascive, la blonde, au contraire, était une beauté glaciale et affichait une grande maîtrise de ses mouvements. Le regard de la demoiselle était hautain et ses gestes mesurés, presque impériaux. Si le Baron était un aigle, elle était la harpie féroce.

Soudain, Ambre sentit un souffle caresser son oreille et une paire de bras émergea de chaque côté de son cou pour se refermer délicatement sur elle. Puis elle sentit le poids d’une tête se poser contre son épaule. Un doux parfum floral et enivrant flottait dans l’air.

— Je vois que tu es venue mon p’tit chat ! Ça me fait très plaisir de te voir ici, qui l’eut cru !

— Bonsoir Meredith, oui j’ai accepté la demande d’Anselme, qu’elle erreur n’ai-je pas commise !

— Oh ne t’en fais donc pas ! Ça fait toujours bizarre la première fois. On se sent intimidé, après on gagne en assurance ! Faudra que tu t’habitues à cela si ce cher Anselme décide de faire de toi sa cavalière régulière, voire plus !

Elle adressa un clin d’œil au garçon puis gloussa. Les deux amis devinrent rouges, gênés devant de tels propos.

— Je vois que tu es en forme, Meredith ! répliqua solennellement le jeune homme.

La jeune femme minauda :

— Oui ! Charles doit venir me rejoindre ! Il a beaucoup de travail en ce moment donc il ne sera pas là tout de suite, mais je suis heureuse qu’il ait pu se rendre disponible.

Elle libéra Ambre de son étreinte et s’installa à ses côtés puis elle suivit le regard songeur de son amie et fronça les sourcils, la lèvre retroussée en une moue dédaigneuse.

— Je vois que ma sœur t’intrigue, mon p’tit chat ! Regarde-moi comment elle se comporte. Elle fait tellement coincée et dédaigneuse, cela me consterne.

— Tu apprécies toujours autant ta sœur ! répondit Anselme, sarcastique.

— On va dire ça, oui ! soupira-t-elle.

Un groupe de jeunes hommes les regardait à présent. Anselme se leva, prit congé des deux amies et alla les rejoindre. Meredith profita de cet instant pour héler un serveur qui lui tendit un plateau où se tenaient des coupes de champagne. La demoiselle en prit deux et en servit une à Ambre. Elles levèrent leur verre puis trinquèrent.

— Je suppose que tu n’as jamais bu de champagne ? gloussa la jeune duchesse.

— En effet, avoua Ambre en examinant la boisson pétillante aux reflets dorés. C’est la première fois, c’est bon !

— Surtout n’en abuse pas ! Ça monte très vite à la tête et, sans que tu ne t’en rendes compte, te détend totalement et te fait dire des choses insensées.

Les deux amies contemplèrent l’assemblée, dégustant en silence leur verre. La soirée était plutôt agréable finalement. Ambre ne sut pas si c’était l’effet de l’alcool dans son organisme, mais elle se sentit beaucoup plus assurée.

— Tu n’as pas l’air tant embêtée que ça en soirée.

— Oh non mon p’tit chat ! rétorqua la duchesse. Détrompe-toi, les gens veulent m’aborder, je suis même harcelée par moments. Tu ne le remarques peut-être pas, mais bon nombre de regards sont portés sur toi et moi.

Elle fit un signe de la tête, indiquant qu’un jeune homme avançait vers elles. Puis elle se pencha vers Ambre et lui avoua pour confidence :

— Regarde un peu qui ose me faire la cour ces derniers temps. Il s’agit de cet Antonin de malheur. Je ne comprends pas pourquoi il vient vers moi. Il sait très bien que nous sommes amies et je ne parviens pas à digérer ce qu’il a fait subir à ce pauvre Anselme.

À la vue du garçon, Ambre sentit la colère lui monter.

— Ne t’en fais pas, ajouta Meredith, je doute fort qu’il vienne m’aborder lorsque je me tiens en ta compagnie. Les gens savent pertinemment comment je suis et savent que je ne supporte pas être abordée alors que je converse en privé.

Voyant Antonin avancer vers elles, Ambre ne put réprimer un grondement guttural. En cet instant, elle se serait volontiers jetée sur lui pour le rosser à son tour et venger son Anselme, qu’importe la foule alentour.

Meredith remarqua son énervement et posa délicatement sa main sur celle de son amie pour la radoucir.

— Pas ici mon p’tit chat. Baisse tes ardeurs ou tu risques d’avoir de sacrés ennuis suite à cela, murmura-t-elle.

— Si j’attrape cet homme, je l’étripe ! cracha-t-elle entre ses dents. Ma parole que s’il s’approche je le tue !

Sur ce, Meredith gratifia d’un regard noir l’homme qui continuait son s’avancée et lui fit un signe de la main pour le chasser. Celui-ci se ravisa et tourna les talons. Elles restèrent un long moment ensemble. La duchesse avait commandé deux nouvelles coupes de champagne. Elles bavardaient avec entrain, dégustant au passage les assortiments de petits fours qui étaient mis à leur disposition. L’orchestre avait entamé une série de valses et de danses. L’assemblée dansait joyeusement tandis qu’Ambre se laissa bercer par ce spectacle. Au bout d’un moment, Meredith vit son tendre Charles entrer dans la pièce et se leva pour aller le rejoindre, invitant Ambre à la suivre. À peine se leva-t-elle que le Baron vint à sa rencontre.

— Mademoiselle Ambre, dit-il de sa voix grave.

D’un geste galant, il lui tendit sa main.

— M’accorderiez-vous cette danse ?

Ambre le regarda avec stupéfaction puis, hésitante et ne voulant pas commettre un affront public, elle avança timidement sa main. L’homme la prit avec délicatesse, l’accompagnant jusqu’au milieu de la piste. Le souffle de la jeune femme était court, elle peinait à respirer tant un sentiment d’angoisse la submergeait. L’homme garda sa main gauche dans la sienne et la leva. Il passa ensuite celle de droite sur sa taille et la tint fermement d’une poigne virile. Ambre, quant à elle, posa la sienne sur son épaule. À présent, ils étaient serrés l’un contre l’autre, buste contre buste. Le Baron entama la danse, emportant avec lui sa jeune cavalière. Ses pas étaient gracieux, rapides et aériens. La jeune femme se laissa guider par sa gestuelle telle une marionnette, totalement captivée, n’osant toujours pas croiser son regard.

— Détendez-vous, mademoiselle ! murmura-t-il alors qu’il la faisait se cambrer. Sachez que je ne mords pas.

Elle prit une grande inspiration et ferma les yeux, se laissant bercer par la mélodie et les mouvements forts maîtrisés de son cavalier. Il la baladait avec aisance et légèreté, la faisant tournoyer et se courber au gré de la musique. Emportée par l’ivresse, elle prit de l’assurance et commença à épouser sa gestuelle, suivant ses mouvements avec autant de grâce et de légèreté que possible. Elle se déplaçait sur la pointe des pieds, sa robe tournoyant à chaque envolée. Il fit glisser ses doigts le long de son bras. La caresse de ce geste doux contre sa peau fit accélérer son cœur. Elle frissonna.

Je me sens bizarre, comme envoûtée !

Elle osa un regard dans sa direction, levant la tête avec lenteur. Celui-ci la regardait sans aucune expression. Cependant, un sourire semblait s’esquisser sur ses lèvres.

— Vous êtes ravissante ce soir, mademoiselle ! dit-il en la faisant tourner à nouveau. Cette robe vous va à ravir.

Ambre, rougissante, acquiesça d’un léger signe de la tête.

Non, mais pourquoi est-ce que je me sens aussi vulnérable ! Il se comporte de la même façon que lors de notre rencontre. Ça me dégoûte rien que d’y penser ! Mais alors pourquoi est-ce que je ressens une certaine satisfaction à danser auprès de lui ? C’est donc ça le charme du Baron ? Son fameux numéro de séduction… Je comprends mieux pourquoi les femmes y succombent.

La cadence s’accéléra et leurs mouvements se synchronisèrent. L’espace d’un instant, la jeune femme ne prêta plus attention à l’assemblée. Elle semblait perdue dans cette frénésie où seuls les élans de son cavalier comptaient, la notion du temps lui était devenue futile. Telle une anguille, elle se faufilait entre les doigts de cet homme si habile et venait se frotter avec une grâce nonchalante contre son imposante carrure, allant jusqu’à sentir son parfum d’iris.

Il la fit valser et se cambrer une dernière fois la tenant fermement par la taille. Elle s’étira de tout son long, courbant l’échine avec désinvolture. La valse se termina et l’homme la fit se redresser. Une fois qu’elle fut sur pied, il relâcha son étreinte, la salua d’une courbette puis lui proposa son bras afin de la raccompagner en dehors de la piste. Ambre était confuse et ne réalisait pas bien ce qu’il venait de se produire. Elle se sentait cotonneuse et grisée. Certains convives les épiaient d’un regard interrogateur et elle devina que l’attitude du Baron était tout autant décortiquée que celle de Meredith, d’Anselme ou même de n’importe quelle personne ici présente. Le Baron s’arrêta et lâcha sa main.

— Merci pour cette danse, mademoiselle, fit-il en s’inclinant légèrement, un soupçon de satisfaction dans le regard.

Il tourna les talons et alla rejoindre les autres nobles. Enfin seule, Ambre porta une main à sa bouche et pouffa. Elle n’avait pas vraiment compris ce qu’il venait de se passer et se demanda même si elle n’avait pas rêvé cette scène. La vision d’Anselme chancelant allant à sa rencontre la fit sortir de ses réflexions.

— Je vois que tu as succombé aux charmes de la danse de père, railla-t-il en lui prenant le bras. Et je vois également qu’il ne t’a pas laissée indifférente sur ce coup-là !

— Je t’avoue que je n’ai pas vraiment bien compris ce qui vient de m’arriver ! annonça-t-elle, encore grisée par l’alcool et la danse. Ça ne te dérange pas de m’avoir vu danser ainsi auprès de lui ?

Anselme rit :

— Ma chère Ambre, s’il y a bien une chose que tu dois savoir c’est que je ne suis pas du tout jaloux. Ou du moins, je ne pense pas l’être.

Il planta ses iris noirs dans les siennes et un sourire moqueur prit place sur son visage.

— À moins que tu ne sois attirée par lui, auquel cas je pense que j’aurais un peu de mal à l’accepter ! Mais au moins j’aurais le plaisir de te voir tous les jours au manoir !

Consternée par de tels propos, Ambre fronça les sourcils et regarda son ami, ce qui le fit rire ; visiblement, Anselme avait l’air d’avoir bien bu lui aussi.

— Tu parles, je n’ai jamais vu personne aussi arrogante que lui. Il ne s’est même pas excusé pour son comportement de la dernière fois. Je ne sais pas comment tu arrives à supporter un homme tel que lui au quotidien.

— Oh ! ne t’énerve pas ainsi ma chère ! Et puis, tu n’es pas la première à t’être fait envoûter. Il maîtrise l’art de la danse comme personne, c’est un séducteur né et la danse est son terrain de chasse. Même quand il était avec ma mère, il ne pouvait s’empêcher d’aller à la rencontre de nouvelles cavalières. Bien que, j’ai pu remarquer qu’avec le temps, tous deux avaient su parfaitement s’accorder. Quand ils dansaient ensemble, les gens ne tarissaient d’éloges. Ils se connaissaient si bien que leurs postures s’accordaient, c’était très beau à voir ! J’ai même cru d’ailleurs, en te voyant avec lui, retrouver la même harmonie qu’entre Alexander et mère. Cela m’a même arraché un certain pincement au cœur !

— Je suis désolée, s’excusa Ambre, sentant sa colère l’envahir vis-à-vis d’elle-même. Je me suis laissée emporter par l’action, je n’aurais pas dû être aussi faible !

— Ne t’excuse pas voyons ! Il n’y a aucun mal à cela ! J’étais tout aussi hypnotisé par toi si tu veux savoir. Et cette robe te va à merveille, je te trouve très jolie mon Ambre !

Son cœur s’accéléra à l’utilisation de ce pronom, elle sourit et caressa affectueusement le bras de son ami. Ils reprirent place sur une banquette et contemplèrent la salle. Un serveur vint leur proposer des petits fours et des coupes de champagne. Ils en prirent une et trinquèrent. Ambre porta le breuvage à ses lèvres, laissant couler ce goût exquis dans son palet, sous le regard admiratif de son ami.

— Je me demande où tu as pu t’acheter une si belle robe. Elle ne doit vraiment pas être donnée ! Serait-ce Meredith qui te l’a offerte ?

Ambre faillit s’étouffer, son cœur manqua un battement.

— Co… comment ça, balbutia-t-elle d’une voix étranglée. Ce n’est pas toi qui me l’as achetée ?

— Non ma chère, je comptais t’offrir ton cadeau ce soir.

— Mais… si ce n’est pas toi… Beyrus m’a dit que…

Elle tremblait et respirait péniblement.

Se pourrait-il que… non, c’est impossible !

Avec lenteur, elle se retourna et jeta une œillade en direction du Baron. Celui-ci était en conversation avec le Duc, le visage grave. Voyant son désemparement, Anselme comprit et se mit à rire. Puis il murmura à son oreille :

— Je crois bien que, finalement, mon père se soit excusé… à sa manière du moins !

La jeune femme l’écoutait, pantoise. Meredith vint à leur rencontre, accompagnée de deux hommes qu’Ambre connaissait bien puisqu’il s’agissait de Charles et d’Enguerrand. Ils se saluèrent et les nouveaux venus prirent place sur les banquettes annexes. La duchesse se lovait amoureusement contre Charles, se moquant totalement de l’attitude désinvolte qu’elle montrait en société.

— Bonjour ma chère Ambre ! commença Enguerrand. Vous êtes bien apprêtée ce soir ! Je n’ai pas l’habitude de vous voir ainsi vêtue. Vous semblez aller beaucoup mieux !

— Merci beaucoup ! Oui, je vais nettement mieux. Et vous donc ? Vous n’êtes plus blessé ? Excusez-moi d’être partie aussi rapidement de chez vous l’autre matin, mais je ne voulais pas vous réveiller.

— N’ayez crainte, mademoiselle. Le principal est que vous vous soyez reposée en sécurité. Je vous proposerai ma couche autant de fois que nécessaire !

Ambre acquiesça. Anselme, qui n’était pas du tout au courant de cette histoire, avala de travers sa gorgée. Il fronça les sourcils et les écoutait avec attention.

— C’est gentil à vous mais je sais me débrouiller seule.

Ils bavardèrent ainsi pendant plusieurs minutes.

— Je vous attends toujours chez moi jeudi soir pour notre session privée, conclut le scientifique avec un sourire.

Agacé par cette étrange histoire, Anselme se pencha vers elle et l’intima de le suivre à l’extérieur ; il fallait qu’ils aient une petite conversation privée. Il se leva, prit sa cavalière sous le bras et tous deux se dirigèrent vers les jardins du parc. La démarche hasardeuse, ils s’enfoncèrent assez loin dans le parc et s’installèrent sur un banc dans un coin isolé, à l’abri des regards, leurs silhouettes plongées dans la pénombre. Après un instant de silence, le garçon se tourna vers elle et la toisa.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’enquit-il, le ton menaçant.

— De quoi parles-tu ? répondit-elle, déstabilisée par son changement brutal d’attitude.

— Tu vois très bien de quoi je parle !

Elle resta muette, cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu autant en colère. Il réitéra sa question plus sèchement. Encline à parler, elle lui expliqua en détail la relation professionnelle qu’elle entretenait avec Enguerrand. Puis elle lui relata la fameuse soirée qu’elle avait passée chez lui à cause de la menace du loup.

Anselme l’écoutait, les yeux plissés chargés de colère.

— Et tu ne comptais pas m’en parler, je suppose !

— Je… c’est que… je ne vois pas pourquoi je t’en parlerais. C’est déjà assez douloureux pour moi de me soumettre ainsi à quelqu’un, même si c’est pour la science… De toute façon, je ne compte pas m’étendre sur le sujet et encore moins avec toi !

— Mais enfin c’est catastrophique ! Où est passée ta dignité !

Ne parvenant pas à contenir sa hargne, il parla fort. Ses muscles tremblaient et il serra les poings.

— T’a-t-il touchée ? lâcha-t-il cinglant.

Désarçonnée par son ton méprisant, Ambre s’en retrouva étourdie et, la face livide, demeurait immobile.

— Ambre ! Est-ce que cet homme t’a déjà touchée ?

Après un soupir, elle déglutit péniblement et baissa la tête, les yeux larmoyants.

— C’est que… non, enfin oui, mais pas comme tu le crois, il n’y a rien de sexuel là-dedans, je te le promets. Il veut juste m’observer et prendre des mesures, m’étudier…Mais je te jure qu’il n’a jamais eu le moindre geste déplacé à mon égard !

Anselme toussa et s’étouffa à l’entente de cette réponse.

— Mais enfin, Ambre ! C’est catastrophique ! Tu ne te rends pas compte que tu vends ton corps là ? Tu ne vaux guère mieux qu’une prostituée sur ce coup !

Ces mots firent l’effet d’une bombe, la jeune femme vacilla. Grisée par l’importante quantité d’alcool contenu dans son organisme, elle se leva et lui fit face.

— D’où te permets-tu de me dire ça.

Elle le défia de ses yeux embrasés, son corps tremblait sous la fureur, tandis qu’il soutenait son regard.

— Dois-je te rappeler mon cher Anselme, à quel point je n’ai pas la chance que tu as ! Dois-je te rappeler les conditions misérables dans lesquelles je vis ? Tentant de survivre dans un monde dans lequel je n’ai clairement pas ma place et où je dois absolument tout faire pour préserver ma petite sœur ? De me sacrifier pour lui permettre de s’épanouir et lui donner les armes nécessaires afin qu’elle puisse voler de ses propres ailes. Pour ne pas qu’elle mène une vie aussi misérable que la mienne ! Dois-je te préciser que d’entendre vos jérémiades sur vos petits problèmes d’aranéens choyés me donnent envie de gerber ? Vous vous sentez lésés et malheureux de vos conditions ? Non, mais laissez-moi rire ! Oui, laissez-moi rire !

Des larmes de colère commençaient à perler le long de son visage. Emportée par l’ivresse, elle continua à déverser sa haine. Anselme, quant à lui, commençait à s’en vouloir de l’avoir ainsi molestée, mais il était trop tard pour qu’il puisse la calmer à présent. La jeune femme était inarrêtable.

— Alors oui je fais des choses qui me dépassent et qui me dégoûtent ! Ça, je le sais très bien et je n’ai besoin de personne pour me le faire remarquer ! Surtout lorsque je sais que je vais être jugée et rabaissée ! Pourquoi crois-tu que je me retenais de t’en parler ? Parce que, justement, je savais comment tu réagirais ! Est-ce que je me sens souillée ? Oui, vu comment tu te permets de me juger injustement ! Non, mais qu’est-ce que tu crois ? Que je prends du plaisir à faire ça ? Tu crois vraiment que je n’ai pas autre chose à foutre que de me mettre nue devant quelqu’un qui me scrute en détail ? Tu crois vraiment que ça me chante, hein ?

Ambre jura et, ne maîtrisant pas son geste, poussa violemment Anselme qui s’effondra dans l’herbe, hébété.

— Et tu sais quoi, cher Anselme ? trancha-t-elle en le regardant de haut et en pointant sur lui un doigt accusateur. Je me dis que tu ne vaux pas mieux que tous les aranéens ici présents ! Vous êtes tous imbus de votre personne, aveuglés par votre orgueil ! Vous ne cessez de pratiquer un jeu de séduction et de manipulation obscène entre vous. Je me demande même si tout ceci n’est pas une odieuse mascarade ! Vous êtes tous aussi faux les uns que les autres, cherchant à savoir qui étendra son pouvoir et son influence en écrasant tous les autres ! Vous êtes méprisants, méprisables et surtout pitoyables !

Le regard du jeune homme changea. La fureur qui cinq minutes plus tôt se dessinait sur son visage fit place à une impressionnante terreur. Il réalisa toute la colère qu’elle avait accumulée ces derniers mois et qu’elle tentait vainement de contenir. Elle venait de se libérer de ses chaînes.

— Donc si tu penses que je puisse être ami avec quelqu’un comme toi, tu te trompes lourdement mon pauvre !

Soudain, l’idée de s’abattre sur lui et de l’étrangler lui traversa l’esprit, mais une partie d’elle se rendit compte qu’elle allait beaucoup trop loin dans ses pensées. Dans un élan de lucidité, elle prit un instant pour regarder ses mains ; celles-ci tremblaient, avides de chair à broyer. Elle s’arrêta net et porta de nouveau son regard sur celui de son ami. Il était livide, les yeux écarquillés. Ambre prit peur. Voulant fuir au plus vite cet endroit qui l’empoisonnait, elle tourna les talons et se sauva. Elle traversa le portail et courut à vive allure dans les rues désertes d’Iriden. Ses souliers la faisaient abominablement souffrir. Elle quitta la ville et pénétra dans la campagne caligineuse. Là, elle ralentit le pas, allant jusqu’à marcher dans l’obscurité sans l’ombre d’un bruit. Les talons en sang et le souffle rauque, elle tentait de récupérer un rythme cardiaque normal. Pour diminuer son agitation, elle prit une grande inspiration et se laissa bercer par cet environnement familier.

Un bruit de pas s’approcha. Une paire d’yeux jaunes s’illumina et une créature au pelage fuligineux émergea de la brume. Ambre reconnut Judith sous sa forme de loup. N’étant pas impressionnée, la jeune femme s’approcha en douceur. Cependant, l’animal grogna et montra les crocs, des crocs tachés de sang frais. Ambre s’arrêta net et la scruta avec attention ; l’animal était menaçant, prêt à bondir.

— Doucement Judith, c’est Ambre, tu te souviens de moi ? murmura-t-elle en esquissant un pas en sa direction.

Le canidé poussa un hurlement et la chargea. Ambre prit ses jambes à son cou et s’enfuit aussi vite qu’elle le put. Prise dans sa course, son pied heurta un trou puis, déséquilibrée, elle trébucha et s’étendit sur le sol, s’écorchant la peau des genoux et des bras. Sa cheville était foulée et la lançait douloureusement tandis que son cœur battait ardemment. En se retournant, elle remarqua que la louve ne la suivait plus et qu’elle n’était plus très loin de chez elle. Elle se leva péniblement et boita jusque chez elle.Les pensées de la jeune femme étaient brumeuses, elle vacillait.

Pourquoi m’a-t-elle attaquée ? Était-ce vraiment Judith ? Ou bien a-t-elle réellement oublié qui elle était ? Non, un noréen transformé n’attaque pas un autre noréen sans motif valable…

Cela rendait la thèse du loup mangeur d’enfants tout à fait plausible. Après tout, Anselme l’avait vu s’attaquer à Isaac et le tuer sans pitié ; il ne serait donc pas illogique qu’elle puisse chasser n’importe qui. Il lui fallut une quinzaine de minutes pour regagner son logis. Une fois dans sa chambre, elle ôta ses chaussures ainsi que sa robe puis s’installa sur son lit afin de se soigner. Elle nota que la chute l’avait bien amochée ; sa cheville, devenue bleue, avait gonflé. Sa robe était déchirée et couverte de terre.

Elle passa un long moment à panser ses blessures. Pendant qu’elle s’exécutait, elle se remémorait la soirée qu’elle venait de passer puis observa à nouveau ses mains, car de tous les évènements qui s’étaient déroulés, ce qui l’avait réellement choquée était la pulsion, presque meurtrière, qu’elle avait eue à l’encontre de son ami. Soudain, elle repensa à sa mère et à ses violentes montées de colères qu’elle avait lors de ses derniers mois d’existence.

Était-elle folle ? Ou avait-elle fini par le devenir ?

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