Chapitre 109 – Révélations impitoyables
Les dernières lueurs du crépuscule s’éclipsaient au profit d’un ciel noir d’encre bardé d’étoiles émergentes. Sur cette plage paisible, nimbée sous les chapes brumeuses, Irène patientait. La duchesse était assise sur le rebord d’un rocher brisé, vêtue chaudement d’un long manteau de laine. Une toque en fourrure d’hermine couvrait sa coiffe.
Soudain, une forme émergea des eaux glacées. C’était un grand homme à la silhouette longiligne et au teint si blanc qu’il en devenait presque fantomatique sous le voile sombre de la nuit. Sur ses interminables cheveux noirs gouttaient de larges perles givrées. Celles-ci ruisselaient sur ses membres inférieurs pour venir s’échouer sur le sable froid parsemé d’algues et de galets. L’homme était nu, laissant apparaître en toute innocence son membre qu’il n’avait pas coutume de masquer lorsqu’il venait céans.
À la vue de la duchesse, un sourire illumina son visage sans âge et il écarta les bras pour l’accueillir. D’un geste désinvolte, Irène écrasa sa cigarette contre le roc et la jeta. Puis elle se leva et s’approcha de lui, plongeant le bas de ses bottes dans le tapis d’écumes.
— Bien le bonsoir père, annonça-t-elle dès qu’elle fut à son contact, l’enlaçant chaleureusement.
— Comment vas-tu ? demanda-t-il en l’examinant de ses yeux bicolores, l’un doré et l’autre azuré. Tu m’as l’air en meilleure forme que la dernière fois. Moins soucieuse tout du moins.
— En effet, j’ai une bonne nouvelle. Le marquis Desrosiers a accepté l’entrevue. Je lui ai donné rendez-vous ici vendredi soir. J’ose espérer qu’il viendra et seul si possible.
— N’aie crainte, j’ai toute confiance en ce monsieur. J’ai connu son ancêtre, c’était un homme bon et un ami loyal. Je n’ai pas de mal à imaginer que ce monsieur soit aussi gentil qu’Abélard pouvait l’être.
— Gentil n’est peut-être pas le mot approprié pour le désigner. Honnête et homme d’honneur certainement. Néanmoins, il n’en reste pas moins un élitiste engagé à la cause de von Dorff et à la suprématie de la race aranéenne. Bien qu’il soit le symbole de ton Hydre, qui a malheureusement bien changé au courant des deux siècles.
— Les humains font n’importe quoi, c’est désaspérant.
Irène sourit à l’entente de sa maladresse coutumière à mélanger ou confondre les mots.
— Tant désespérant qu’exaspérant en effet.
— Mais je suis content qu’il accepte de venir ici. J’espère ne pas me tromper en me dévoilant à lui. Je voudrais pas qu’il t’arrive malheur, ni à toi ni à tes filles. Je m’en voudrais tellement.
— Je ne crains rien père. Au pire sers-toi de ta Sensitivité comme tu l’as si bien fait avec Friedrich par le passé.
— Comment vont mes petites ? Et Modeste ? s’enquit-il en frottant ses mains l’une contre l’autre.
— Le bébé va bien et sa mère aussi. Ambre se rétablit, Adèle s’épanouit tant bien que mal dans ces villes en pleines tourmentes et l’état de Blanche s’améliore.
À l’entente du dernier nom, l’homme se renfrogna et commença à se gratter les mains.
— Qu’y a-t-il père ? demanda-t-elle, troublée de le voir abattu, chose qui n’était généralement pas bon signe.
— Ma chère, commença-t-il d’une petite voix, il faut absolument que je te dise une chose qui la concerne. Quelque chose de grave et de très important et qui, j’en suis sûr, ne va vraiment pas te plaire !
Silencieux il l’invita à s’asseoir et s’installa à côté d’elle, contemplant devant lui l’étendue bleutée tranchée par les roulements écrus de l’écume afin de ne pas croiser son regard. Puis il s’éclaircit la voix et lui relata les faits. À l’entente de ces mots, la duchesse pâlit.
Quand il eut terminé son discours, une larme perla sur sa joue. Peiné de ce fait impitoyable et de la réaction de sa fille, rarement encline à montrer son émoi, il écarta les bras et enlaça tendrement son unique enfant encore vivant. Enfin, il lui susurra des mots doux pour l’apaiser, avant de repartir dans les eaux noires. La laissant seule sur le rivage pour affronter cet effroyable coup du destin, comme toujours.
***
Les premiers rayons de l’aurore venaient tout juste de paraître lorsque Blanche ouvrit un œil. Allongée sur le dos, encore transportée par ses songes, elle reprit peu à peu conscience de son environnement. Alanguie, elle prit une profonde inspiration et s’étira. Sa peau frissonna au contact direct de la literie. Le visage rosissant, elle tenta une œillade en direction de l’homme qui se tenait juste à côté d’elle, encore endormi. Les événements de la veille lui revinrent en mémoire et elle eut un pouffement en réalisant ce qu’elle avait fait.
À l’inverse de ses craintes, elle se sentait étonnamment bien malgré ses membres cotonneux. Il faut dire que monsieur avait si bien su s’y prendre, conjuguant patience et méticulosité. L’acte avait été particulièrement doux. Il avait su l’apprivoiser, la laissant s’habituer à son membre et détendre sa fleur avant de s’immiscer avec délicatesse et lenteur. Elle tourna la tête et l’observa plus intensément, un fin sourire esquissé sur ses lèvres. Puis elle approcha sa main et effleura ses cheveux bruns. Ce geste le réveilla et, après avoir bâillé, il ricana.
— Comment va mademoiselle ?
Elle ne lui répondit pas et continua de le scruter, la tête nichée au creux de l’oreiller. Il s’approcha pour l’embrasser mais elle se recula et masqua son visage sous les parures.
— Ne m’embrasse pas s’il te plaît.
— Il y a un problème ?
— Non, c’est juste que… je dois pas avoir bonne haleine, avoua-t-elle à mi-voix, et toi non plus.
Sa remarque singulière lui décrocha un rire mais il ne s’obstina pas davantage. En revanche, il se mit à loucher sur sa poitrine apparente, dévoilée impudiquement hors des draps. Il se baissa et vint déposer un baiser sur ce bout de téton rosé où une tache plus claire se dessinait. Il y posa sa tête et souffla sur son ventre. Blanche frissonna et plongea ses doigts dans sa chevelure noire ébouriffée. Enfin, elle ferma les yeux et se laissa bercer par les caresses qu’il prodiguait sur son corps.
Ils restèrent plusieurs minutes ainsi. Ce fut Théodore qui rompit ce silence sacral lorsqu’en tournant la tête pour attraper ses lunettes et regarder le réveil, il vit qu’il était temps pour lui de se préparer. Il grommela et soupira.
— Je n’ai absolument pas envie d’aller travailler, fit-il en enfouissant sa tête contre la nuque de la duchesse. Je me ferais bien porter pâle. Mais ça va faire beaucoup d’absences ces derniers temps et je n’ai pas de motifs valables pour m’excuser. Oh non ! En plus on est mercredi ! Je vais devoir attendre demain soir pour revoir mademoiselle… quel supplice !
Elle eut un pouffement :
— Tu veux que je te rejoigne ce soir ? En ville ?
— J’adorerais oui ! L’ennui est que je ne sais pas vraiment si les rues sont sûres en ce moment. Le climat est hostile et les militaires chaque jour plus nombreux.
— Je resterai sur les artères principales. Et puis, je sors déjà pour aller faire mes courses dans des quartiers beaucoup moins sûrs que l’avenue de la Grande Licorne ou la place de l’hôtel de ville.
— Dans ce cas, rejoins-moi au Café du Triomphe vers dix-sept heures. On ira se balader sur les remparts si le soleil est toujours au rendez-vous.
Elle acquiesça. Après un baiser déposé sur son front, il se redressa et s’habilla en hâte. Dès qu’il eut quitté la pièce, vêtu de guingois, Blanche resta emmitouflée sous les couvertures encore une poignée de minutes, le corps transporté dans une effervescence nouvelle, empreinte de légèreté et de douceur. Rassérénée, elle se leva à son tour et enfila à la va-vite une chemise de nuit, espérant le revoir avant qu’il ne parte. En arrivant dans la cuisine elle s’arrêta net et écarquilla les yeux devant la silhouette de sa mère, assise à table et sirotant tranquillement son thé.
— Bonjour ma chérie, annonça-t-elle après avoir bu une gorgée, tu as l’air bien en forme. Cela me rassure.
Le visage empourpré, Blanche toussota et évita de croiser le regard de sa génitrice. Elle s’installa à sa place où une coupelle de fruits frais ainsi qu’un morceau de pain confituré se tenaient à disposition pour elle. Sans un mot, elle commença à mâcher, mastiquant avec une extrême lenteur tant sa bouche était dépourvue de salive.
— Théodore vient de partir, lança Irène tout en l’observant, c’est étrange, il avait l’air gêné de me voir lui aussi. Je suis rassurée qu’il reste ici dormir et veille à ton chevet lorsque je m’absente. La présence d’un homme est toujours bénéfique pour garder une maison en ces temps troublés.
— Ce n’est pas se que vous croyez mère, parvint à articuler la fille.
— Oh je n’en doute pas ! Et les marques présentes sur ton cou sont dues aux lèvres de Prune ou bien à la literie.
Blanche déglutit péniblement, les jambes tremblantes.
— Écoutez, je…
— Tu n’as pas à te justifier de quoi que ce soit, ma chérie. Cela fait déjà des semaines que Mantis et moi-même nous sommes aperçus de votre attirance.
— Vous n’êtes pas fâchée ? s’enquit-elle en posant sur sa mère un regard empli d’appréhension.
— Non ma chérie, je suis au contraire réjouie que tu t’ouvres enfin sur ce chemin de vie. Cela me rassure pour l’avenir d’une certaine façon. Certes, je ne suis pas des plus enjouée à l’idée que tu ais choisi ce garçon qui n’est pas des plus équilibrés selon moi. Mais après tout, c’est ta vie.
Blanche soupira et laissa échapper un rire nerveux.
— Je l’aime bien oui, ce n’est pas un méchant garçon contrairement à ce que je croyais de prime abord. Mais rassurez-vous mère, je ne pense pas m’engager auprès de lui plus que de raison ni auprès d’un homme en général. J’aime ma liberté quand bien même je devrais tôt ou tard envisager de trouver un emploi pour subvenir à mes besoins. Certes je sais qu’il m’aime, je le vois bien. Mais ce que j’éprouve pour lui est très certainement en deçà de ce qu’il éprouve à mon égard et je ne veux pas le blesser ou le bercer d’illusions. Je ne veux rien lui promettre.
Sans un mot, Irène opina du chef, posant sur sa fille un regard insondable ; après tout, cette situation l’arrangeait malgré les circonstances dramatiques à venir qui risqueraient de mettre à mal un certain nombre de personnes.
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