Chapitre 132 – Sauver la Ketta
Mesali courait dans la campagne caligineuse. Cheveux au vent, les narines frémissantes, elle s’enivrait de cette nature paisible. Enfin elle était libre ! Ses muscles n’étaient plus entravés par les épais barreaux de cette maudite cage. La ville était encore si loin, pourtant, son instinct la guidait par là. Trouver la Ketta. Il fallait qu’elle s’y rende pour la protéger, c’était une nécessité, une injonction ! Heureusement que l’albinos, l’avait comprise et libérée. Avait-elle entendu l’appel, elle aussi, senti les tremblements du sol, l’odeur de peur que dégageait chaque animal ? Mesali se déplaçait à travers les champs, préférant le moelleux de la terre humide plutôt que la rudesse d’une terre battue jonchée de cailloux.
Alors qu’elle sortait d’un champ, elle s’arrêta devant une habitation. Elle se révélait bien différente de celles de sa ville d’accueil, Aerden. La maison était si petite et étroite, un cocon douillet et chaud dans lequel s’y lover ; comme dans le terrier d’un renard ou la tanière d’un loup. Son regard fut happé par un arbre foisonnant de fruits rouges. Avec une dextérité inégalée, elle escalada le tronc et se retrouva sur la cime.
Là-haut, elle grappilla les cerises, nettement plus grosses et savoureuses que ne l’étaient celles de sa forêt. Elle croqua avidement dans ces fruits juteux, puis lécha ses doigts et engouffra une poignée de baies dans la poche de sa tunique à côté de son médaillon, le seul souvenir qu’elle possédait de ses parents, dévorés par le lynx Faràs alors qu’ils protégeaient leur unique enfant.
Une fois son appétit assouvi, Mesali rota et descendit de son perchoir. Au sol, elle frotta ses mains afin de se débarrasser des copeaux et du jus collant. Elle poursuivit son chemin, escalada la clôture et vit une minuscule maison au bout du jardin devant laquelle une gamelle remplie d’eau était déposée. Sentant la soif la gagner, elle s’y rendit et but d’une traite tout le liquide.
Alertée par un grognement, elle tourna la tête et vit un chien comme elle n’en avait jamais vu, portant un collier fait d’une chaîne similaire à celle qu’elle arborait lorsque son Shaman la promenait. Notant que la créature n’était pas menaçante, elle avança une main. L’animal remua la queue et pressa sa truffe contre la paume avant de la lécher d’un joyeux coup de langue. Mesali gloussa et tapota le crâne de la bête.
— Hundr !
Un miaulement résonna à proximité. Un chat gris tigré se tenait en haut d’un muret, s’étirant de tout son saoul, la gueule béante laissant entrevoir ses rangées de crocs.
— Ketta ! s’exclama la petite en tendant les bras vers lui.
Le chat feula et hérissa l’échine ; comme la Féros rousse. Prenant conscience de sa mission, la petite gratifia le chien d’une dernière caresse et continua son chemin. Au fur et à mesure qu’elle s’approchait des villes, les effluves se multipliaient. L’odeur de la peur, du sang et de brûlé se diffusait dans l’air. En revanche, il n’y avait nulle trace de la senteur aussi putride qu’enivrante qui l’avait rendue folle.
Arrivée non loin de la ville, elle longea le Coursivet, au courant rapide, et chercha un passage pour la traverser. Par chance, un pont se dessina à l’horizon. Avant de l’emprunter, elle s’immobilisa et scruta l’une des deux statues qui bardaient l’entrée. Il s’agissait d’un immense animal cabré sur ses deux pattes arrières, semblable à une chèvre et possédant une corne majestueuse sur le haut du crâne. La petite le reconnut, elle l’avait déjà vu sur les broderies et sculptures de la salle de sa cheffe.
— Adam ! s’exclama Mesali qui, du haut de ses un mètre dix, paraissait minuscule en comparaison.
Des claquements de sabots résonnèrent non loin de là et une lueur flamboyante s’esquissa à travers les nuées brumeuses. La petite traversa le pont en hâte et s’accroupit sur les pavés, derrière un tas d’ordures. Les sens en éveil, elle observa attentivement les cavaliers, portant torches et bannières blanches. L’un d’eux, un vieil hundr en costume rouge, s’éclaircit la voix, parlant dans un langage pandaranéen que Mesali ne comprenait guère :
— Avez-vous quadrillé tout le périmètre lieutenant ? Les gens sont-ils au courant de l’évacuation ?
— Oui monsieur, répondit un autre, les civils sont avertis, réunion place du Ralliement, départ donné pour deux heures précisément. Nous avons sillonné les quatre coins d’Iriden et nous sommes arrêtés aux abords de la Grande Place de Varden. Les routes sont impraticables à cheval plus à l’ouest et le port est inatteignable.
— Quel est le bilan ? s’enquit le vieil homme.
— En nombre de morts ? Je n’ose l’imaginer, hélas ! Et les destructions et dégâts matériels s’annoncent nombreux. Le port n’existe plus, les commerces, les monuments et les maisons situés dans un rayon de trois cent mètres non plus. Tout a été balayé par la queue du serpent.
— Qu’en est-il de la Garde d’honneur et de la Corporation Médicale ?
— Nous avons reçu les ordres du général de Latour, le guet est déployé à toutes les sorties et sur les tourelles. La garde est sous mon commandement jusqu’à nouvel ordre.
— Bien monsieur Poinsart.
Un cavalier, plus jeune que les deux autres, s’avança.
— Pour la Corporation Médicale, les attelages sont en marche. Nos soigneurs sont organisés par petits groupes. Ils sont escortés par la Garde d’honneur et déployés dans tout le haut de Varden. L’Hospice d’Iriden est submergé de demandes et ne peut accueillir davantage de patients. Le docteur Hermann prend en charge les blessés de la basse-ville. Des soins à domicile sont dispensés et les cas les plus graves sont pris en charge dans les lieux adéquats.
— Bien monsieur le marquis. Souhaitez-vous toujours nous suivre ? Ne craignez-vous pas que votre père et votre grand-père ne prennent mal votre décision ?
— Mon choix est fait capitaine, je ne désire pas participer à ce massacre. Vous avez besoin de médecins compétents à Meriden et ma cousine ainsi que son collègue méritent que je les escorte en lieu sûr.
— Qu’en est-il des autres von Dorff ? Monsieur votre oncle ne sera-t-il pas dans le besoin de vous avoir auprès de lui ? Pourquoi n’y emmenez-vous pas votre cousine ?
— Ils sont en compagnie du docteur Hermann, au dispensaire. Louise est une excellente herboriste et saura nous aider une fois à la cité noréenne. Quant à Simon, il ne souhaitait pas être séparé d’elle malgré son état.
Il prit une grande inspiration et soupira :
— J’ai également croisé sa sœur Diane ainsi que Victorien. Ils cherchent Théodore von Eyre, lui-même parti à la recherche de la jeune duchesse qui, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, a pris sa forme animalière et s’en est allée.
Le vieil homme acquiesça et se racla la gorge :
— Effectivement, j’ai croisé la harpie à la mairie lorsque je m’y suis rendu pour avertir le maire de quitter les lieux afin d’éviter que votre père ne tue davantage d’innocents dans sa soif de pouvoir.
Le jeune cavalier baissa la tête.
— Je comprends, capitaine. Est-il vrai que le marquis Desrosiers et la duchesse mère étaient parmi eux ? Le bruit court qu’ils seraient à la mairie aux côtés du Baron.
— C’est exact. Et avant que vous ne me fassiez part de vos idées sachez que je soutiens le parti de l’Alliance.
— Je ne comptais pas objecter vos paroles, monsieur ! Je ne suis pas engagé dans les affaires politiques de mon père et de mon grand-père. Je n’approuve nullement leurs principes et je suis las d’être en permanence comparé à eux et d’être obligé de me justifier pour mes actions !
— Vos intentions sont louables Edmund, veuillez m’excuser de vous avoir froissé.
Un autre cavalier, engagé en plein galop, arriva.
— Messieurs ! le regroupement fonctionne, des centaines de familles sont à présent réunies, nous pouvons les rejoindre et partir par l’allée des Tisserands.Elle est plus praticable que celle-ci pour rejoindre Meriden. Des dizaines de charrettes et de fiacres formeront notre convoi. Les cochers volontaires attendent les passagers. Ils sont garés le long du Coursivet, à l’extérieur de la ville.
Le capitaine opina du chef.
— Soit, allons-y ne perdons pas de temps !
Il donna un coup de talon sur les flancs de son destrier et s’engagea au trot, traversant le pont pour filer droit vers le sud, ses hommes à sa suite. Toujours allongée, Mesali attendit que les bruits de sabots et les flammes s’éloignent avant de se relever. Elle n’avait rien compris de ce que ces hundr avaient pu raconter mais elle comprenait, au timbre de leurs voix et par leurs gestes brusques, qu’ils étaient agités. Leurs chevaux n’avaient cessé de dodeliner des oreilles et de broyer nerveusement leurs mors.
Elle avança jusqu’à une habitation et escalada la gouttière avec agilité. Sans faire le moindre bruit, elle monta sur le toit et poursuivit son chemin, serpentant à travers les toitures d’ardoises et de tuiles. Habituée à vagabonder dans les hauteurs, elle se tenait aux cheminées pour ne pas glisser et chuter. Car les bâtisses érigées sur un voire deux étages se dressaient à une hauteur de plus de sept mètres ; toute chute risquerait d’être atrocement douloureuse.
Avec une grâce et une souplesse semblable à celle de son animal-totem, la fillette avançait avec rapidité. Perchée sur le plus haut édifice du coin, elle dominait la ville éclairée partiellement par les feux de quatre tours ainsi que par les nombreux incendies déclarés de part et d’autre. Elle avait ainsi un point de vue parfait pour observer les horizons.
Ne pouvant se repérer aux odeurs, trop nombreuses et troublantes, elle grogna puis se concentra. Où pouvait-être la Ketta ? La ville était si grande et elle si minuscule. Comment allait-elle faire pour la retrouver ? Allait-elle devoir regagner le sol et fouiller chaque maison en espérant retomber sur son parfum ? L’ennui était qu’il y avait plein de monde en bas, des gens en costumes tantôt rouge, noir ou bleu, avec des boutons dorés si brillants devant l’éclat des torches qu’ils ressemblaient à des yeux de prédateurs, aux yeux de Faràs. Ils étaient si grands et chevauchaient des montures si imposantes et véloces. Seuls les gens vêtus de blanc inspiraient la confiance. Leurs chevaux transportaient dans leurs charrettes des hundr de tous âges.
Des hurlements attirèrent son attention. Intriguée, la petite s’y rendit et courut à pas feutrés, sautillant de toit en toit. Dans son élan, elle sauta par-dessus une ruelle, fit le funambule sur des tringles en fer où bannières et écriteaux se suspendaient. Arrivée au point désiré, elle s’accroupit derrière une cheminée et observa la scène discrètement.
En contrebas, d’immenses charrettes portant d’étranges boîtes en métal arrondies aspergeaient, à l’aide de lances en gueule de serpent, de larges gerbes d’eau. Des hommes en noir guidaient la tête de ces monstres en direction d’un bâtiment envahi par les flammes. Les monstres de fer vrombissaient. Une salamandre auréolait leur corps inanimé. L’amphibien était représenté de profil, la gueule ouverte crachant trois flammèches.
« Andrias ! » songea la petite avec émerveillement.
Comme l’odeur était insupportable, elle se boucha le nez et se concentra afin d’écouter les crépitements de l’incendie, le ronronnement des monstres d’acier et surtout les hurlements plaintifs d’un homme qui se tenait au centre. Le hundr aux apparences de rapace regardait l’édifice se consumer sous ses yeux, dévoré par la voracité de l’élément. Il était bien différent des autres, à genoux, les doigts crispés sur sa chevelure. Il hurlait de douleur, même les bêtes agonisantes ne pouvaient émettre un tel cri. Agacé par ses lamentations, un des pompiers le bouscula.
— Laissez-moi ! hurla l’homme, hors de lui.
— Monsieur Muffart ! Veuillez vous éloigner et nous laisser faire notre travail !
— Vous êtes arrivés trop tard ! À cause de vous ma maison d’édition, mon Journal, ne peut être sauvé ! Vous l’avez laissé mourir ! Vous avez tué le Légitimiste !
— Nous avions des choses plus urgentes à régler.
— Pour sûr ! Vous avez préféré sauver les maisons de ces sales noréens de basse-ville ! Comme si leurs taudis méritaient d’être sauvés !
Il pointa sur lui un doigt crochu et retroussa les lèvres.
— Vous me paierez cela, sachez-le !
— Votre journal n’est qu’un amas de papier assemblé, monsieur ! Il ne compte en rien vis-à-vis de la santé et de la protection des individus !
L’esclandre dura un moment. Lassée de ce spectacle, Mesali continua son chemin. Au fur et à mesure qu’elle s’approchait du centre, les rues devenaient calmes et sinistrées. Ce périple l’épuisa et elle finit par retourner au sol, cherchant un coin tranquille pour manger et s’endormir.
Son odorat la guida vers une maison située dans une ruelle sans vie d’où émanait des odeurs fort alléchantes. Elle s’y faufila par la fenêtre aux vitres brisées. Elle inspira et suivit son flaire afin de trouver des mets appétissants à se mettre sous la dent, dissimulés au beau milieu de ce désordre. Soucieuse d’être la plus discrète possible, elle fureta sur la pointe des pieds. Ses narines la menèrent jusque dans la cuisine ou des bocaux et des fruits gisaient au sol, perdus entre les assiettes fêlées et les verres ébréchés. Une casserole était posée sur le rebord de la table où une soupe de légumes froide attendait d’être mangée.
Après inspection, la petite porta son dévolu sur la soupe ainsi que sur un poulet à moitié déplumé, croqué en partie. Elle se lécha les babines et commença à engloutir son précieux repas. Tandis qu’elle avalait son dîner, assise sur le carrelage, un fébrile miaulement attira son attention.
Un gros chat roux au poil soyeux, portant autour du cou une petite clochette, la regardait. Peureux devant l’intruse, il demeurait à bonne distance, la mine maussade en examinant de ses prunelles cuivrées cette humaine dévorer sa pitance. Pour l’attirer, Mesali arracha une aile et l’envoya quelques mètres devant elle. Le félin suivit le trajet de la volaille et descendit de son trône afin de remplir son estomac criant famine. Tout en mangeant, il ne la quittait pas des yeux. Puis, voyant qu’il n’avait rien à craindre, il se rapprocha et quémanda des caresses.
La petite Féros, exténuée, bailla à s’en décrocher la mâchoire. Elle prit le félin et le promena avec elle aux quatre coins de la maison afin de trouver un coin adéquat où dormir. Elle choisit une chambre mansardée située juste sous les toits. L’endroit sentait bon le savon et le lit était d’un moelleux comme elle n’en avait jamais connu. Elle tira le drap et s’installa confortablement, le chat lové entre ses bras, soupirant d’aise, tous deux ronronnant avec ferveur.
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