NORDEN – Chapitre 110

Chapitre 110 – Menaces

Éreinté par sa journée de travail, Théodore prit parti de rejoindre directement le Cheval Fougueux afin de résilier son contrat et récupérer la somme de son labeur. Voilà maintenant plusieurs semaines qu’il n’avait pas foulé un pied dans l’établissement de peur de trahir moralement sa dulcinée en s’acoquinant auprès d’un autre. Bien que celle-ci ne lui eût jamais fait part de la moindre remontrance ou réflexion à ce sujet.

Étant donné que leurs parents respectifs étaient au courant de leur accointance, ils ne se donnaient plus la peine de ne se voir que les mardis et les jeudis. Cependant, la demoiselle souhaitait conserver un semblant de tranquillité et de solitude, s’octroyant au moins trois journées dans la semaine rien que pour elle.

Le brunet était chagriné de ce fait, la présence de cette femme était devenue pour lui d’une importance primordiale. Il songeait amèrement à ses souvenirs où, deux ans auparavant, il se moquait de l’emprise que Meredith avait sur son ami. À présent, il vivait exactement le même déchirement qu’Antonin lorsqu’il se retrouvait séparé de sa moitié plus d’un jour durant. Or, les moments passés aux côtés de sa douce étaient si intenses qu’ils chassaient tout sentiment de morosité dans ce cœur d’amoureux transit, désireux de partager ce trop plein de bonheur, allant jusqu’à oublier les tensions latentes de plus en plus virulentes présentes sur le territoire.

Malgré cela, ses missions politiques augmentaient car le maire von Tassle, ayant repris du poil de la bête depuis que sa protégée était revenue sous son toit et guérissait, continuait de poursuivre son ambition.

Une fois dans l’enceinte du cabaret, il se dirigea dans l’une des salles du fond où il résilia son contrat et récupéra son dû. Alors qu’il faisait demi-tour, il tomba nez à nez avec un groupe de soldats de Wolden. Deux d’entre eux l’alpaguèrent tandis que le dernier entretenait une conversation solennelle avec un des employés du bar.

— Tiens tiens ! s’exclama l’un d’eux en tendant une main vers lui. Ne serait-ce pas le jeune marquis von Eyre ?

Théodore, désarçonné, tendit sa main en retour et la lui serra. Il fit de même avec le second qui se montrait tout aussi aimable que son camarade. D’un geste de la main, les deux comparses l’invitèrent à s’asseoir et commandèrent une bière à son intention.

— Que puis-je pour vous messieurs ? parvint-il à articuler une fois qu’il eut trinqué en leur compagnie.

— Oh ! vous ne nous devez rien cher marquis. Votre père est un incroyable filou, savez-vous ? Nous sommes heureux de voir que malgré les apparences, c’est auprès de l’Élite qu’il garde allégeance. Certes il n’en reste pas moins un partisan de ce Chien qui vous sert de maire, mais au moins est-il assez raisonnable pour poursuivre ses petites affaires en notre compagnie.

— Un charmant homme qu’est votre père, renchérit le second, ou un félon, c’est selon. Après tout, un homme de sa veine ne possède que peu d’honneur et n’a foi qu’en l’argent et en la renommée.

Le jeune marquis n’osait rien dire, tentant de dissimuler son émoi afin de paraître imperturbable face à ces faits dont il n’avait nullement connaissance. Que manigançait son père pour servir les intérêts des deux camps ? Ralliait-il également la cause de von Dorff en plus de celle de Laflégère et des citoyens de Wolden ou encore celle de von Tassle ? Jouerait-il sur les trois tableaux ? Quelle folie si tel s’avérait être le cas ! La gorge nouée, il écoutait passivement ces deux soldats en uniformes et armés.

Un troisième, beaucoup plus âgé que ses acolytes, se joignit à eux. C’était un grand homme d’une bonne cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants et aux yeux noirs brillants. Sous ses airs dignes de prédateur, il semblait épuisé. D’une poigne virile, il salua le marquis et s’installa face à lui, le considérant comme une chose insignifiante tant Théodore paraissait si chétif en comparaison de sa personne qui devait faire le double de sa carrure tant il était taillé comme un dogue.

— Ainsi vous êtes monsieur von Eyre, dit-il d’une voix grave, capitaine Herbet Friedz, sur l’Albatros. Je travaille au service du comte de Laflégère comme vous le savez très certainement.

— Oui monsieur, approuva le marquis après s’être raclé la gorge, devenue soudainement sèche.

— Vous travaillez en politique aux côtés du maire si je ne m’abuse. De temps à autre du moins. Une entreprise bien périlleuse pour un marquis issu de l’Élite et une lourde charge sur des épaules si jeunes.

— Celui que tous appellent le chiot de von Tassle ! railla son second en dévisageant le marquis avec amusement. Il vous a bien dressé et vous engraisse avec ces paroles calomnieuses et vous le suivez bêtement comme un gentil toutou soumis. Allons, prenez garde marquis ! L’Élite n’est pas tendre avec les spécimens canins et à Wolden, les bâtards de ce genre savent ce qu’est la vraie vie de chien.

Le jeune homme eut un rictus et commençait à sentir son échine se hérisser, raidissant ses muscles.

— Quelles charmantes villes que sont Varden et Iriden, ajouta le capitaine d’une voix posée teintée de cynisme, je suis quelque peu déçu par les ravages qu’elles ont essuyés lors de l’Insurrection. J’ose espérer qu’elles ne le soient pas davantage un jour prochain au vu de l’augmentation des conflits, cela serait fâcheux. Je devrais peut-être songer à les visiter avant qu’un incident quelconque ne produise une étincelle qui les embrase à nouveau.

Conscient de cette provocation, le jeune homme ne pipa mot. Même si le cabaret était défini comme sa seconde demeure, un lieu protégé et dépourvu d’altercation, mieux valait ne rien dire qui pourrait énerver davantage ces trois hommes qui, sous leurs sourires d’apparat le dévoreraient sans cérémonie une fois la porte franchie.

— Vous devriez songer à prendre un peu de repos capitaine, nota l’un de ses hommes, vous paraissez épuisé.

— Hélas ! si seulement, dit-il d’une voix doucereuse tout en caressant le pommeau de son sabre, je n’ai malheureusement pas le temps de me poser. J’ai tant d’affaires à régler. L’Albatros enchaîne les séjours en mer et de Laflégère ne cesse de me demander à son chevet en plus de m’assaillir de tâches que je me passerais volontiers d’accomplir.

Il plissa les yeux et darda le brunet d’un sourire malin.

— Tout le monde n’a pas la chance de vivre dans l’oisiveté et la richesse des atouts paternels, n’est-ce pas jeune homme ?

— Oh, mais monsieur le marquis est fort occupé ! objecta l’un de ses acolytes après un ricanement. C’est qu’on le croise régulièrement en compagnie de la belle duchesse. Le petit veinard ! Je crois savoir que mademoiselle Blanche est devenue votre belle sœur suite au rapprochement entre votre père et la duchesse mère. Est-ce bien cela ?

À cette annonce, une lueur passa au travers des pupilles ténébreuses du capitaine, dégageant une aura étrangement malfaisante. Ne sachant que dire, Théodore déglutit puis se justifia comme il le put.

— Ainsi donc vous serez le beau-frère de mademoiselle Blanche ? annonça Friedz en joignant ses mains qu’il posa sur la table. Comment va mademoiselle la duchesse ? La traitez-vous dignement et selon son rang ? Essuie-t-elle quelque disgrâce ou bien parvient-elle à surmonter toute cette situation avec brio ?

— Elle… elle va bien monsieur, nous prenons soin d’elle ainsi que de sa famille. La famille ducale est sous notre protection ainsi que celle de la famille de Lussac.

— Cela se voit mon cher marquis, assura l’un d’eux, vous semblez bien… complices ? Dirais-je poliment. Une bien belle ironie compte tenu de votre situation n’est-il pas ? À moins que vos cavalcades régulières en ville, en collé serré sur une monture commune ne soit que pour dissuader tout acte de malveillance porté à son encontre.

Cette annonce lui fit l’effet d’un coup de poignard. Étaient-ils si peu discrets pour que la ville entière soit au courant de leur relation ? Le souffle court, il commençait à suffoquer, sentant le regard de plus en plus haineux de ces trois interlocuteurs converger sur lui, le transperçant sans vergogne. N’y tenant plus, il se redressa, espérant que ses muscles tremblants daignent le supporter jusqu’à la sortie afin de masquer au mieux son embarras. Il fit tout son possible pour se redresser dignement et leur adresser un adieu courtois qu’il couina plus qu’il ne débita.

Une fois la porte du cabaret franchie, il s’adossa contre le mur d’une ruelle annexe et vomit tout ce qu’il avait dans ses tripes. Dès que la crise fut passée et que le dernier cracha fut extirpé, il s’essuya la bouche et décida de rentrer au plus vite au manoir afin d’avertir son père des événements. Malgré tout, il ressentait une terreur interne à l’idée de lui dévoiler les faits tant il était assailli de questions le concernant ; pour qui travaillait-il réellement ? Que manigançait-il auprès des gens de Wolden ?

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