Chapitre 126 -Le Aràn et les Pandaràn
Il faisait encore bien jour lorsque le groupe arriva à Meriden. Skand et Adèle allèrent cueillir des pommes pour le dessert. Pendant ce temps, Sonjà se chargeait de ramasser du bois pour le feu, tandis que Wadruna épluchait les légumes et que Faùn s’occupait de Mesali. Souhaitant lui faire se dégourdir les jambes et la vessie avant d’aller dormir, le Shaman promenait sa protégée en laisse.
Depuis la disparition de Medreva, la vieille cité noréenne avait été laissée définitivement à l’abandon. La végétation avait repris ses droits, noyant les maisons sous un vaste réseau de ronces et de branches. Même les inscriptions sur le tronc du portique commençaient à s’effacer, dissimulant les dernières traces du peuple de Hrafn. Ils vaguèrent dans les allées au sol rocailleux jonché de touffes d’herbes hautes, longeant un ru jusqu’au puits.
Quand ils revinrent de leur flânerie, le repas était prêt ; un simple bouillon de légumes concocté avec le reste des aliments qu’ils avaient en leur possession, accompagnés de morceaux de viande séchée et de fruits secs. Durant le dîner, le Shaman fut mis au courant par sa cheffe de la proposition de Skand au sujet de la sauvageonne. D’abord troublé par cette annonce, il finit par se laisser convaincre, conscient qu’il n’avait rien à perdre dans cette démarche et qu’une Féros en moins sur ses terres pourrait lui permettre de souffler un peu.
Dès qu’il eut terminé son repas, il prit un bol et le remplit généreusement de soupe. Il piocha une poignée de fruits secs et un morceau de salaison puis partit en direction de la maison située juste en face où il trouva Mesali assise dans sa cage, proche de la chaleur du foyer dont les flammes crépitaient. Elle paraissait concentrée et, avec son doigt, dessinait des symboles abstraits indescriptibles sur la terre battue. Ses narines frémirent. Elle redressa la tête et huma le délicat fumet de carottes, de poireaux et d’oignons que l’air exhalait. Affamée, elle ouvrit la bouche et passa sa langue sur les lèvres. Pourtant, contrairement à son habitude, la petite ne se précipita pas sur sa gamelle et attendit sagement que son Shaman la lui donne.
L’homme esquissa un sourire, amusé par ce changement d’attitude, puis lui tendit le breuvage qu’elle prit précautionneusement. Elle ferma les yeux, porta la soupe à son nez et flaira cet effluve chaud si appétissant qu’elle avala goulûment en quelques gorgées. Après avoir léché la dernière goutte, elle reposa le bol vide au sol. Faùn fouilla dans sa poche et brandit le morceau de mouton séché.
À cette vision, elle écarquilla les yeux et se rua vers lui, manquant de lacérer son bras, les doigts recroquevillés telle une serre. Courroucé par son emportement, il fit claquer sa langue et lui fit signe de s’asseoir en la pointant d’un index menaçant. Voyant qu’elle ne réagissait pas, il plissa les yeux et montra les dents, ce qui eut le don de la radoucir ; la fillette savait qu’il s’agissait d’un dernier avertissement avant qu’il ne la réprimande et ne la prive.
Ayant perdu toute sa clairvoyance et son degré de persuasion, l’homme devait user d’astuces afin de soudoyer son peuple lorsqu’il le fallait. Il était vrai que la Sensitivité se révélait fort utile pour gérer une population étendue sur un si vaste territoire ou pour apaiser le mal-être permanent des Féros qui, inlassablement, répétaient les mêmes erreurs, effectuaient les mêmes actes de barbarie, essuyaient les mêmes pulsions.
Cependant, cette faculté avait un coût, un coût exorbitant dont il ne pouvait plus en payer le prix. En effet, avant cette perte de faculté, Faùn était le plus assidu Shaman de l’île après Medreva. Or, depuis la trahison de cette dernière, le Aràn furieux, la renia puis l’exila. La tâche incombait à Faùn de lui succéder et de devoir ainsi gérer les problèmes du territoire noréen sans nullement se soucier de ce qui se déroulait dans le territoire nord, dorénavant privé de tout lien avec leurs terres. Cette injonction le rendit malade, au point qu’il en vint à renier ses principes et à mépriser son Aràn dont la sagesse n’était plus.
Faùn inspira et bloqua sa respiration avant de soupirer avec lenteur, tentant de chasser toutes ces pensées néfastes. Puis, notant que la Féros était redevenue calme, il lui tendit à nouveau le morceau qu’elle mâcha avec entrain, ses petites dents jaunes farouchement enfoncées dans la salaison. Il en profita pour lui mettre dans le bol une poignée de fruits secs qu’elle s’empressa de croquer.
Dès qu’elle eut terminé son repas, elle s’essuya la bouche d’un revers de la main et contempla son Shaman en silence, intriguée de le voir rester devant elle sans rien dire. D’abord hésitant, l’homme approcha sa main et la passa derrière les barreaux, la paume visible. Mesali y frotta sa joue et tenta un timide ronronnement. Après un instant sans bouger, Faùn retira sa main, sortit la clé de sa poche, vérifia que la cage était verrouillée puis la rangea dans sa besace. Il prit ensuite un cachet, mélange de plantes narcotiques et soporifiques, qu’il avala. Chose faite, il se leva puis s’en alla regagner sa couche, un sourire esquissé sur son visage aux yeux larmoyants.
Lorsqu’il rejoignit ses camarades, il vit sa consœur en train de discuter avec sa nouvelle apprentie. Adèle tenait entre ses mains deux bois de cerf qu’elle scrutait en détail. Ceux-ci possédaient des inscriptions runiques ainsi qu’un corbeau gravé à la base de l’une des cornes. Assise au coin du feu, la face léchée par la nitescence rougeâtre des flammes, la vieille Shaman lui racontait les histoires de la genèse de l’île et du peuple de Hrafn.
— Norden est la première île au Monde à avoir émergée. Elle se forma toute seule et ne comptait que peu d’animaux, des oiseaux et mammifères marins principalement. Un beau jour, il y a de cela des millénaires, une poignée d’hommes arriva sur l’île à bord d’embarcations de bois. Ils étaient accompagnés d’animaux de toutes sortes.
Elle fit parcourir ses doigts sur la corne et lui montra un bateau gravé ainsi qu’un homme armé d’une lance, un chien assis à ses côtés.
— Ces gens venaient de Pandreden. C’étaient des explorateurs amoureux de la nature avec qui ils communiaient, connus sous le nom de noréens. Au fil des âges, ce peuple grandit et s’épanouit sur cette île isolée du monde qu’ils baptisèrent Noréeden qui deviendra plus tard Norden.
Elle descendit son doigt et pointa la figure d’un homme tenant entre ses mains une sphère rayonnante.
— Un beau jour, l’île décida de poursuivre son existence sous une forme charnelle. Elle choisit parmi toutes les créatures qui y habitaient un noréen. Le choix était grand mais sa volonté se porta sur Alfadir. Comme tous les premiers noréens, il avait la peau basanée, les cheveux noirs, les yeux bleus et la silhouette de petite taille, fine et musclée.
— Comme toi et Skand ? demanda l’apprentie.
— C’est exact ! Alfadir reçut l’âme de Norden avec qui il fusionna et devint à jamais l’entité protectrice de notre île. Norden était heureuse de ce choix, d’autant qu’elle pouvait surveiller de près tous ses habitants. Mais elle se lassa de ne posséder qu’une unique forme car elle trouvait que les noréens commençaient à devenir orgueilleux et à se sentir supérieurs aux autres espèces. De ce fait, elle décida de doter Alfadir d’un don de transformation afin que ses descendants puissent voir le monde d’une autre manière.
Elle montra l’image d’un grand Cerf aux bois immenses sous lequel était inscrite une rune que Wadruna lui traduit « Hjarta Aràn Alfadir ».
— Pour donner un certain équilibre sur l’île, Norden décida de lui accorder également deux autres dons qui seront répartis aléatoirement dans la population : la capacité Féros et la faculté Sensitive.
— Comme Ambre et moi-même !
Cette réflexion fit doucement sourire Faùn qui les écoutait sans un mot.
— Les premiers noréens à en être doté étaient ses deux fils, des jumeaux baptisés Korpr et Hrafn, les ancêtres de ton peuple et du mien. Korpr a hérité de la Sensitivité tandis que Hrafn a obtenu le Féros. Mais une incroyable longévité fut accordée à tous les deux afin qu’il puissent procréer généreusement et peupler l’île de leur semence particulière. Alfadir les aimait plus que tout et ils ont eu, à l’instar de leur père, une descendance prolifique. Ils ont alors fondé les deux premières tribus réparties équitablement entre le nord et le sud.
Un bruissement d’aile résonna, Anselme pénétra dans la maison, se glissant avec adresse par la fenêtre sans vitre. Le corbeau paraissait rassasié, son ventre gonflé masquait son cou et son bec était encore humide de sa pitance.
— Des siècles plus tard, Alfadir comprit qu’il avait déjà tant accompli en tant qu’humain et décida de prendre sa forme animale, le grand cerf des tourbières. Les noréens commencèrent à le vénérer, surtout que la plupart d’entre eux étaient ses descendants. Ils lui créèrent un sanctuaire au centre de la forêt qu’ils nommèrent Oraden. Et les deux premiers shamans virent le jour.
— À quoi servent les Shamans exactement ?
— À prendre soin des peuples et surtout à servir le Aràn Alfadir ! annonça la vieille dame tout en observant Faùn droit dans les yeux, le regard empli de bienveillance. Nous sommes ses messagers, nous seuls sommes autorisés à parler avec lui via notre esprit et nous pouvons également ressentir ce que chaque être vivant à proximité éprouve via ce qui s’appelle le Lien.
— Ce sont les vibrations au niveau du ventre et les pensées dans la tête ?
— Oui, et plus une personne est proche de toi et compte pour toi, plus le Lien que tu éprouveras avec elle sera fort.
— M’apprendras-tu à le maîtriser ? Je sais qu’il est très fort avec ma sœur, l’ennui est que ça la gêne que je ressente ses émotions. Ses vibrations sont étranges, elles me font mal, même si parfois elles sont très agréables.
Elle baissa la tête, la mine renfrognée.
— Je sais pas pourquoi elles sont si douloureuses. Peut-être dû à son Féros mais celles de mon père sont pareilles.
Elle redressa la tête et contempla Faùn.
— Même les tiennes sont comme ça ! lui avoua-t-elle.
L’homme grimaça et passa une main dans ses cheveux.
— Ne t’inquiète pas, je t’apprendrai à les maîtriser, assura la vieille dame, ton apprentissage sera certes plus long que celui de Fuùr mais tout comme ta famille, je tiens à ce que tu sois éduquée entre les deux territoires. Norden a besoin de gens ouverts et qui connaissent l’ensemble de nos deux mondes, celui des noréens et des aranoréens. Il en va de notre survie. Le peuple corbeau du Nord se doit de revivre.
Une larme perla sur la joue de Faùn qui l’essuya discrètement. Ce geste singulier n’échappa pas à sa consœur.
— Vas-tu enfin te décider à m’en parler ?
Il fronça les sourcils et grimaça.
— Je ne peux pas Wadruna !
— Faùn, ton état empire ! Tu trembles, tes vibrations sont atrocement douloureuses à supporter ! Tu comptes faire quoi ? Te laisser dépérir comme le Aràn et me laisser seule avec Solorùn gérer tous les peuples ? Ou tu vas enfin me dire réellement ce qui se passe pour que je puisse t’aider ?
— Je n’ai pas le droit, Wadruna ! Si le Aràn l’apprend…
— Si le Aràn l’apprend ? Faùn nous le trahissons déjà avec ce que nous faisons ! Ne me sors pas cette excuse, je te prie !
Il soupira et baissa la tête, résigné :
— Soit, rejoins-moi dehors après que la petite soit couchée.
— Qu’est-il arrivé par la suite pour Korpr et Hrafn ? s’enquit Adèle en sentant l’atmosphère se tendre.
— Ils prirent à leur tour leur forme animalière, poursuivit Faùn, ils sillonnaient le ciel par delà les océans, se rendant régulièrement sur Pandreden. Korpr pouvait ressentir les émotions de tous les êtres alentour tandis que Hrafn, sous sa forme Berserk devint un véritable prédateur. L’oiseau pouvait voler à une vitesse inimaginable et repérer une proie à plusieurs kilomètres. Pour éviter que son frère ne devienne violent, Korpr restait auprès de lui afin de l’apaiser par sa présence.
— Les Sensitifs dominent les Féros ?
— Pas dominer mais ils les guident, annonça Wadruna. Leur aura leur permet de les calmer et de faire baisser leurs ardeurs. N’as-tu jamais remarqué cela avec ta sœur ?
Anselme se posa sur les cuisses de sa cadette qui reposa les bois et grattouilla le cou duveteux du corbeau.
— Un peu, réfléchit la petite, ça ne marche pas toujours et ça me demande souvent de gros efforts ! C’est plus simple avec les autres. Même si après Ambre finit toujours par s’excuser et à m’écouter… du coup, ça voulait dire que Hrafn écoutait Korpr ?
— Oui ! Cependant, sans que personne ne sache comment cela a pu être possible, Korpr fut transpercé par la flèche d’un harpon et mourut, son corps s’écrasant dans les profondeurs de l’océan.
— Comme dans la chanson des Jumeaux ?
Faùn, le visage grave, approuva. Il s’éclaircit la voix et commença à chanter l’air ainsi que le dernier couplet, claquant sèchement les mots :
Pauvre corbeau à présent seul
Du frère devant faire son deuil
Qu’une flèche lancée
Venait de faucher
— Les chants sont là pour nous rappeler notre passé, précisa Wadruna, loin d’être des mythes et légendes. Tout élément raconté provient d’une histoire jadis passée.
— Tout élément raconté provient d’une version relatée jadis passée, rétorqua Faùn en scrutant le corbeau d’un œil mauvais.
À cette précision, Wadruna comprit le fond du problème. Le Shaman esquissa un signe de la main puis ôta son médaillon en forme d’oiseau gravé dans de l’os afin de montrer à la fillette le symbole runique qui y était inscrit.
— Il est écrit Visku, précisa-t-il, cela signifie sagesse.
Sur ce, il prit son arc posé sur le muret de la cheminée et le tendit à la petite. Émerveillée par la beauté de l’objet, Adèle contempla en silence cet immense arc recurve daté de plusieurs siècles et encore en bon état de conservation. Taillée directement dans le bois du vénérable Hjarta Aràn, cette pièce unique, sacrée, faisait office d’œuvre plus que d’arme à part entière. La corde était faite en crin de sanglier, prélevé de la queue de Svingars tressée, la rendant extrêmement solide. D’étranges symboles runiques s’apparentant à des dessins étaient gravés dans le manche.
— Sache que dans notre culture, hormis nous, les Shamans, nous n’avions pas l’habitude d’écrire ou de lire. Nous avons appris cela auprès des aranéens afin de nous adapter. Nous parlons la même langue que vous dorénavant bien que certains mots de notre dialecte demeurent.
— Quelle est notre langue ?
— La langue pandaranéenne. Nous avons été obligés de l’apprendre car Alfadir désirait entretenir des relations avec les aranéens ainsi qu’avec la Grande-terre. Cela n’avait pas plu à nos ancêtres à l’époque mais il fallait nous adapter. Ne serait-ce que pour continuer de parler avec vous, les vindyr. Avant nous parlions le noréen commun, une langue beaucoup moins développée que la vôtre. Très peu de gens la parlent de nos jours.
La petite hocha la tête puis, désireuse de connaître la suite du récit légendaire, leur demanda :
— Que s’est-il passé après la mort de Korpr ?
Faùn se massa les yeux et soupira.
— Alfadir était fou de chagrin et Hrafn devint incontrôlable. Selon la légende, il aurait alors parcouru le monde à la recherche des assassins de son jumeau, submergé par la fureur du Berserk. Norden devint alors sans protection et une première invasion eut lieu. Alfadir, jadis encore puissant, repoussa l’assaut, accompagné d’un nouveau Berserk majeur, le grand loup noir aux yeux jaunes Ulfarks, et de sa femme Velsidir, une Sensitive.
— Un loup comme Saùr ?
Faùn ricana.
— Non, Ulfarks disposait d’une force largement supérieure à celle de Saùr. Guidé par sa femme, il se révéla une arme redoutable. Il fut doté d’un rugissement si puissant qu’il faisait craquer la coque des navires et paralysait l’ennemi. La bataille fut courte et Ulfarks paya de sa vie le prix de cette victoire.
— Une troisième tribu vit le jour en son honneur, poursuivit Wadruna, ainsi, le peuple loup fut créé et les individus appartenant à celui-ci virent leur peau et leurs yeux devenir noirs et leur carrure s’étoffer au fil des années.
— Comme Rufùs Hani, c’est ça ?
— C’est exact, la majorité des Hani descendent des Ulfarks, même si bon nombre d’entre eux sont aranoréens désormais. Les véritables Ulfarks vivent maintenant dans les carrières sud. Solorùn est leur Shaman et Saùr et Fenri sont leurs chefs.
— Et pour les Svingars ? s’interrogea la petite en regardant Faùn. C’est un sanglier votre emblème, c’est ça ?
— Tout à fait ! Trois siècles passèrent depuis ce combat et Hrafn n’était toujours pas revenu. Une seconde invasion eut lieu et Alfadir dut à nouveau protéger l’île. Un autre Berserk majeur se déclencha, Svinfylkingars connu autrement sous le nom de Svingars. Il était accompagné par Androva, sa mère Sensitive. C’était un immense sanglier gris de la taille d’un bateau. Ses coups de sabot étaient si puissants que la terre tremblait à son passage. Il lui suffisait d’un claquement pour faire s’effondrer les arbres et les rochers. C’est à cause de lui que la région nord de l’île perdit un grand nombre de ses forêts au profit de plaines.
— Cette deuxième invasion échoua et Norden pouvait à nouveau vivre en paix. Cependant, les dégâts furent si nombreux que les sols devinrent stériles pendant des décennies, la faune avait péri et la flore s’était détériorée. Beaucoup de noréens moururent les années suivantes.
— Que s’est-il passé après ?
— Fortement impacté par la détresse de son peuple, Alfadir décida de changer de stratégie de défense. Il garda Svingars en tant que protecteur des terres et, en son hommage, créa une quatrième tribu, le peuple sanglier. Par la suite, Norden décida de scinder l’âme de son hôte en deux entités jumelles. L’une resterait à terre et l’autre irait sous la mer, l’une ne pourra quitter l’île et l’autre ne pourra y accoster. Ainsi naquit Jörmungand.
— Il était comment Jörmungand ? s’enquit Adèle, les yeux brillants. Papa m’a dit qu’il l’avait déjà vu et qu’il ressemblait à un immense serpent, avec une tête aussi grosse que le bâtiment de la mairie.
Faùn se gratta la barbe et regarda la fillette d’un air gêné. Il échangea un regard à sa consœur qui posa un doigt sur ses lèvres. « Pas maintenant, laisse-moi le temps ! »
Il cligna des yeux et opina. « Comme tu voudras ! ».
— Pour pouvoir se déplacer dans les profondeurs, Jörmungand hérita de la forme d’un serpent marin géant, le Höggormurinn Kóngur ou l’Hydre comme vous l’appelez par chez vous. Ce que tu dois savoir au sujet des deux frères, c’est qu’ils sont les seuls individus à conserver à la fois le Féros et la Sensitivité. Ils peuvent redevenir humains et sont considérés comme étant la forme optimale de transformation, le Berserk Alpha.
— Wahou ! Que s’est-il passé après ?
— Un beau jour, comme par miracle, Hrafn a fini par rentrer. Sa colère s’était estompée et il a pris plaisir à surveiller l’île, restant non loin de son père. Les siècles ont passé, Svingars a fini par mourir de vieillesse.
— Pendant ses huit premiers siècles d’existence, Jörmungand repoussa les assauts maritimes, défendant Norden de la menace de Pandreden. Il était devenu la terreur des mers. Les humains l’appelaient La Bête. Enivré par ce puissant pouvoir, il se déchaînait contre ses ennemis. Puis, las de poursuivre cette mission tant la routine devenait pesante et l’ennemi trop faible, il finit par s’endormir au fond de l’océan sans avertir Alfadir. Jusqu’au jour où un peuple d’immigrés accosta et commença à s’épanouir en son sein, au grand étonnement du Aràn.
— Les aranéens ?
— Ils ne s’appelaient pas ainsi à l’époque, mais oui, c’est d’eux dont il s’agit. C’était un peuple issu d’un ancien territoire de Pandreden baptisé la Fédération, qui s’appelait Empire de Tempérance encore avant cela, si ma mémoire est bonne. Ils troquèrent ce nom dénué d’intérêt pour un terme plus approprié, celui d’aranéen, littéralement traduit par « peuple protégé » qui vient du mot de « Aràn » désignant « le Protecteur ».
— C’est pour ça qu’ils ont pu arriver sur Norden ?
— Vrai ! maugréa Sonjà qui venait d’entrer dans la pièce à son tour en compagnie de Skand. Les hundr, comme on les appelle chez nous, depuis le temps.
— Ça veut dire quoi hundr ?
— Chiens ! lâcha-t-elle, le visage grimaçant.
La guerrière ôta sa cape et ses bottes. Puis, elle s’allongea et se couvrit d’une épaisse peau tannée surplombée par sa cape en peau d’ours. Adèle l’imita. Wadruna, telle une mère de substitution, l’emmitoufla sous ses couvertures et posa Anselme sur son ventre.
— La suite, tu la connais puisqu’elle fait partie de ton histoire et qu’elle t’est enseignée.
— Pourquoi Jörmungand n’aide plus son frère ? Pourquoi ne retrouve-t-il pas Hrafn et sont encore fâchés ?
— Cela mon enfant, je te le raconterai plus tard. Pour l’instant il est tard, il est temps que tu dormes. Nous avons une longue route à faire demain.
À ces paroles, prononcées avec douceur, Adèle ferma les yeux et s’endormit. Wadruna suivit Faùn devant l’entrée de la cité. L’homme frottait ses mains et évitait son regard pour le porter sur les arbres environnants.
— Qu’y a-t-il ? dit-elle tout en continuant de marcher pour s’enfoncer dans la forêt dense.
Les lieux étaient si tranquilles à cette heure tardive où la brume naissante envahissait le bas du sentier.
— Wadruna, avant de mourir, Medreva t’a-t-elle confié d’autres révélations que celle des origines de ta protégée ?
— Non, elle n’a pas eu le temps de m’en dire davantage. Comme je te l’ai dit, elle est morte peu après s’être échouée dans mes bras sous sa forme de hibou.
Il hocha la tête sans un mot.
— Sais-tu des choses sur sa vie ? Je veux dire, des choses concernant sa jeune période et sur ses enfants ?
— Je sais qu’elle a eu trois enfants avec Aorcha, oui. Qu’ils habitaient Meriden avant qu’Aorcha ne décide de vivre à Varden avec son fils et que les deux sœurs désertent elles aussi le cocon familial pour vivre loin de leurs parents. Que la cadette était plutôt rebelle et qu’elle supporta très mal la séparation de ses parents et l’oppression qu’elle subissait par sa mère qu’elle trouvait étouffante.
— T’a-t-elle confié pourquoi ils s’étaient séparés ?
— Non, je n’ai jamais jugé utile de le savoir. Comme tu le sais, le but des Shamans est de prendre soin du peuple et de servir Alfadir du mieux que nous le pouvons. Surtout en ce qui concerne les Shamans supérieurs. Certainement qu’Aorcha, au vu de son Féros Latent, supportait mal de voir sa femme être si proche du Aràn et peu soucieuse de sa famille pour s’occuper du peuple en priorité ?
Il eut un rictus et se mordilla les lèvres.
— Pourquoi insistes-tu autant là-dessus ? Serais-tu en train de sous-entendre que si Medreva et Aorcha ne s’étaient pas séparés alors leur fille Erevan ne se serait jamais remise dans les bras de Jörmungand dans le but de défier sa mère ?
— En quelque sorte, se contenta-t-il de répondre. Et que sais-tu de la légende des Jumeaux ?
— Sur la vie de Korpr et Hrafn ? Pas grand-chose, rien que ce que l’on m’a toujours enseigné. Qu’ils étaient deux frères, des jumeaux, l’un Sensitif l’autre Féros. Le premier doué d’empathie et disposant du Lien, le second, doué de puissance et disposant de l’Instinct. Ils sont les fondateurs des deux premières lignées, le premier établi au sud de l’île et le second au nord.
— Mais encore ?
La vieille dame fit la moue et réfléchit.
— Qu’ils étaient unis et fusionnels. Ils ont eu une descendance prolifique, à l’instar de leur père. Ils arpentaient le ciel une fois leur transformation faite et se rendaient régulièrement sur Pandreden. Je crois me souvenir qu’ils entretenaient des liens avec les Pandaràn et ce bien avant qu’Alaàn, ne décide de scinder son âme.
— Mais encore ?
La vieille dame haussa les épaules.
— Je ne sais rien de plus.
Faùn arrêta sa marche et s’adossa contre un arbre.
— Que sais-tu de la mort de Korpr ?
— Rien de plus que ce que la chanson mentionne. Qu’un jour, alors que les deux frères volaient en direction de la Grande-terre, un bateau de Providence décocha un harpon qui foudroya Korpr.
Faùn hocha la tête, sa jambe tremblant nerveusement.
— Cela ne t’a jamais paru étrange qu’à l’époque où Pandreden n’était pas encore en conflit avec nous, que Adler sans aucune raison envoie un navire pour les pourchasser et qu’un simple harpon puisse transpercer un être aussi doué de Sensitivité que Korpr ?
— Que veux-tu dire par là ?
— Ne t’es-tu jamais demandé comment le conflit avec Pandreden avait débuté ? Pourquoi Alfadir a sagement accueilli les Fédérés et leur a cédé une partie du territoire de Hrafn ? Ne t’es-tu jamais interrogée sur pourquoi Adler, pourtant notre ennemi, laisse les navires aranoréens accoster sur son territoire sans broncher ? Pourquoi les navires Charitéins ne nous attaquent-ils pas également alors que tout le monde sait que Jörmungand ne fait plus rien depuis un certain temps et que, par conséquent, la voie est libre pour assaillir Norden.
— Je ne te suis pas Faùn… s’inquiéta-t-elle.
Il prit une grande aspiration et planta ses yeux bleus perçants dans les siens.
— Ce conflit est une odieuse mascarade, un jeu aussi pervers qu’ignoble est en train de se jouer entre les Pandaràn et nos Aràn.
— Que veux-tu dire par là ?
— Ce n’est pas qu’une simple flèche qui a tué Korpr, conclut son homologue, Alfadir et les Pandaràn le savent bien… c’est Adler et Hrafn !
En état de choc, la vieille dame demeura immobile. Faùn, soulagé de se libérer de ce lourd fardeau, commença son discours.
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