NORDEN – Chapitre 14

  • Chapitre 14 – La fête nationale – le bal

L’horloge de la mairie indiquait dix-sept heures lorsque la jeune femme regagna le stand. Du monde s’était attroupé sur la grande place, l’orchestre battait son plein et de nombreuses personnes dansaient au rythme des musiques. Alors qu’elle commençait à ranger ses affaires, Bernadette salua son retour. Pratiquement tout avait été vendu et elle avait donné les derniers morceaux de gâteau aux enfants.

En balayant la place du regard, Ambre vit Adèle et ses amis en train de grignoter un bout de tarte sur le rebord de la fontaine. Après avoir sucé ses doigts couverts de sucre, la petite se mit à danser, faisant tournoyer sa robe blanche. Ferdinand la prit par la main et la fit valser. La jeune femme ne put s’empêcher de sourire lorsque la petite écarta les bras, riant aux éclats. Cette image lui rappelait la relation qu’elle avait autrefois avec Anselme ; cette amitié simple et insouciante.

Bernadette l’extirpa de sa rêverie et lui donna des pièces pour la récompenser de son service. Puis elle prit sa charrette et partit rejoindre son logis. Ambre, qui n’avait plus vraiment de choses à faire, se positionna devant la mairie et contempla la scène, accoudée au socle de l’une des statues de lion. Les gens dansaient avec énergie. Le spectacle offrait une myriade de couleurs où robes et tuniques avaient des formes et des motifs variés, scintillant au soleil. L’air exhalait un parfum exquis, mélange de notes florales et fruitées.

Finalement, il y a quand même quelques bons côtés à vivre ici.

Adèle rejoignit sa sœur, accompagnée de ses amis.

— Ambre ! Je peux passer la nuit chez Ferdinand ? Sa maman est d’accord !

La jeune femme regarda le garçon dont le visage affichait un sourire rayonnant.

— Je n’y vois pas d’inconvénient, finit-elle par répondre, par contre, je veux que tu sois sage et que tu te comportes bien, c’est d’accord ?

Adèle se mit au garde-à-vous.

— Oui chef ! C’est promis !

Sur ce, elle partit à la suite de Ferdinand en direction de Varden. L’aînée gloussa en les voyant se tenir par la main.

— C’est rare de te voir aussi souriante ! annonça une voix grave juste à côté d’elle.

Elle tourna la tête et vit Anselme, la mine joviale.

— Bonjour Anselme ! Comment vas-tu ?

— Plutôt bien, la journée est à la fête et à la légèreté à ce que je vois. Je suis agréablement surpris de voir autant de monde. Même le Duc von Hauzen a l’air ravi !

Elle porta son regard vers l’estrade et nota que l’homme déclamait sa harangue auprès de ses partisans, effectuant de gestes éloquents pour épouser ses paroles.

— Excuse-moi de ne pas avoir répondu à ta lettre.

— Ma lettre n’exigeait pas de réponse. Je tenais juste à t’exprimer le fond de ma pensée. Je ne veux pas te savoir en difficulté, ni toi ni la petite Adèle. Je veux juste que tu saches que tu peux compter sur moi maintenant.

— C’est très gentil à toi, mais je pense pouvoir m’en sortir sans trop de peine… Du moins jusqu’à cet hiver.

L’orchestre entama une valse. Anselme posa sa canne contre le mur puis tendit une main à son interlocutrice.

— Tu… Tu es sûr de toi ? bégaya-t-elle, surprise.

— Ne t’inquiète pas ! Suis mes pas et ne te concentre sur rien d’autre que la musique.

— C’est que… Je ne suis même pas habillée pour l’occasion et ça fait des années que je n’ai pas dansé !

— Ne t’en fais donc pas pour ça !

La main tendue vers elle, il lui adressa un sourire charmeur. Après une brève hésitation, elle lui donna la sienne et tous deux se dirigèrent au centre de la piste. Les deux partenaires se firent face puis il s’approcha d’elle pour être à son contact, posant sa paume libre sur le bas de son dos. Une fois que sa cavalière eut posé sa main sur son épaule, il commença à se mouvoir avec lenteur. Ambre se laissa guider par sa gestuelle, plutôt gracile pour un infirme.

— C’est drôle, je ne t’imaginais pas aussi ridiculement petite, railla-t-il en se penchant vers elle, tu ne dois pas voir grand-chose de ta… Aoutch !

Mesquine, elle lui écrasa le pied.

— Oh ! excuse-moi. Je n’ai pas fait ça depuis des années, je suis un peu rouillée, tu sais !

— Il n’y a pas de mal ma chère rouquine, répondit-il en la serrant un peu plus par la taille.

Ainsi rapprochés, Ambre pouvait humer son parfum aux notes de bleuet et admirer le moindre trait de son visage. Quand elle redressa la tête pour planter son regard dans le sien, elle fut aussitôt bercée par la profondeur de ses yeux noirs. Le sang lui monta aux joues. Honteuse, elle baissa les yeux et suivit tant bien que mal la cadence imposée par son partenaire.

Elle avait perdu l’habitude de danser en duo. Pourtant, elle dansait régulièrement lorsqu’elle était plus jeune puisqu’il était important que les enfants, aranéens comme noréens, s’adonnent à cette activité en accord avec les mœurs sociales.

— Excuse-moi, dit-elle avec sincérité après avoir écrasé son pied pour la seconde fois, je ne l’ai pas fait exprès ! Je peine à suivre le rythme.

— Tu te débrouilles très bien ! Tu es la cavalière idéale pour un infirme tel que moi ! répondit-il, narquois.

Ambre rit aux éclats. Ils se déplaçaient avec autant de grâce et de légèreté qu’ils le pouvaient, manquant par moments de bousculer certains couples tant leurs mouvements étaient brusques et maladroits.

Au fil des minutes, elle gagna en assurance, les réflexes lui revenant en mémoire. Tels des oiseaux en parade, ils tournoyaient avec fougue. Elle se déplaçait sur la pointe des pieds tandis qu’il se pressait contre elle afin de conserver son équilibre. Puis il la fit se cambrer en arrière et la remonta avec soin, sa main fermement appuyée contre son bassin.

En lâchant prise, la jeune femme nota que bon nombre de spectateurs les observaient et conversaient à voix basse. Une sensation de malaise la transporta et son rythme cardiaque s’accéléra.

Anselme rit et la rassura :

— Ne fais pas attention à eux, c’est de moi qu’ils parlent ! Ils n’ont pas l’habitude de me voir danser. Je ne me rends disponible que rarement pour participer à ce genre d’activité et rares sont les femmes qui m’accompagnent. Je suis pourtant très courtisé et je refuse régulièrement leurs demandes.

— Monsieur est courtisé ou ces dames ont-elles tellement pitié de ta personne qu’elles te proposent leur compagnie ? rétorqua-t-elle, le sourire en coin.

— Un peu des deux. Mais comme tu peux le voir, ma démarche et ma danse ne sont pas des plus majestueuses.

— Je t’avouerais que je n’aime pas être au centre de l’attention. J’ai l’impression que tous les regards sont braqués sur nous ! Pourquoi m’as-tu invitée à danser ?

Anselme fit un pas vers la gauche et la fit virevolter. Les cheveux de la jeune femme épousaient son mouvement et reflétaient les rayons du soleil. Il fut alors ébloui par cette vision mais de nature taquine, il ne voulut pas la complimenter. Au lieu de cela, il revint à son contact et, tout en continuant de mener la danse, répondit avec une pointe d’ironie :

— En hommage au bon vieux temps ! J’ai toujours apprécié danser en ta compagnie. C’était l’occasion rêvée, tu ne trouves pas ?

Le visage de la noréenne s’empourpra.

— Le Baron ne va pas être outré par ton comportement ?

Anselme eut un petit rire.

— Ambre, il ne s’agit que de danse. Il n’y a rien de choquant à voir quelqu’un de la haute société danser avec n’importe qui, rassure-toi !

Il approcha sa tête et murmura à son oreille :

— Même avec une pauvre petite serveuse sans le sou.

Elle fit mine d’être choquée et lui donna un violent coup de hanche. Surpris par ce geste brusque, le garçon manqua de tomber à la renverse mais elle le rattrapa en hâte.

— Oups ! pardonne-moi. La sale petite rouquine que je suis a encore du mal à maîtriser ses mouvements.

Elle enroula ses bras autour de sa taille et l’enserra.

— Heureusement que je suis là pour te rattraper mon cher petit infirme.

— Que ferais-je sans toi en effet !

Ils firent de nouveau quelques pas avant que la musique ne s’achève sur une ultime pirouette. Essoufflés et légèrement en sueur, ils quittèrent la piste et rejoignirent leur position initiale. Anselme tenait le bras de son amie et s’appuyait contre elle pour ne pas choir.

Dès qu’il reprit sa canne, il lui proposa de s’éclipser dans une rue annexe afin de discuter tranquillement. Ils se retrouvèrent dans un parc boisé à quelques rues de la place et s’assirent sur le rebord d’une fontaine. Sous le silence ambiant, Anselme observait le paysage d’un air songeur, un sourire toujours affiché sur ses lèvres. Ambre, quant à elle, était perturbée, les paroles de Meredith lui revinrent à l’esprit.

— Dis-moi, finit-elle par dire, pardonne-moi de te demander ça, mais je voudrais en avoir le cœur net…

Il la regarda sans un mot, attendant sa question.

— Est-ce que… es-tu… le Baron est-il bon envers toi ? Je veux dire, tu n’es pas maltraité ou manipulé ?

Il eut un rictus et fronça les sourcils.

— Pourquoi me poses-tu encore la question ? Qu’est-ce qui te fait penser cela à chaque fois que tu me vois ? Je t’ai déjà dit que le Baron me traitait comme il se doit. Il est devenu un père à mes yeux… enfin, à sa manière. Que dois-je faire pour te le prouver à la fin ?

Son ton était menaçant, Ambre sentait qu’elle l’avait vexé et se justifia en hâte :

— Excuse-moi, c’est juste que… Meredith est venue me parler tout à l’heure et elle m’a révélé des choses au sujet du Baron, des choses qui m’ont interpellé et…

Il la coupa d’un geste de la main et souffla d’agacement.

— Je t’arrête tout de suite ! J’ai bien vu qu’elle t’avait pris à part. C’est une gentille fille, certes, mais elle s’ennuie tellement de sa condition qu’elle s’invente toutes sortes de choses pour pimenter un tant soit peu sa vie, c’est une fabulatrice ! Elle souhaiterait mener sa vie autrement, je le sais car elle m’a déjà fait des avances par le passé. Elle voulait être avec quelqu’un qui pense autrement que par les dogmes de la haute société et je correspondais à cet idéal.

Il inspira fortement, les doigts crispés sur son pantalon.

— Sauf que je ne suis absolument pas attiré par elle, ni par aucune autre d’ailleurs. Depuis, elle m’en veut et n’ose plus vraiment venir vers moi, alors que clairement cette histoire me passe au-dessus de la tête !

La mine maussade, elle déglutit péniblement et soupira.

— Je comprends. Elle m’a justement demandé d’être son amie. L’ennui est que je suis rarement disponible et côtoyer des gens de la noblesse me rend mal à l’aise.

— Je ne suis pas surpris qu’elle puisse vouloir me discréditer à tes yeux, surtout si elle compte t’accaparer. Elle est de nature jalouse et possessive. Cela ne m’étonnerait guère qu’elle tente de t’éloigner de moi en colportant des ragots sur les soi-disant exactions de mon père adoptif !

Il eut un rire nerveux et marqua une pause. Un lourd silence s’imposa.

— Et tu es assez sotte pour la croire ! lâcha-t-il en la toisant avec sévérité. Tu me déçois vraiment. C’est à croire que tu n’as aucune confiance en ce que je te raconte !

— Je t’ai dit que je m’excusais ! je ne te poserai plus jamais cette question dorénavant, maugréa-t-elle.

Elle fit la moue et décrocha son regard de celui d’Anselme qu’elle ne parvenait plus à soutenir. Pour amoindrir son malaise, elle tenta de se changer les idées en observant le paysage. À quelques mètres de là, deux oiseaux picoraient un morceau de pain. Ils furent aussitôt rejoints par un troisième, beaucoup plus imposant, qui leur vola sans aucune pitié leur repas et les chassa à violents coups de bec.

— Apparemment elle aime quelqu’un à présent, un certain Charles… finit-elle par ajouter. Je l’ai déjà croisé et il m’a l’air d’être un gentil garçon.

— Grand bien lui fasse dans ce cas ! répondit-il calmement. Meredith n’est pas une mauvaise personne et elle mérite d’être heureuse.

Voyant qu’il s’était radouci, elle posa délicatement sa tête contre son épaule et tenta de glisser une main sous son bras pour aller chercher la sienne. Anselme accueillit favorablement son geste et, de son pouce, lui caressa la paume. Cela faisait des années qu’ils n’avaient pas fait cela et ce geste si anodin la transporta aussitôt dans une torpeur mélancolique.

Ils restèrent ainsi plusieurs minutes, profitant de la tranquillité des lieux. Les bruits de la fête résonnaient au loin, il était possible d’entendre l’orchestre mêlé aux bavardages de la foule.

— Enfin je te trouve ! s’exclama une voix grave juste derrière eux. Cela fait une demi-heure que je te cherche !

Ils se retournèrent et aperçurent le Baron von Tassle en personne qui, à quelques pas seulement, se tenait droit et les mirait de haut. Tandis qu’Anselme se redressait tant bien que mal, Ambre se leva promptement avant de s’incliner avec respect.

— Père ! permettez-moi de vous présenter Ambre, mon amie d’enfance.

Le Baron ne dit rien et s’avança vers eux. La jeune femme frissonna en le voyant ainsi de près et son cœur accéléra dangereusement lorsqu’elle reconnut le cavalier de la dernière fois. À la vitesse de l’éclair, elle se repassait la scène de l’autre nuit où elle lui avait parlé de manière franche et l’avait même insulté. Ses membres tressaillirent à cette réminiscence.

Une fois arrivé à sa portée, l’homme prit sa main et y déposa un baiser. Elle vit à son regard que lui aussi l’avait reconnue et crut même y apercevoir un soupçon de malice teinté d’amusement.

— Ravi de faire votre connaissance, dit-il d’une voix empreinte de suavité. Je n’ai pas l’habitude de croiser les amis d’Anselme et encore moins lorsqu’il s’agit d’une charmante demoiselle ! Il me parle rarement de sa vie privée. Je me présente, Alexander von Tassle, le Baron.

Hébétée, Ambre ne parvint pas à décrocher le moindre son et se contenta de hocher la tête. L’homme se redressa, jeta un regard amusé en direction de son fils adoptif puis posa à nouveau ses yeux sur elle. De jour, la jeune femme put discerner plus en détail ce Baron à l’allure noble, s’attardant sur son visage harmonieux où seules de fines rides s’esquissaient sur son teint clair.

Ma parole, il est encore plus séduisant ainsi. Je comprends mieux les éloges des femmes à son sujet ! songea-t-elle, le souffle haletant et les pensées brumeuses.

Voyant qu’il ne la laissait pas indifférente, il s’amusa à la décontenancer :

— On ne vous a jamais dit, mademoiselle, qu’il était bien malaisant de dévisager ainsi les gens ?

Ambre devint livide face à ses propos qu’elle se souvenait avoir prononcés à son égard. Le Baron la gratifia d’un sourire satisfait et porta son attention sur le garçon, l’engageant à prendre le départ.

— Il nous faut y aller, à présent ! Nous sommes attendus en la demeure du maire. Je ne tiens pas à être en retard, cela serait fort irrespectueux.

Après l’approbation de son fils, le Baron se tourna vers Ambre pour s’excuser de couper court à la conversation.

— Ne peut-elle pas venir avec nous ce soir ? proposa Anselme. Après tout, certains noréens ont bien été invités.

— Je crains que non, fils ! Mademoiselle n’est pas suffisamment bien habillée, sans vouloir vous offenser. Mais le code vestimentaire est très strict et ces dames se doivent absolument de porter une robe et des souliers.

Le jeune homme acquiesça puis, résigné, prit la main de son amie et y déposa un baiser.

— Je reviendrai te voir un de ces soirs prochains, si tu le veux bien ! Ça m’a fait plaisir de danser avec toi.

Ambre, qui ne savait quoi répondre, se contenta de hocher la tête. La présence du Baron la troublait et la rendait nerveuse. Ce dernier s’inclina et partit en direction d’une allée annexe, Anselme à sa suite.

Dès qu’ils furent éclipsés, elle se sentit défaillir et s’assit un instant sur un banc afin de reprendre ses esprits. La journée avait été riche en émotions et elle parvenait difficilement à remettre de l’ordre dans ses idées. Elle passa une main sur son ventre noué, ressentant encore la chaleur de l’étreinte de son ami contre son corps, puis ferma les yeux, se remémorant son parfum, si doux… si délectable. Les idées se bousculaient dans sa tête, elle sentait son cœur battre intensément et contemplait le ciel, un sourire niais dessiné sur son visage.

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