NORDEN – Chapitre 24

Chapitre 24 – Déclaration et révélations

La matinée à la taverne avait été chaotique pour la jeune femme qui n’avait pas eu l’opportunité de trouver le sommeil, ressassant sans cesse les événements de la soirée. Pour accentuer sa mauvaise humeur, sa cheville la faisait souffrir et elle peinait à marcher. Elle avait donc mis un temps interminable pour arriver à Varden.

À peine l’avait-il vu entrer, même le bon vieux Beyrus, pourtant réputé pour ne pas modérer ses propos, n’avait osé faire la moindre remarque à son employée qui dégageait une aura malsaine. Or, Ambre ne voulait pas dissimuler son mal-être, lasse de fausser les apparences. Ainsi avait-elle passé sa journée à s’acharner au travail, voulant à tout prix se changer les idées.

Quand le soir arriva, elle quitta la basse-ville pour rejoindre son cottage. Elle sortit de sa poche son paquet de cigarettes et en fuma plusieurs d’affilée, essayant de ne pas s’attarder sur la douleur qui lui rongeait la cheville, la faisant boitiller.

Soudain, un bruit de sabots résonna. Elle leva la tête et reconnut la silhouette d’Anselme sur Balthazar. Le jeune homme, nerveux, alla à sa rencontre. Lorsqu’il fut à sa hauteur, il lui barra la route et arrêta son cheval.

— Que me veux-tu ? feula-t-elle d’un ton glaçant.

— Seulement te parler.

— Pour quoi faire ? Je crois que l’on s’est tout dit hier soir. Je n’ai rien à ajouter et ne souhaite absolument pas m’excuser si c’est ça que tu veux !

Voyant qu’il ne se poussait pas, elle le regarda d’un œil mauvais et jura. Elle voulut contourner l’imposant cheval, mais Anselme lui bloqua à nouveau la voie.

— Que me veux-tu à la fin ! s’emporta-t-elle.

— Ambre, s’il te plaît, laisse-moi juste te parler ! dit-il la voix tremblante. Une fois que tu m’auras écouté je te promets que tu feras ce que bon voudra. Mais, pour l’instant, j’aimerais que tu m’écoutes.

La jeune femme croisa les bras et grogna. Anselme lui tendit la main, l’invitant à monter en selle. Elle hésita puis se hissa derrière lui. Une fois qu’elle fut assise, il donna un coup de talon sur le flanc de son cheval qui partit au galop en direction du phare. Arrivés sur place, ils descendirent et s’installèrent au pied de la vieille structure en pierre, tournés face à l’océan.

Après plusieurs minutes de silence, le garçon s’éclaircit la gorge et commença son discours :

— Je sais ce que tu te dis et tu as parfaitement raison. Je me suis extrêmement mal comporté envers toi hier soir. J’ai été outrageux et méchant. L’alcool m’a fait chavirer et dire des choses que je ne pensais pas à ton égard et je m’en excuse. Si j’avais su que tu souffrais autant, je t’aurais aidée d’une manière ou d’une autre. Je savais que la vie était dure pour toi, mais je n’imaginais pas à tel point. C’est vrai que tu as perdu ton père il y a peu et jamais je ne t’ai vraiment demandé si ça allait suite à cela. Pourtant je sais à quel point c’est douloureux de perdre ses parents. Sauf qu’il est vrai qu’à l’inverse de toi, je suis toujours entouré. Je sais que j’ai un beau-père pour veiller sur moi, même s’il est loin d’être parfait.

Ils regardaient l’océan s’étendre jusqu’à l’horizon, se confondant avec le ciel. La surface de l’élément reflétait les nitescences des astres, ondoyant sur les vagues.

— J’ai été méchant et incorrect, je le reconnais. Je me suis comporté comme un odieux égoïste. Tu ne m’as jamais rien demandé. Tu as toujours su te débrouiller par toi-même. Pourtant, bien que tu sois entourée de personnes parmi les plus fortunées de l’île, jamais tu n’as demandé de l’aide. C’est édifiant quand on y pense ! Tu as touché de près à un milieu qui aurait pu te permettre de vivre de manière luxueuse que ce soit en te servant du statut de Meredith pour entrer dans les bonnes grâces de certains fortunés ou même en te servant de mon affection pour toi pour que je te paie maints et maints cadeaux.

Ambre fronça les sourcils et l’observa avec mépris.

— Parce que tu pensais réellement que j’étais comme ça ? Que tout ce qui m’importait c’était de rester dans vos bonnes grâces uniquement dans le but d’escalader l’échelle sociale tout en me servant de vous comme de vulgaires pantins ? C’est donc ça ce que tu pensais de moi ?

— Calme-toi, je te prie ! Ce n’est absolument pas ce que j’ai voulu dire ! tempéra-t-il en hâte.

— Ah, oui ? Eh bien dans ce cas vas-y, je t’écoute, explique-toi mon grand !

— Ambre ! Ce que je veux dire c’est qu’en dépit de toute cette tentation de pouvoir et de richesse, jamais il ne t’est venu à l’esprit d’aller contre tes principes. Tu as toujours été toi-même et tu as toujours su suivre ta ligne de conduite. Tu es la seule personne que je sais franche et sincère, ton cynisme et tes mots cinglants en sont la preuve. Tu ne t’es jamais laissé faire même envers les puissants ! Tu sais tenir tête à tous ceux qui veulent te rabaisser ou te mettre en mauvaise posture.

— Et alors, qu’est-ce que ça change ? ricana-t-elle. Tu as vu le résultat ? Tu as vu où tout ça m’a menée ?

— Ambre, dit-il timidement.

— Quoi ?

— Je t’aime !

Elle eut un mouvement de recul. La colère qui se dessinait sur son visage avait laissé place à la stupéfaction. Elle contemplait Anselme avec des yeux ronds, se demandant si elle avait bien entendu ce qu’il venait de lui dire.

— Tu…

— Je t’aime mon Ambre ! réitéra-t-il avec assurance.

— Mais… après tout ce que je t’ai dit hier ! Après mon emportement envers toi… Bon sang, j’ai cru que j’allais me jeter sur toi et te frapper à mort !

— Et pourtant tu ne l’as pas fait ! renchérit-il en la regardant droit dans les yeux. Et tu sais pourquoi ?

Muette, elle fit un non de la tête. Anselme approcha timidement une main et la posa avec douceur sur sa joue.

— Tout simplement parce que ce n’est pas toi ! Tu n’es pas violente ! Même si tes réactions sont parfois brutales, tu n’as jamais souhaité faire le moindre mal aux gens. Toute ta colère, tu ne t’en es jamais servi que pour te protéger. Et je reconnais avoir été agressif envers toi hier. Ça n’aurait été qu’un juste retour des choses que tu t’attaques à moi…

Il eut un rire nerveux.

— Et puis, je commence à être habitué à être brutalisé de toute façon… ajouta-t-il pour détendre l’atmosphère.

Elle le fixa intensément, incapable de bouger tant une myriade d’émotions l’envahissait. Il profita de son hébétement pour sortir de sa poche un petit écrin noir et l’ouvrit.

— Ambre, veux-tu m’épouser ?

Son cœur battait à vive allure. Tressaillante, elle tentait de respirer et maîtriser son émoi. D’une main frêle, elle prit l’écrin et contempla le bijou qui s’y trouvait. C’était une bague en or blanc sans aucun motif ou ornement, simplement un bel anneau ouvragé avec soin.

— Je voulais te l’offrir hier soir après le bal, avoua-t-il, tu étais conviée à rester auprès de moi à la maison. J’avais mis père au courant de mon intention de t’épouser et il n’avait rien trouvé à objecter là-dessus.

— Depuis quand est…

— Depuis quand est-ce que je t’aime ? Depuis toujours… enfin je crois ! Je n’avais jamais osé te le dire, pourtant ce n’est pas l’occasion qui m’en manquait. Déjà petit j’avais un faible pour toi, tu étais ma petite rouquine au tempérament de feu. Et puis, il y a eu tous ces événements… et ta fameuse agression où j’ai été trop lâche pour réagir. J’ai été plus que peiné de te voir arracher à moi par ma faute. Mais je ne pouvais pas t’en vouloir d’avoir agi ainsi. J’ai nourri pendant longtemps une profonde haine envers moi-même. Je me suis fermé au monde, aux femmes surtout, d’autant que celles que je côtoyais étaient toutes faussement intéressées par moi. Je n’ai jamais pu rencontrer une femme de la haute société avec autant de charme naturel et de sincérité que toi. Alors, quand je t’ai vue en danger face à ces trois hommes, mon sang n’a fait qu’un tour. Je n’ai pas pu résister à l’envie de t’aider et de t’aborder de nouveau par la suite. L’occasion de pouvoir renouer avec toi après ces cinq années de séparation était pour moi comme une providence. Et j’ai vu à ton regard que c’était réciproque, que tu avais envie de me revoir en tant qu’ami. Ensuite, il y a eu cette danse lors de la fête nationale où j’ai senti que je n’étais pas si indifférent à tes yeux. Le fait de danser avec toi m’a rappelé les joies que nous avions étant enfants. Toutes ces danses et ces jeux que nous pratiquions en toute innocente avaient à présent une tout autre saveur. Je sentais monter en moi un sentiment nouveau et il m’a été très difficile de comprendre ce que cela signifiait. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait juste d’une excitation due à tous ces souvenirs nostalgiques de l’enfance qui revenaient en moi.

Il laissa échapper un petit rire.

— Et enfin, il y a eu cette fameuse nuit où là j’ai su que je n’éprouvais pas que de l’amitié à ton égard. Lorsque tu t’es occupée de moi, j’ai ressenti un puissant désir à ton égard, une véritable joie même, rien que du fait d’être aussi proche de toi dans un moment aussi intime. Bien sûr la situation ne s’y prêtait pas du tout, mais je n’avais qu’une envie ; celle de me lover contre toi et de sentir ta peau contre la mienne comme je sentais tes doigts parcourir mon corps afin de le soigner.

Le souffle court et les yeux rougis par les larmes, Ambre écoutait ses paroles. Il approcha son visage du sien.

— Ambre, veux-tu devenir ma femme ?

Pour toute réponse, elle posa ses lèvres contre les siennes et l’embrassa. Après avoir enfilé l’anneau à son annulaire, Anselme glissa ses doigts dans sa chevelure rousse puis passa son autre main contre sa taille et la serra intensément. La jeune femme se laissa faire et le fit basculer en arrière, le faisant s’enfoncer contre le sable froid et humide. Elle libéra sa bouche et éloigna légèrement son visage de celui de son bien-aimé, caressant sa joue et ses cheveux ébène. Les yeux luisants par l’émotion, ils se contemplaient l’un l’autre puis s’étreignirent, échangeant un baiser passionné, leurs cœurs battant à l’unisson.

***

La nuit s’écoula, le lendemain arriva et une terrible nouvelle s’était emparée de la une des journaux.

« Nouvelle disparition inquiétante. Louise, huit ans, animal-totem Puma. Disparue lors de l’Alliance entre vingt heures et vingt-deux heures. Domiciliée aux hameaux : les Arches, quinze kilomètres à l’est de Varden. La petite, châtain, yeux marron et peau basanée, portait un manteau vert sombre et un pantalon noir. Si indices, contacter les autorités. »

***

Le vendredi soir venu, la jeune femme s’affairait en cuisine, préparant un délicieux repas afin de célébrer l’occasion. Tout en fredonnant quelques airs, elle découpait en lamelles des oignons, pommes de terre et champignons pour les incorporer à la pièce de volaille qu’elle venait d’acheter. Savourant d’avance ce copieux dîner, Adèle l’aidait à éplucher les légumes. Elle ne semblait pas avoir remarqué l’anneau qui ornait l’annulaire de son aînée.

Un bruit de sabots résonna et Ambre, pleine de félicité, demanda à sa sœur d’aller ouvrir. La cadette s’exécuta et patienta devant la porte, immobile.

— Qu’y a-t-il ma Mouette ?

— Il y a un gros fiacre garé devant l’écurie d’Ernest !

L’aînée passa rapidement ses mains sous l’eau et alla la rejoindre. La petite n’avait pas menti, il ne s’agissait pas d’Anselme, mais d’un fiacre aux armoiries du Baron. Elle reconnut Pieter.

— Mesdemoiselles, fit-il en s’inclinant, je vous prierais de me suivre, s’il vous plaît.

— Où est Anselme ? s’inquiéta-t-elle. Il devait nous rejoindre. Je ne comprends pas…

— Monsieur Anselme est chez le Baron, mademoiselle.

Voyant qu’elle avait l’air troublée, il ajouta :

— Ne vous en faites pas, votre ami va bien. Je viens sur ordre du maître. Il tient à vous voir au plus vite.

Il regarda la cadette.

— Bien entendu, votre petite sœur est conviée elle aussi.

Le visage de l’aînée se crispa. Sans attendre, elle envoya Adèle récupérer un vêtement chaud tandis qu’elle se hâta d’éteindre les lumières ainsi que le four. Chose faite, elles suivirent le cocher et montèrent à bord. Le cœur battant ardemment et l’estomac serré, elle était prise au dépourvu face à cette situation, ne comprenant pas ce changement de plan si soudain.

Le fiacre avançait à vive allure et l’attelage ne mit pas longtemps à rejoindre la résidence du Baron. Une fois au pied des escaliers du domaine, Pieter les aida à descendre et s’empressa de les accompagner jusque devant l’entrée.

La porte s’ouvrit et Séverine les accompagna jusqu’au salon où Émilie, Anselme et le Baron les attendaient. À peine entrèrent-elles que l’éminence ordonna aux deux domestiques de s’occuper d’Adèle. L’enfant comprit également quelque chose n’allait pas. L’aînée, qui tentait de maîtriser son anxiété, se baissa à sa hauteur.

— Ne t’en fais pas ma petite Mouette chérie, il n’y a rien de grave. Monsieur le Baron veut juste me parler en privé et il ne veut pas t’ennuyer avec son discours.

Les larmes aux yeux, la fillette serra sa grande sœur aussi fort qu’elle le put. Le corps traversé de sanglots.

Pour la rassurer, Ambre lui murmura :

— Je veux que tu sois sage et que tu restes en compagnie d’Émilie et de Séverine. Tu vas voir elles sont très gentilles.

Elle jeta un regard implorant en leur direction. Celles-ci la gratifièrent d’un sourire peiné, tout aussi gênées par la situation. Résignée, Adèle s’exécuta et prit la main de l’intendante qui la conduisit dans une des chambres.

Ambre se trouvait dorénavant en présence de ses hôtes. L’homme l’invita à s’asseoir. Elle obéit et s’avança lentement vers la méridienne. Une fois assise, elle étudia son fiancé qui était avachi sur son fauteuil, les yeux perdus dans le vide et la tête basse. Le Baron, quant à lui, affichait un rictus, les sourcils froncés et les doigts crispés contre l’accoudoir de son fauteuil.

— Mademoiselle Ambre ! commença-t-il gravement. Savez-vous pourquoi vous ai-je convié ici ?

Elle fut étonnée par sa question autant que par son ton menaçant et n’osa répondre, se contentant de hocher la tête par la négative. Elle porta son regard sur Anselme afin de récupérer son soutien mais, visiblement, le garçon évitait le sien. Il avait les yeux rougis et cernés.

— Je vais vous dire, pourquoi je vous ai convié ici mademoiselle, prononça l’homme avec mépris, car à mon grand regret je crains de devoir annuler votre projet d’alliance avec mon fils !

Les paroles du Baron étaient cinglantes. Pourtant, il semblait peser chaque mot qu’il articulait avec fermeté.

— Pourquoi donc ? laissa-t-elle échapper, stupéfaite par ce revirement de situation inattendu.

La mine patibulaire, il l’observa un instant.

— Connaissiez-vous une certaine Hélène Hermine ?

Elle écarquilla les yeux puis déglutit avec difficulté.

— Euh… oui, c’est ma mère. Pourquoi me demandez-vous ça ? Ça va bientôt faire sept ans qu’elle s’est transformée et six ans qu’elle est morte.

— Sept ans… lança-t-il d’un ton tranchant, sept longues années… et voilà qu’aujourd’hui un mystère est résolu et bon nombre de fâcheux événements en découlent !

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire monsieur ! Où voulez-vous en venir ?

— Mademoiselle, connaissiez-vous bien votre mère ?

Il planta ses iris dans les siens, ses doigts manquant de lacérer le fauteuil tant ils étaient profondément ancrés dans l’accoudoir. Par peur de manquer de respect et d’envenimer la situation, elle réfléchissait, essayant péniblement d’ordonner les idées qui lui traversaient l’esprit.

— Malheureusement non, pas tant que ça, finit-elle par dire, je ne me souviens que très peu d’elle. Je sais juste qu’elle ne s’est pas beaucoup occupée de moi, qu’elle me laissait souvent seule à la maison alors que papa était en mer. Enfin je crois… C’est très difficile pour moi de me souvenir de ma vie avant mes dix ans. J’ai de gros trous de mémoire en ce qui concerne mon enfance. Je sais juste que ma mère était plutôt discrète sur sa vie et qu’elle ne m’accordait pas énormément d’attention. Je sais aussi qu’elle était orpheline, placée chez son oncle à Varden, mais je ne l’ai jamais connu. Pendant les derniers mois de sa vie d’humaine, elle était en proie à de violentes colères. Son humeur changeait au fil de la journée et elle ne voulait pas de son bébé. Elle disait que la petite était maudite, qu’elle ne lui apporterait que la misère. Pourtant, elle l’a mise au monde et s’est changée quelques jours après. Me laissant seule, moi, enfant de dix ans, avec un bébé même pas sevré. Je l’ai détestée suite à ça. J’ai dû jouer le rôle de mère vis-à-vis de cette pauvre enfant non désirée.

La voix fébrile, elle se laissa emporter par ses souvenirs douloureux puis, se ressaisissant, elle fronça les sourcils et toisa les deux hommes de ses yeux larmoyants.

— Pourquoi me demandez-vous ça ?

Le Baron se redressa et fit les cent pas.

— Mademoiselle, je ne vais pas vous laisser vous languir plus longtemps. Il faut que je vous avoue quelque chose. Un fait qui nous concerne tous ici présents et qui vous fera l’effet d’un coup de poignard, ça je peux vous l’assurer.

Elle hocha la tête et porta toute son attention sur son interlocuteur qui arrêta sa ronde puis déclara d’un ton péremptoire :

— Adèle n’est pas votre sœur légitime !

L’espace d’un instant, le cœur de la jeune femme cessa de battre. De toutes les révélations qu’elle avait entendues ces derniers mois, celle-ci était, et de loin, la plus insensée et éprouvante à supporter.

Voyant qu’elle était incapable de parler ou même de bouger, il poursuivit :

— Adèle est la fille de votre mère Hélène et d’Ambroise, le père d’Anselme. Elle est l’enfant illégitime d’une liaison qui l’est tout autant. Je crois bien qu’avant vous deux, vos parents respectifs étaient déjà attirés l’un par l’autre et, de cette liaison, vint à naître une petite fille. Or, mon fidèle domestique n’a pas reconnu cet enfant et votre mère n’a malheureusement pas supporté cet abandon. Pour se venger, elle a engagé trois aranéens particulièrement haineux envers la population noréenne afin de s’occuper de son cas, en échange de services dont je vous passerai les détails. Le groupe s’est exécuté le soir venu alors qu’Anselme et son père étaient chez eux. Mais plutôt que de molester l’homme et partir ensuite comme votre mère l’avait souhaité, le groupe a gagné en violence et s’est défoulé sur les victimes. La suite vous la connaissez, Ambroise est mort et Anselme a été blessé à vie.

Sidérée, Ambre tenta une œillade en direction de son ami qui la regarda avec pitié avant de baisser la tête. Le Baron se munit de la carafe posée sur son bureau et se servit un verre qu’il but d’une traite pour lubrifier son œsophage.

— Suite à cet incident, le groupe a été arrêté et conduit à l’isolement afin d’être interrogé. Le Duc et moi-même devions mener l’interrogatoire. Tous ont eu la même version à propos d’une noréenne qui voulait faire souffrir l’homme qui se trouvait dans cette maison. Je n’ai pas cru un mot de cette histoire, la trouvant trop farfelue et leur ai adressé une lettre de mise à mort pour leur crime. Dans un premier temps, le Duc a tenté de me raisonner pour que je les épargne, mais il n’y est pas parvenu pas. À l’époque, j’étais fougueux, avide de montrer que la moindre exaction contre moi et mes gens pouvait être fatale. Pour imposer son pouvoir et rabaisser mes ardeurs, Friedrich a fini par m’écarter de l’affaire et m’a sommé de me marier avec la veuve et de prendre soin de son fils en guise de punition.

Le visage déformé par la colère, il pointa sur elle un doigt accusateur et prit une grande inspiration.

— C’est donc à cause de votre mère qu’Anselme a perdu son père ainsi que sa dextérité. Quant à moi, j’ai perdu ce que je possédais de plus cher, ma liberté et mon prestige ! Sachez que vous devez à présent porter ce lourd fardeau et que je compte bien vous le rappeler à chaque fois que je vous croiserai sur ma route !

Les oreilles bourdonnantes et le regard perdu dans le vide, Ambre vacillait. Son teint était blême et ses mains tremblaient, elle parvenait difficilement à rester lucide tant les événements et les informations relatées l’accablaient. Malgré tout, elle réussit à sortir ces mots :

— Comment… avez-vous appris… tout ceci ?

Le Baron croisa ses mains dans le dos et reprit sa marche, tapant vigoureusement des pieds contre le sol.

— Ce n’est qu’hier que j’ai eu vent de la nouvelle. Voyez-vous, en nous regardant danser l’autre soir, le Duc a été pour ainsi dire intrigué par votre physique qui lui semblait si familier. Il m’a alors invité à passer dans son bureau le surlendemain afin de me montrer un document qu’il avait en sa possession et dont personne hormis lui n’a connaissance. Il s’agissait d’une lettre signée de la main de votre mère où elle avoua avoir payé trois aranéens afin de lyncher Ambroise, reconnu selon elle comme père légitime de l’enfant. Après m’avoir écarté de l’enquête pour faire cavalier seul, le Duc s’était déplacé jusque chez vous afin de savoir si cette femme était effectivement l’instigatrice de ce drame. Il l’a rencontré et appris qu’elle était enceinte. Pour la punir de son crime, il l’a obligé à se transformer après son accouchement. Trouvant déjà ma punition suffisante, il n’a pas jugé nécessaire de m’accorder une charge supplémentaire en me confiant un nouveau-né à élever et m’a caché la vérité sur l’identité de cette femme et cette filiation.

Il serra davantage les poings et montra les dents.

— Bien entendu je savais que son zèle était uniquement dans le but de sauver les trois aranéens. Car ces hommes travaillaient au service du marquis de Malherbes et il ne fallait surtout pas que l’affaire s’ébruite de peur que la popularité du marquis s’effondre. Quand Friedrich a approuvé leurs dires, il les a libérés et m’a informé de la punition qu’il avait octroyée à la noréenne en question. Trouvant la punition trop légère, j’avais signé un acte de mise à mort à son intention, ne sachant pas qu’elle était enceinte. Puis je me suis ravisé et n’ai pas cherché à en savoir davantage sur l’identité de cette meurtrière qui avait déjà bien assez ruiné ma vie. En plus de cela, je n’ai pu me résigner à avouer la vérité de cette liaison extraconjugale à Judith et son fils, souhaitant préserver leur mental déjà bien ébranlé.

Ne pouvant se contenir davantage tant elle était abattue, Ambre craqua et pleura à chaudes larmes, le corps traversé de spasmes. En cet instant, elle ne songeait pas à sa mère mais à sa petite sœur pour qui la vie venait de basculer.

— Monsieur… parvint-elle à articuler.

Le Baron la scruta, attendant ces paroles. Elle renifla et se racla la gorge, redressant la tête pour lui adresser un regard suppliant.

— Que va-t-il arriver à Adèle à présent ?

Heurté par sa voix plaintive, Anselme commença à se lever pour la rejoindre, mais l’homme l’arrêta net. Il les dévisagea tour à tour, jetant sur eux un regard implacable.

— Étant donné qu’elle est votre sœur autant que celle d’Anselme et que, au vu de votre condition misérable, je ne pense pas que vous soyez en mesure de répondre à ses besoins. Je me vois obligé d’intervenir.

Elle ferma les yeux, attendant son verdict. Pour tenter de rester consciente et d’étioler ce sentiment de rage mêlée de tristesse, elle triturait son médaillon, allant jusqu’à s’entailler les doigts.

— Cependant, je ne souhaite pas perturber outre mesure cette pauvre enfant, ajouta-t-il de manière plus radoucie. J’ai cru comprendre que vous la faisiez garder la semaine par les parents de son meilleur ami et que vous les payez pour ce service. Ainsi je m’engage à pourvoir à sa pension. Vous pourrez donc la garder la fin de semaine comme vous le faites actuellement. Il serait cruel autant pour elle que pour vous de vous séparer.

Ambre hocha la tête, à la fois soulagée et résolue. Le Baron pointa la main de la jeune femme où le bel anneau blanc ornait son annulaire.

— Je suppose, mademoiselle, que vous comprenez également que vous ne pouvez plus épouser Anselme ni même le côtoyer à présent ! Je vous laisse cependant garder l’anneau. Vous pouvez le revendre si vous le souhaitez. Cela vous fera un peu d’argent à vous mettre sous la main.

Son discours achevé, l’homme ouvrit la porte pour lui signifier de partir. Dans un état second, Ambre se leva machinalement. Mais à peine effectua-t-elle un pas, qu’elle chancela et sombra dans les ténèbres. La voyant choir, Anselme accourut et prit sa tête qu’il posa tendrement sur ses genoux.

Le Baron appela son palefrenier afin qu’il prévienne l’enfant de leur départ imminent. Puis il darda son fils de ses yeux assassins, les narines frémissantes, l’intimant de s’écarter. Or, le jeune homme l’ignora et continua à soutenir son amie, pressant une de ses mains dans la sienne et caressant son visage de l’autre. À cette vision amèrement familière, le Baron pesta. Il poussa son garçon avec fermeté, souleva la jeune inconsciente et s’en alla en direction de l’entrée.

Alors qu’elle descendait les escaliers en compagnie de Séverine, Adèle poussa un cri et se précipita auprès de sa grande sœur. Voyant la petite pleurer à chaudes larmes et l’observer avec une mine pitoyable, l’homme la rassura. Il descendit les escaliers menant dans les jardins et monta dans le fiacre avec les deux sœurs. Paniquée, la fillette tenait fermement la main de son aînée dont la tête reposait sur les cuisses du Baron.

— Elle va mourir ma sœur ?

Le ton de sa voix était si déchirant et sincère qu’il ne sut retenir un ricanement nerveux.

— Non, ma petite ! fit-il d’une voix aussi douce qu’il le put. Ta sœur est juste fatiguée et malade, rassure-toi. Après plusieurs jours de repos, elle ira beaucoup mieux.

L’enfant s’essuya les yeux et posa sa tête contre le ventre de son aînée. Quand le fiacre arriva à destination, le Baron sortit avec la jeune inconsciente dans ses bras. Adèle prit les clés dans la poche de sa sœur et ouvrit.

Ils pénétrèrent dans le cottage. Guidé par la petite, l’homme déposa Ambre sur son lit. Malgré son aversion, il prit soin de lui ôter ses souliers et de faire coulisser la couverture afin de l’emmailloter. En plaçant son bras par dessus la literie, il remarqua que sa peau était chaude et moite. Elle paraissait fiévreuse avec ces grosses gouttes qui venaient rouler sur son front d’une pâleur mortuaire.

Le Baron déglutit, ses mains tremblaient nerveusement au point qu’il se résolut à serrer les poings pour masquer son émoi. Avant qu’il ne quitte la chambre, il se tourna vers la fillette et la sonda avec intérêt.

— Ça va aller pour toi, jeune fille ?

Adèle étudia sa sœur. Puis elle planta ses yeux azurés dans ceux de l’homme et finit par opiner du chef. Dès qu’il fut parti, la petite se déshabilla et vint se coller contre son aînée, l’enserrant de toutes ses forces.

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