NORDEN – Chapitre 131

Chapitre 131 – Le séisme

Alexander ouvrit lentement un œil, un voile vitreux collé sur la rétine. Il se redressa légèrement, tentant de récupérer ses esprits et d’analyser au mieux la situation. Ses mains plaquées sous son torse ressentaient les vibrations du sol. Encore allongé, il tourna la tête et vit l’ensemble du groupe dans la même position. Seul Rufùs était debout et patrouillait d’un air anxieux.

Le Baron poussa sur ses bras et se mit en position assise, le dos appuyé contre la fontaine où plus aucun filet d’eau ne s’échappait de la gueule du reptile. Il prit une profonde inspiration qui le fit tousser puis disposa ses mains en coupelle et les plongea dans le réceptacle du bassin. À peine effleurèrent-elles la surface de l’eau qu’une douleur le foudroya. Il lâcha un juron et contempla ses paumes dont l’une d’elles était entaillée. À vue d’œil, la blessure paraissait superficielle. Il scruta le sol jonché de cailloux et vit l’un d’eux maculé de sang. Il déchira un pan de sa chemise, l’enroula autour de la plaie et fit un nœud plutôt serré pour la comprimer au mieux.

Son bandage effectué, il soupira et regarda les autres membres. Aucun n’avait l’air blessé hormis Pieter qui boitillait. La duchesse tout comme le marquis présentaient des traces de salissures au niveau des genoux et des avant-bras. James, quant à lui, était assis sur le rebord de la fontaine, tenant entre ses mains la boîte noire encore intacte.

Des cris et des hurlements résonnaient en écho, des gens parlaient entre eux par fenêtres interposées. Les voix trahissaient l’angoisse et le désarroi des résidents, accompagnés par les jappements incessants des chiens aussi apeurés que leurs maîtres. Des bruits de roches retentissaient, dégringolant le long des parois de la falaise annexe. Les pierres fissurées par les secousses du séisme lâchaient prise et s’échouaient sur le rivage, caracolant sur les galets de la plage en contrebas. Il en allait de même pour les habitations où les fondations des vieilles bâtisses cédaient.

— Que s’est-il passé ? demanda mollement le marquis.

— Mon père, répondit Irène en se redressant.

— Pourquoi donc ?

Irène se massa les yeux et haussa les épaules.

— Je n’en sais rien, mais au vu de l’heure je dirais qu’Alfadir a reçu le message et a renoué contact avec son frère.

Une quinte de toux l’assaillit. La crise passée, elle s’avança vers le Baron pour prendre la toque qu’elle examina puis caressa tendrement. Hormis quelques taches de terre et traces de sang, la coiffe était intacte et disposait encore de la clé accrochée. Soulagée, elle la remit sur sa tête et tendit généreusement sa main à l’homme. Surpris par son geste, Alexander lui tendit sa main valide et se redressa. Une fois debout, il épousseta son veston et se munit de son arme. Irène leva la tête et observa la harpie qui, redevenu calme, gardait les yeux rivés vers l’Ouest.

— Je suppose, au vu de l’ampleur des secousses, que père a dû détruire l’entièreté du port.

— Dans quel but ? maugréa Rufùs.

— Je n’en sais rien, rétorqua-t-elle tout en tenant le bras du marquis, certainement pour sceller l’accord et empêcher quiconque de fuir l’île pour rejoindre Pandreden.

— Comment ose-t-il ! fulmina-t-il. Combien de centaines voire milliers de victimes votre père vient-il de faire ? Jörmungand ne s’intéresse-t-il pas au sort de nos peuples ?

La duchesse plissa les yeux et lâcha le bras de Lucius.

— Que dites-vous ? Je vous trouve bien hypocrite, Ulfarks, pour un homme qui peu de temps auparavant vient de massacrer une bonne vingtaine de personnes !

Elle fit claquer sa langue et montra les dents.

— Des noréens pour la plupart ! Sans parler que votre père, Hangàr le Téméraire, projetait d’assiéger nos villes. Dois-je vous rappeler que c’est en partie à cause de votre patriarche si la situation actuelle est ce qu’elle est ?

Rufùs serra les poings et se dressa de toute sa hauteur.

— Ce n’est pas la même chose ! Et si votre père n’avait pas fait enlever Imperà, rien de tout ceci n’aurait eu lieu ! Et le territoire des Carrières Nord ne se serait pas rebellé contre vous ! Tout ceci c’est de votre faute ! La faute de votre père que d’avoir exigé ceci à Alfadir !

— Mon pauvre ami ! dit-elle d’une voix doucereuse en lui tapotant l’épaule avec condescendance. Si seulement vous saviez les enjeux qui se jouent à l’heure actuelle ! Je vous garantis que vous regretteriez d’être né noréen et apprendrez à relativiser quant à la situation.

Terriblement énervé, Rufùs la gifla. Un frisson parcourut les quatre spectateurs, rendus muets devant leur emportement soudain. Irène, que la claque avait quelque peu sonnée, se tint la joue et se redressa afin de le défier. Rufùs la dominait d’une tête et plantait sur elle un regard tout aussi haineux. Les autres hommes voulurent intervenir mais elle les en dissuada d’un geste de la main. Lentement, elle s’approcha du soldat et fit claquer sa langue :

— Höggormurinn Kóngur veit allt ! Hann hlýðir vilja Hjarta Kóngur.

À ces mots, le Ulfarks pâlit, affichant une expression de stupeur mêlée d’effroi. Il déglutit péniblement, bredouilla une excuse et s’inclina. Satisfaite de la réaction provoquée, la duchesse se retourna et fit signe au marquis de continuer leur marche. Ces propos abscons laissèrent le Baron pantois qui alla auprès de Pieter pour l’aider à se déplacer tandis que James et Rufùs prirent les devants de l’escorte.

Ils quittèrent le parc et redescendirent les escaliers qu’ils avaient empruntés tantôt pour s’engouffrer dans les ruelles de la basse-ville. L’eau montait jusqu’aux genoux, le ruisseau et les rigoles débordaient. Un remugle de soufre, de vase et de brûlé flottait dans l’air. Avec grâce, Irène disposa une main sous son nez, incommodée.

— Cette odeur est insupportable ! pesta Lucius.

— Comme vous l’avez dit à ma fille Meredith, « bienvenue dans le vrai monde ! » répliqua la duchesse qui se tenait fortement à son bras pour garder l’équilibre.

— J’ai senti que cette phrase avait eu son impact. La pauvre enfant avait paru terrorisée.

— En effet ! j’en ai entendu parler des semaines durant. Je ne sais pas d’ailleurs si je dois vous remercier pour ne pas les avoir tuées ou si je dois vous poignarder pour l’avoir menacée et permis qu’elle soit blessée.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient duchesse, la première proposition me semble préférable.

Ils avançaient avec lenteur. D’innombrables débris de bois, de roches et de verres brisés étaient disséminés de part et d’autre, masqués en partie par les eaux noires. Des objets en tout genre flottaient à la surface, s’accompagnant de cadavres de rats et d’animaux plus intrigants notamment un sanglier, empalé à un pique. Cette vision les heurta mais le groupe poursuivit sa route, tentant de faire fi de la désolation ambiante. Ils parvinrent au croisement de la rue du Chat noir et de la ruelle des Taverniers, celle qu’ils avaient initialement prévu d’emprunter.

— Passons par le second itinéraire, annonça Rufùs, cette rue est certes praticable mais il n’est pas impossible que des bâtiments s’écroulent à notre passage et l’allée est trop étroite pour esquiver les débris en cas d’éboulement.

Tous approuvèrent et continuèrent leur périple. Rufùs ouvrait la voie. James conservait Hrafn et flanquait la duchesse avec le marquis. Enfin Pieter et Alexander fermaient la marche. Quand les deux hommes arrivèrent à l’embranchement, loin derrière les autres, le palefrenier tourna la tête en direction de la venelle sinistrée.

— Qu’y a-t-il, Pieter ? s’enquit Alexander.

— Je viens d’entendre un cri, quelqu’un appelle à l’aide !

Il s’arrêta et resta un instant afin d’écouter plus attentivement. Le Baron, voyant qu’ils se faisaient distancer, le tira.

— Ce n’est pas le moment ! Il nous faut continuer !

— Attendez !

Sentant que son domestique ne bougeait pas, il le prit par le bras afin de le traîner.

— Pieter ! Je t’ordonne de venir sinon je te laisse là !

— C’est un enfant…

Interloqué, le Baron cessa son geste.

— Quoi ?

— Il y a un enfant qui appelle au secours ! fit-il en se tournant vers lui et en défaisant sa main.

Il esquissa un pas décidé en direction des décombres.

— Je t’interdis d’y aller !

— Allez rejoindre les autres et laissez-moi ! cracha le palefrenier. Vous ne m’empêcherez pas d’aller porter secours à un enfant !

Alexander, stupéfait d’être ainsi sermonné par son domestique, demeura coi et le vit s’enfoncer dans l’allée obscure. Il pesta et lui barra la route.

— Va rejoindre les autres, je m’en charge ! Continuez et ne m’attendez pas, je vous rejoindrai à la Mésange.

Sans lui laisser le temps de répondre, il fila droit dans le couloir noir, légèrement emporté par le courant. Il escalada les premiers obstacles. Au sommet des décombres, il prit un moment pour écouter et discerna un faible cri. Alors qu’il enjambait une poutre pour redescendre à tâtons, son pied glissa et il tomba nez à nez sur les cadavres des deux soldats Ulfarks, dissimulés sous les débris, leurs corps écrasés par la lourde charge de la charpente. Le Baron eut un rictus et se releva en gémissant. Le cri de l’enfant résonnait et semblait provenir de l’une des maisons à proximité. Arrivé devant l’une d’elles, où la lueur des chandelles perçait les carreaux noircis, il approcha sa tête de l’huis.

« Maman ! Sort de là maman ! » criait une voix plaintive.

Il poussa la porte bringuebalante. Cependant, la résistance de l’eau ne lui permit pas de l’ouvrir. N’ayant pas la force nécessaire pour l’enfoncer, il examina la demeure. Celle-ci possédait une enseigne mentionnant « Horlogerie Legrand ». La large fenêtre était ébréchée. Il fouilla au sol, agrippa une pierre de belle taille et la jeta avec élan sur la vitre dont le verre se brisa aussitôt en un millier de morceaux qui s’échouèrent au sol dans un fracas assourdissant. Il l’enjamba tant bien que mal, sentant ses muscles engourdis craquer pendant l’effort.

Silencieux, il examina cette pièce semi-obscure, sens dessus dessous, qui devait être, il y a quelques heures à peine, un salon. Un enfant se tenait à quatre pattes aux pieds d’une armoire en bois massif. Le sol de la pièce était inondé sur une dizaine de centimètres. Lorsqu’il vit l’homme entrer, l’enfant fit les yeux ronds. Alexander étudia ce garçonnet d’environ six ans, assez maigre. Ses cheveux bruns ainsi que son visage s’engluaient de suie et ses mains couturées de cicatrices. Ses yeux bleus larmoyants trahissaient un désarroi sans fin. Il était trempé et grelottait.

— S’il vous plaît monsieur, aidez-moi ! renifla-t-il.

— Que fais-tu tout seul ici, mon garçon ? demanda le Baron tout en s’avançant vers lui, intrigué par cet enfant qui ne lui rappelait que trop bien son reflet de jeunesse.

— Monsieur le maire ? couina-t-il en reconnaissant l’homme présent sur le portrait affiché dans sa classe. Je suis pas tout seul, ma maman est là-dessous. Elle a eu peur du tremblement de terre et elle s’est cachée. Mais elle ose plus sortir et l’eau est gelée. Elle va se noyer !

Alexander s’accroupit et examina discrètement sous l’armoire où une paire d’yeux luisants l’observait. L’animal grognait, montrant ses crocs d’un air menaçant.

— Quel est l’animal-totem de ta mère ?

— Un furet, monsieur, marmonna-t-il.

— Va me chercher des chiffons ou des gants épais, s’il te plaît. Ainsi qu’une boîte pas trop mouillée ou un gros récipient avec un couvercle si tu en as un.

L’enfant s’exécuta et partit dans la cuisine. Un bruit de fonte et de métal résonna. Puis il revint avec un gant de cuisine et une marmite en fonte qu’il soulevait péniblement. Alexander enfila le gant sur sa main valide et la plongea sous l’armoire. À l’aveugle, il tâtonna et sentit quelque chose gigoter. L’animal, apeuré, hurlait et se débattait, tentant de le mordre. Il le planqua contre le sol et le mur et empoigna son cou. Une fois son emprise solide assurée, il l’extirpa et brandit le furet dans les airs. Le mustélidé couinait et gesticulait en montrant les crocs.

— Surtout ferme vite le couvercle quand je te le dirai !

Le petit hocha la tête. D’un geste vif, l’homme y engouffra l’animal et ordonna au garçon de recouvrir. Chose faite, il s’appuya de tout son poids afin que la bête ne s’échappe. Pour apaiser sa mère, l’enfant chantonnait une berceuse. Il fallut une dizaine de minutes pour qu’elle se calme et que les coups contre les parois s’estompent. Dès que les grattements eurent totalement cessé, Alexander, essoufflé par l’effort, se leva et s’affala dans le canapé. Il redressa la tête et ferma les yeux afin de récupérer.

Un silence de mort régnait à présent. Les minutes défilaient, rythmées par les basculements successifs des aiguilles et par le ruissellement monotone des gouttes. Elles venaient s’échouer dans l’eau stagnante qui recouvrait le parquet grinçant. Le coucou de l’horloge se mit à résonner, douze coups furent donnés. Le garçon retira doucement le couvercle, plongea sa main dans le récipient et commença à caresser l’animal. Voyant que sa mère était redevenue sereine, il la prit dans ses bras. Tout en la cajolant, il regarda son sauveur, les yeux brillants d’admiration.

— Merci monsieur, annonça-t-il d’une voix faible.

Alexander laissa échapper un petit rire.

— Il n’y a pas de quoi, jeune homme, soupira-t-il, comment t’appelles-tu ?

— Je m’appelle Léonhard Legrand, monsieur. Mais tout le monde m’appelle Léon.

Il sortit de la poche de son pantalon une montre à gousset sur laquelle un lion rampant était finement ciselé et la plaqua contre son oreille. Le son du tic-tac apaisa instantanément son agitation.

— Vous allez où ? demanda-t-il timidement.

— À Varden, dans un lieu sûr.

Il y eut un silence.

— Je peux venir avec vous ? fit-il d’une voix aiguë.

— Cela va de soi, sauf si tu préfères rester ici et attendre que ta maison s’écroule.

Le visage du garçon s’illumina.

— Si tu as des affaires à prendre avec toi, fais-le tout de suite. Nous partons dans cinq minutes. Prends un vêtement chaud ainsi qu’un gros couteau. On ne s’en servira peut-être pas mais mieux vaut être prudents.

Le garçon hocha la tête et s’exécuta, sa maman lovée au creux de ses bras.

Chapitre Précédent |

Sommaire | Chapitre Suivant

Laisser un commentaire