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NORDEN – Chapitre 14

Chapitre 14 – La demande

Le soleil entamait sa descente dans le ciel moutonné d’épais nuages, nimbant l’île d’une coruscante clarté mordorée vrillée d’orange et d’azur. L’orage venait de cesser son déferlement. Le vent marin charriait dans l’atmosphère un effluve d’iode, d’humus et de pierre mouillée. En ce début de mois de mai, la chambre baignait dans une tiédeur agréable. Des gouttes d’eau cristallines perlaient sur la fenêtre aux ailes ouvertement déployées pour aérer la pièce avant de la sceller de ses volets pour le reste de la soirée. Dehors, le bruissement des frondaisons agitées par les bourrasques se mêlait aux cris rauques des goélands ainsi qu’aux gazouillements des moineaux qui, après la tempête et sa pluie diluvienne, se faisaient une joie d’entamer leur concert de trilles, perchés sur les branches du noyer.

Alexander était confortablement assis sur son fauteuil, les bras déroulés sur les accoudoirs. Juste devant lui, joliment éparpillées sur le présentoir de sa coiffeuse, une myriade de fournitures de toilettes exhibaient leurs parures de verre desquelles s’échappaient d’aguichantes flagrances florales. Debout derrière son maître, Désirée brossait sa longue chevelure ébène qui lui arrivait à présent jusqu’aux clavicules. Elle semblait éteinte et effectuait sa tâche avec une langueur presque mécanique. Ses gestes d’ordinaire habiles démontraient une retenue inédite et toute jovialité avait déserté son visage fermé. Même ses prunelles noisette avaient perdu leur éclat, devenues aussi ternes que celles de sa mère.

Trois mois s’étaient écoulés depuis le soir de la majorité du baronnet et les deux jeunes gens n’avaient pas eu l’occasion de se retrouver seul à seul. Surmené par le travail et les obligations dues à son nouveau rang, Alexander n’avait pas vu les semaines défiler, enchaînant les cours, les réunions ainsi que les dîners mondains. Désirée, quant à elle, prenait soin de l’éviter lorsqu’il se trouvait à domicile et faisait son possible pour déléguer ses tâches aux autres domestiques afin de ne pas attiser l’ampleur de sa peine en côtoyant le garçon de trop près.

Une gêne notable s’était donc instaurée entre les deux amis depuis l’annonce faite par Alexander la veille de son anniversaire. La jeune aranoréenne ne parvenait pas à admettre son alliance prochaine. C’était trop soudain, trop irréel ! Et son esprit réfutait l’aigre fatalité de se retrouver seule, son amant dérobé par une tierce concubine qu’elle n’avait encore jusque là jamais rencontrée et dont elle ne connaissait ni le nom ni le statut.

— Tes cheveux ont sacrément poussé, se contenta-t-elle de murmurer après un long moment, consciente qu’elle ne pouvait, en dépit de son chagrin, demeurer éternellement froide envers l’être qu’elle chérissait le plus au monde, au même titre que Séverine et Ambroise. C’est fou ce qu’ils sont doux et brillants maintenant.

— Tu trouves ? s’étonna-t-il, ravi intérieurement qu’elle se décide enfin à lui parler.

Les yeux clos, il se laissait bercer par les caresses du peigne contre son crâne. S’il avait été un chat, il aurait ronronné d’aise tant ce moment partagé lui avait manqué.

— Souhaites-tu que je te les attache pour une fois ? Un catogan t’irait si bien.

Il eut un petit rire et entrouvrit un œil.

— Ce n’est pas un peu désuet ? Ça doit bien faire trente ans que cette coiffure est démodée. Il n’y a que les vieux pour oser encore s’en attifer.

— Ça te donnera l’occasion de le remettre en vogue et au moins ça te rendra unique vu que tu n’arrêtes pas de dire que vous portez tous les mêmes ensembles.

— Dans ce cas, vas-y, je te fais confiance.

Il ricana et ajouta d’un ton malicieux :

— Au pire je saurai à qui me plaindre si je suis tourné en ridicule lors de mon rendez-vous.

— Non ! je suis persuadée que ça t’ira très bien et tu as la longueur parfaite en plus ! Je suis sûre que ça mettrait tes yeux et ton visage en valeur.

Elle fit la moue et renifla, les prunelles humides.

— Mademoiselle sera plus que conquise en te voyant ainsi, ajouta-t-elle d’une voix légèrement chevrotante.

Intrigué par son ton plaintif, il fronça les sourcils et l’observa à travers le reflet du miroir. Il fut chagriné de voir des larmes rouler sur ses joues qu’elle tentait discrètement d’essuyer d’un revers de la main. Il s’efforça d’arborer une expression neutre, quoique tiraillé mentalement.

Il déglutit puis demanda posément :

— Tu pleures ?

— Non ! rétorqua-t-elle vivement. C’est juste la fatigue. Je suis simplement un peu triste que tu t’en ailles, c’est tout.

Elle toussa et se pinça les lèvres.

— En même temps, c’est ce qu’il y a de mieux non ? Tu seras loin de ce tyran désormais. À l’abri et heureux en compagnie de la femme que tu as choisie. Protégé par tous tes nouveaux amis élitistes. Tu pourras mener tes objectifs à bien et tu n’auras plus à souffrir de sévices corporels…

Un sanglot étrangla sa voix et elle renifla bruyamment, tentant vainement de maîtriser les tremblements qui foudroyaient ses mains. Son estomac se tordait de douleur.

— J’espère seulement que tu viendras nous voir de temps à autre, même si je sais très bien que tu seras surmené. Je veux juste pas que tu nous oublies ou nous renies. Même une visite par an suffirait à me combler.

— Voudrais-tu que je t’engage à mon service ? Je ne compte pas avoir énormément de domestiques et je pourrais aisément te prendre en charge y compris ta mère et ton frère. Vous n’aurez plus à craindre la folie de mon père.

— Non ! je ne veux pas être un frein à ton ascension et je pense que j’aurais du mal à supporter de travailler sous la direction de quelqu’un d’autre…

Elle soupira avant d’ajouter plus bas :

— De te voir avec une autre…

Il sentit la respiration de son amie s’accélérer. Ne souhaitant pas accentuer son embarras, il ne lui en fit pas la remarque et la laissa continuer sa tâche. Fébrile, Désirée prit ensuite un ruban de soie bleu, l’enroula autour de la mèche et fit un nœud ample qui retombait sur ses épaules. Une fois son opération terminée, le baron se leva et contempla son reflet à travers le miroir. Après s’être observé sous toutes les coutures, Alexander pinça le bout de ses cheveux et s’attarda sur sa nouvelle coiffure qu’il semblait apprécier.

— Comment me trouves-tu ? s’enquit-il en se tournant vers elle, un sourire esquissé sur ses lèvres.

Elle eut un rire nerveux et réprima un hoquet. Jamais elle ne l’avait vu si élégamment accoutré auparavant. Certes, ses apparats du jour étaient bien moins ostentatoires que les fois précédentes, mais le baronnet exhalait à cette heure une telle assurance couplée d’une telle félicité que l’entièreté de son être resplendissait. Sa fierté n’avait d’égale que l’abîme où gisait le cœur de sa tendre Désirée. Au fond d’elle-même, la domestique ne cessait de ressasser les sermons que l’Allégeance lui rabâchait depuis l’enfance : qu’elle n’était qu’une modeste aranoréenne formée pour servir les nobles aranéens dont son maître en était l’un des membres. Qu’espérait-elle d’autre ? Il ne lui devait rien. Ils ne s’étaient rien promis, rien avoué. Elle avait toujours pensé qu’elle serait assez forte pour encaisser cette déchirure et avait imaginé cette scène de nombreuses fois, aspirant secrètement être celle à qui cette alliance serait destinée.

— Tu es vraiment beau ! avoua-t-elle, les yeux embués, prête à fondre en larmes pour la troisième fois de la journée.

— Merci ma chère, tu as fait un travail remarquable.

Il s’avança vers elle et déposa un baiser sur sa joue.

— Veux-tu que je te montre la bague de fiançailles que je vais offrir à ma promise ? murmura-t-il au creux de son oreille.

Ses mots la poignardèrent. Ne pouvant répondre tant sa gorge était nouée, elle se contenta d’un simple hochement de tête. Sur ce, il se dirigea vers son bureau, sortit du tiroir un petit écrin laqué de noir puis revint à ses côtés. Un sourire irradiait sur son visage lorsqu’il ouvrit le coffret où un anneau sublimement ouvragé reposait sur son socle de mousseline blanche. Sa surface lisse brillait d’un éclat flamboyant inhabituel.

À son approbation, Désirée prit méticuleusement le bijou et le considéra d’un œil vide, l’air absent.

— De l’or cuivré ? Voilà qui est bien rare, murmura-t-elle mollement. Mademoiselle va être ravie.

— C’est exact, ça coûte même extrêmement cher ! J’y ai même fait graver des inscriptions à l’intérieur afin de sceller à jamais le nom de ma douce promise et de faire augmenter son prix.

Elle approcha le bijou de son œil, tentant d’imprimer dans sa mémoire le nom de l’heureuse élue :madame Désirée von Tassle. À la lecture de l’épigraphe, ses paupières s’écarquillèrent et sa mâchoire manqua de se décrocher. Elle eut la sensation que le monde chavirait et demeura un instant interdite. Les membres cotonneux, elle se révélait incapable de concevoir ce que son cerveau avait toujours désiré et qui s’offrait à elle de si subite manière. Alexander prit l’alliance et, comme il était de coutume dans les mœurs aranéennes, se plaça devant sa dulcinée. Il mit un genou à terre, posa une main sur son cœur et la contempla.

— Ma chère et tendre Désirée, souhaitez-vous devenir ma charmante épouse ? demanda-t-il suavement, les yeux rieurs devant la réaction qu’il espérait. Désirez-vous partager la fin de vos jours en mon humble compagnie ?

— Mais… mais comment ?

Il se redressa et effleura délicatement sa joue.

— Tu n’espérais tout de même pas que je t’abandonne si facilement, ma friponne ? dit-il cyniquement.

Submergée par un déluge d’émotions, Désirée le gifla avec violence. Il fut ahuri par cet acte aussi vif qu’impromptu et demeura immobile tandis que, tremblante de la tête aux pieds, la domestique craqua et se jeta dans ses bras.

— Mais quel idiot ! marmonna-t-elle en le serrant farouchement, la voix étranglée par ses sanglots.

Il étouffa un rire.

— Tu pourras donner une gifle à ton frère et à ta mère qui étaient également dans la confidence ! Je voulais te faire la surprise. Ça m’a profondément attristé de te voir si abattue ces derniers temps. Il a fallu qu’on soit discrets pour ne pas éveiller tes soupçons. Pourtant, on en a fait des maladresses qui auraient pu te mettre la puce à l’oreille. Une chance que ton frère soit parvenu à rattraper le coup plus d’une fois.

— Mais pourquoi vous avez fait ça ? s’indigna-t-elle en se décrochant de lui pour l’observer intensément.

Ses sourcils froncés marquaient son incompréhension face à cette perfide mascarade. Pourquoi l’avaient-ils malmenée ainsi sachant qu’elle en serait chamboulée ? Même sa mère avait osé être dans la confidence et ne rien lui avouer !

— Je voulais savoir si ce que j’éprouvais à ton égard était réciproque et que tu n’es pas attachée à moi par simple clémence ou affinité de longue date. Il existe un monde entre aimer une personne comme sa propre famille et vouloir partager l’entièreté de sa vie auprès de cette même personne. Surmonter à deux les aléas, les joies et les peines et fonder par la suite un nouveau nid où prospérer. Avant que je ne te voie souffrir de la sorte, je ne savais pas encore où tes sentiments basculaient. J’ai su que l’annonce de mon union prochaine t’avait bouleversée. Ta mère et ton frère m’ont également rapporté ce que, très sincèrement, j’espérais au fond de moi. J’ai donc ourdi ce petit plan en choisissant une date où mon père serait absent pour que je puisse te déclarer ma flamme et que nous puissions parler librement d’un certain nombre de points sans être interrompus ni risqué d’être découverts.

Il ricana et massa sa joue rougie par l’impact.

— Je ne savais pas comment tu réagirais, bien entendu, mais je dois t’avouer que je ne suis pas déçu de ta réaction ! Quoique légèrement trop épicée à mon goût. Je ne t’imaginais pas si violente. Ma joue s’en souviendra pendant longtemps.

— Tu es ignoble et c’est bien fait pour toi ! Comment as-tu pu croire un instant que je n’éprouvais rien pour toi ?

— Je ne voulais pas te faire tant de peine, ma douce. Je désirais être sûr et certain que tu serais capable de me suivre à l’avenir. Cette démarche n’est pas anodine et cette demande va impliquer bien plus dans nos vies qu’une simple formalité d’union. Nous allons risquer gros, ma chère. Car, je le regrette, mais ma décision de t’épouser ne va clairement pas plaire à mes pairs et encore moins à père.

Les yeux de la domestique s’écarquillèrent d’effroi.

— Par Halfadir ! Mais que va dire le maître s’il l’apprend !

Alexander l’enserra de nouveau, lovant sa tête contre son cou.

— N’aie crainte, j’ai pensé à tout. Toi et moi quitterons le manoir après lui avoir annoncé, j’ai assez d’argent de côté pour nous permettre de vivre convenablement dans un modeste domaine à la campagne. J’en choisirai un assez grand pour y accueillir ta mère et ton frère afin que père ne se défoule pas sur eux en notre absence. Nous irons habiter tous les quatre là-bas, loin de la foule.

— Et Pieter ?

— Il renoncera à son poste de palefrenier pour s’établir à Varden et trouver un emploi dans les écuries municipales. Il aura son propre logis et compte y recevoir son amant lorsque le capitaine sera en escale en ville. Je lui rédigerai une lettre de recommandation pour louer ses mérites et le remercier de ses quinze ans de bons et loyaux services.

— Tu es tellement gentil Alexander ! Comment se fait-il qu’un tyran puisse être le père d’un être si adorable.

Elle resserra son étreinte, manquant de l’étouffer, puis marmonna des paroles inaudibles.

— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-il, amusé devant sa créature tout ébranlée.

Elle déglutit péniblement et s’éclaircit la voix :

— Tu es sûr de vouloir être avec moi ? Je veux dire, je suis qu’une domestique, je suis à demi noréenne et je ne suis pas très jolie. En plus, je n’ai ni titre ni argent. Tu vas perdre toute crédibilité au sein de la noblesse à être avec quelqu’un comme moi et je sais que t’as besoin de notoriété pour ta carrière en politique.

Alexander soupira et fronça les sourcils. Il s’assit sur le lit et l’invita à le rejoindre.

— Désirée, je connais parfaitement les risques et les blâmes que j’encoure à me marier à quelqu’un de ta condition. J’ai tout analysé avant de trouver le bon moment pour sauter le pas. Nous aurons une maison, j’ai un peu d’héritage et je vais avoir un travail bien rémunéré. Nous n’aurons pas besoin de domestiques à charge et ton frère pourra travailler en dehors s’il le souhaite. Nous ne vivrons pas dans l’opulence mais nous ne manquerons de rien. Quant à l’Élite, le fait de savoir le maire marié à une noréenne me rassure. Les choses sont en train de changer et je pense ne pas prendre trop de risque à l’idée de m’unir avec une aranoréenne. Bien que pour les plus éminents d’entre eux, ma notoriété va être entachée si ce n’est anéantie.

Il lui donna un baiser sur le front et essuya sa larme.

— Mais je préfère mille fois diminuer mon train de vie en vivant auprès de toi, que d’assurer mon titre, ma fortune et ma renommée au sein d’une Élite que je déteste. Aucune aranéenne de haut rang n’est digne de toi, elles sont toutes aussi fausses les unes que les autres et ne me convoitent que pour mes biens.

Il entrelaça ses doigts aux siens et lui adressa un sourire si franc qu’elle en fut totalement désarmée.

— Alors que toi au moins tu m’as toujours accepté. Tu m’as supporté, relevé, soutenu, réconforté un nombre incalculable de fois. Tu es la seule à pouvoir tolérer mon caractère de chien, à me secouer les puces et à pouvoir t’opposer à moi lorsque tu trouves la chose légitime.

Elle pouffa puis se pinça les lèvres, les joues rubescentes par ce florilège de compliments. Il approcha son visage du sien et déposa un baiser furtif sur sa tempe.

— Après, je ne crois pas avoir entendu ta réponse. Peut-être que mademoiselle n’est pas encline à passer sa vie aux côtés d’un garçon torturé au corps meurtri et plus jeune qu’elle. Un vulgaire baronnet prompt à s’emporter facilement et qui ne disposera pas assez d’argent pour offrir tout ce qu’une dame de sa veine pourrait exiger.

Elle gloussa et le regarda intensément.

— Aurais-je le droit à mon petit déjeuner au lit ?

— Tous les jours si telle est la volonté de madame la baronne.

Sur ce, elle avança sa senestre en sa direction. Il la lui prit délicatement et y glissa l’anneau à son annulaire. Sitôt sa proposition acceptée et la bague enfilée, Alexander s’éclaircit la voix et invita Séverine ainsi qu’Ambroise à pénétrer céans. Ces derniers patientaient sagement derrière la porte close, tentant de faire le moins de bruit que possible. À peine foulèrent-ils le plancher, que la mère se rua dans les bras de sa fille pour l’enlacer. Elle la couvrit de maints baisers et la félicita grandement.

Jamais Alexander n’avait vu cette femme si rayonnante avec ce sourire sincère qui fendait son visage et ces yeux brillants de larmes. Le frère, quant à lui, fit preuve de retenue et se contenta d’une brève accolade couplée d’un simple compliment :

— Alors comme ça je dois t’appeler baronne maintenant ? dit-il d’un air moqueur.

Elle redressa la tête et posa une main sur son cœur. Le port altier parié d’un ton châtié, elle déclara sans ambages :

— Madame la baronne, s’il te plaît ! Ou maîtresse, oh oui ! maîtresse, ça me plaît bien !

Il ricana et lui accorda une pichenette sur le menton.

— Même pas en rêve petite sœur !

Après ces vifs émois, ils la convièrent dans la chambre d’amie. Plus petite que celle du baronnet, la pièce se situait juste en face. Son unique fenêtre s’ouvrait sur l’arrière des jardins où la pinède, siégeant à une centaine de mètres de là, marquait la frontière avec les falaises granitiques. Derrière les arbres, le vaste océan s’épanouissait à perte de vue. Sur le lit, deux paquets joliment emballés à son intention se trouvaient mis. Elle délia les rubans et les ouvrit.

Dans le premier reposait une robe en mousseline vert d’eau à motif liberty, cintrée sous les seins par une lanière de soie rose poudré. La robe descendait jusqu’aux chevilles et s’harmonisait à cette saison de floraison. Tandis que le second, plus lourd et volumineux, contenait une paire de souliers bruns à lacets dorés. Ils étaient pourvus de hauts talons.

Les pupilles pétillantes à l’égard de tels présents, Désirée pressa l’étoffe contre sa poitrine, couvrant sa famille de remerciements. Pendant que Séverine l’aidait à se laver puis à s’habiller, les deux garçons, postés côte à côte devant la fenêtre bée, portaient leur attention sur le paysage, échangeant à voix basse sur les derniers préparatifs de la soirée.

— J’espère vraiment qu’Ulrich ne va pas rentrer à l’improviste ou qu’il n’y aura pas de ragots colportés suite à votre sortie, marmonna Ambroise, les dents serrées. Je n’ose imaginer quelle serait sa réaction s’il apprenait la nouvelle.

— Ne t’inquiète pas, père a une soirée de la plus haute importance et pour le moins stressante. Il ne rentrera pas ce soir, ça je te le garantis. Je serais même prêt à parier qu’il se rendra au Cheval Fougueux avant de revenir ici car il aura besoin de défouler ses nerfs. Tu peux être sûr qu’il ne sera pas au manoir avant demain en fin de matinée.

— Où allons-nous ? demanda Désirée d’une voix aiguë, intriguée par leurs messes basses.

— Tu ne veux pas avoir la surprise ? répondit posément Alexander en lui jetant une œillade amusée.

— Oh s’il te plaît, dis-moi !

Sans attendre sa révélation, Séverine se pencha vers sa fille et murmura quelques mots à son oreille. Cette dernière écarquilla les yeux et émit un petit cri de stupeur.

— À la Belle Époque !

Sis en pleine campagne et possédé par le vénérable William de Rochester, le domaine avait été transformé depuis peu en restaurant et rebaptisé la Belle Époque, visant à accueillir une clientèle fortunée, qu’elle soit d’origine aranéenne ou noréenne. Les avis sur cet endroit étaient élogieux, qu’ils soient d’ordre culinaire, décoratif ou pour l’amabilité du personnel.

Le jeune baron avait longuement hésité à l’inviter dans un tel lieu de prestige de peur qu’elle ne se sente guère à l’aise dans un milieu aussi aisé, pourvu d’une chalandise qu’elle ne côtoyait pas d’ordinaire. Cependant Pieter l’avait séduit en vantant de manière laudative cette propriété appartenant au père de son amant James.

— Cela ne te fait pas plaisir ? la nargua Alexander. J’ai réservé il y a plusieurs semaines pour être sûr d’avoir une place. Mais si cela ne te convient pas, je peux toujours nous emmener dans un coin plus convivial et tranquille. Iriden et Varden regorgent de bistrots. On en trouvera bien un pour nous plaire.

— Tu plaisantes, je rêve d’y aller ! Depuis le temps que Pieter en parle !

Vêtue de sa robe qui la seyait à merveille, Désirée s’installa sur la chaise et se laissa coiffer à son tour. Tandis que la mère brossait ses cheveux châtains, le frère, dans un instinct inné de provocation, s’amusait à titiller gentiment ses nerfs.

— Tu sais, qu’à présent, tu vas être hiérarchiquement supérieur à moi ma petite baronnette ? Je te préviens de suite, les marques de politesse et les courbettes ce n’est pas mon truc, donc hors de question que je te fasse la révérence chaque matin au réveil. Je refuse également de te laver les pieds, de t’apporter ton petit déjeuner au lit ou de débarrasser ton pot de chambre ! Et ce n’est même pas la peine de me réveiller en pleine nuit pour que j’aille en ville acheter une broutille que tu auras oublié de noter sur ta liste de course ! La chienne dévouée ici c’est toi ! Moi je ne suis qu’un fief renard qui tente de survivre dignement en gagnant sa maigre pitance.

Alexander patientait en silence. Assis sur le lit, il observait d’un œil attendri cette famille unie à qui il devait tant. Ils allaient tous travailler à son service dorénavant, abandonnant derrière eux ces longues années de tristesse et de tourments au profit d’une vie calme, loin de l’emprise de l’Élite. Il contemplait le visage radieux de sa friponne, analysait ses faits et gestes. Lorsque Séverine eut terminé de la natter, laissant parcourir entre les boucles fécondes un nœud de soie pistache dont le bout titillait l’orée de son décolleté, elle l’aida à épingler son médaillon tout juste lustré, miroitant d’un bel éclat doré.

Avant qu’ils ne partent et dans le but de posséder un souvenir de ce jour si spécial, Alexander avait emprunté un appareil photographique dans une boutique cossue d’Iriden. Il convia sa compagne dans la roseraie afin de la photographier dans ce coin de jardin foisonnant de roses justes écloses, cajolées par la rousse lueur du soleil couchant. Les fleurs aux pétales épanouis, allant du blanc pur au pourpre en passant par le carmin et l’incarnadin, se déployaient avec majesté entre les arbres feuillus et les sculptures en marbre.

Désirée s’assit sur le muret et, pour s’amuser, embrassa les naseaux de la statue de licorne qui se tenait en bas de l’arche fleurie. Alexander l’imita sur le côté opposé, effleurant de ses lèvres le nez du cerf. Enfin, ils en prirent une troisième, debout sous l’alcôve, encerclés par les deux sculptures animalières qui semblaient poser sur eux un regard insondable. Puis, souriants et le pas pressant, les deux amants s’engouffrèrent dans le fiacre pour leur première soirée ensemble en dehors du manoir. Heureux de les voir si euphoriques, Pieter referma la porte de l’habitacle et regagna son poste. D’un coup de cravache, il fouetta l’arrière train de ses palominos. Les deux bêtes attelées s’engagèrent au petit trot dans l’allée, quittant le lieu pour se rendre à l’institution de la Belle Époque.

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