NORDEN – Chapitre 13

  • Chapitre 13 – la fête nationale – la petite duchesse

Les villes de Varden et d’Iriden étaient très animées en ce samedi matin. Ambre s’était vêtue de son nouvel ensemble qui mettait en valeur sa poitrine et ses hanches galbées. Elle avait épinglé sa broche en forme de chat et s’était attaché les cheveux en son habituelle queue-de-cheval haute. Sa crinière rousse ondulait le long de son dos et laissait échapper une mèche rebelle qui venait se frotter contre sa joue. Elle avait également pris soin de nettoyer et de lustrer sa vieille paire de bottes noires afin de leur redonner de l’éclat et de paraître moins négligée. Adèle était à ses côtés, toute de blanc vêtue. Son aînée avait brossé et coiffé ses cheveux blancs en deux grandes tresses dans lesquelles elle avait fait parcourir un ruban rose poudré.

Dans son accoutrement habituel, Beyrus attendait à l’entrée de la taverne. Quand il les vit arriver, il les guida jusqu’à l’emplacement du stand de Bernadette, situé sur la place de la mairie. Les rues pavoisées foisonnaient de monde, tant de vendeurs que de visiteurs. Les étals arboraient des articles en tout genre, agencés pêle-mêle : bijoux, sacs, bouteilles d’alcool ou encore gâteaux et confiseries. Adèle lorgnait avec envie tous ces bocaux garnis de friandises de toutes les couleurs ainsi que les grands plateaux sur lesquels trônaient de multiples tartes aux fruits et brioches. Les odeurs s’entremêlaient et offraient une farandole de parfums.

Le trio remonta lentement l’allée principale, se frayant tant bien que mal un chemin dans la cohue. Les maisons avaient déployé le drapeau national. Celui-ci représentait une licorne dorée, dirigée vers la gauche située au-dessus d’un cerf argenté tourné vers la droite. Les deux animaux étaient placés sur un fond bicolore séparé par la diagonale : le rouge cardinal à gauche et le bleu impérial à l’opposé.

Ils arrivèrent sur la grande place d’Iriden, richement décorée, où drapeaux, banderoles et bannières ornaient chaque recoin. Leurs couleurs vives reflétaient les rayons du soleil, les faisant scintiller, et projetaient des halos colorés sur le pavement. Une grande estrade se tenait devant l’hôtel de ville où l’orchestre attendait l’arrivée des musiciens. Les stands étaient disposés le long du tour extérieur de la place. Là encore se vendaient toutes sortes d’objets et de mets savamment organisés par thème, bien loin des aménagements désordonnés de Varden.

Bernadette les attendait sur place, sa petite échoppe située au pied de la bibliothèque. Pour l’occasion, la pâtissière avait attaché ses cheveux bruns en arrière et portait une robe grise à carreaux cintrée par un ruban noir. Son médaillon représentant une mésange décorait son bustier. Elle se tenait bien droite et affichait un air noble. Ainsi, elle ressemblait à ces domestiques de la haute bourgeoisie, tant dans son accoutrement que dans son attitude.

— Je ne sais pas par quel miracle la Bernadette a réussi à obtenir un stand sur la grande place, réfléchit Beyrus, mais il va falloir que je lui demande.

La dame les salua et demanda à Ambre de l’aider à décharger sa charrette garnie de viennoiseries et de pâtisseries soigneusement emballées sous des couches de cartons et de torchons. Adèle leur vint en aide. La petite s’était engagée à être serviable et gentille envers sa sœur. En échange de quoi elle avait pu avoir cette belle paire de souliers écarlates qu’elle avait aux pieds. Tartes, gâteaux et liqueurs prenaient à présent place sur la planche drapée d’une nappe liliale. Les produits étaient disposés sur des plateaux en verre et porcelaine, à côté de bocaux de fruits confits et de confitures aux couleurs éclatantes.

Bernadette était une bonne cuisinière. Ses plats n’étaient pas des plus élaborés mais elle maîtrisait les classiques. Souvent, elle faisait livrer des repas à domicile. Pour cela, elle avait à disposition un coursier du nom de Thomas, un jeune aranéen de quinze ans. Selon des rumeurs, le Duc lui-même passait régulièrement prendre des commandes. Beyrus prit congé et regagna la taverne tandis qu’Ambre et Bernadette attendaient les premiers clients. Adèle s’amusait à pourchasser les mouettes rieuses qui avaient pris place sur la fontaine et épiaient avec avidité tous ces plats fort appétissants qui se trouvaient à portée d’aile.

Les gens affluaient et commençaient à se réunir sur la place. Les musiciens venaient de monter sur l’estrade et entamaient leurs mélodies. Ambre regarda en direction de sa sœur et la vit en compagnie de Louis et Ferdinand. Toute joyeuse, Adèle les emmena au stand de son aînée et leur présenta les gâteaux. Ils lui firent les yeux doux afin d’obtenir une douceur. La jeune femme leur adressa un sourire et leur demanda de repasser plus tard dans la journée. Elle leur promit que s’ils se tenaient sages, tous trois auraient droit à une récompense. Le trio, ravi, décida après concertation d’aller jouer à Varden où ils auraient la chance de rencontrer leurs camarades.

La matinée défila, Ambre et Bernadette furent submergées par les ventes. Presque toutes les parts de gâteaux furent vendues. Quant aux bouteilles d’alcool et bocaux, une partie fut réservée et mise de côté pour être retirée plus tard. Fatiguée, Bernadette prit une pause et alla se promener, laissant la jeune femme gérer le stand en son absence.

Ambre était en train de servir un client lorsqu’elle vit au loin la silhouette d’Anselme et celle du Baron. Les deux hommes étaient habillés sobrement et d’une vêture similaire. La différence demeurait dans leur coiffure ; le Baron avait noué ses cheveux ébène en catogan tandis qu’Anselme les avait laissés détachés. Ils se déplaçaient avec élégance tels deux cerfs en parade au milieu des passants. Ambre fut troublée par l’apparence du Baron, l’homme lui paraissait familier. Elle ne l’avait pourtant jamais croisé et n’avait qu’une vague représentation de sa personne. Elle le dévisagea longuement, tentant de discerner ses traits.

C’est étrange, il ressemble à ce nanti du mois dernier ! s’étonna-t-elle en fronçant les sourcils. Non, mais arrête un peu de délirer, c’était juste un nanti lambda. Beaucoup d’aranéens sont grands, bruns et aux yeux sombres. En plus il était bien bizarre et son comportement trop étrange ; rien à voir avec ce que m’a dit Anselme au sujet de son père. Puis, réfléchit un peu, que viendrait foutre le Baron en pleine campagne au beau milieu de la nuit ?

Anselme la remarqua et lui adressa un signe de la main. Ambre lui sourit en retour et continua sa besogne, tout en gardant un œil sur son ami. Il restait en compagnie de son beau-père, qui s’était engagé en grande conversation avec des aranéens de bonne famille. La jeune femme reconnut le maire. Le Duc Friedrich von Hauzen était un homme d’âge mûr, d’une soixantaine d’années, aux cheveux poivre et sel. Grand de taille et de carrure imposante, il était vêtu tout aussi sobrement que le Baron. Son air grave de magistrat lui conférait une prestance naturelle. À ses côtés se tenait son épouse, Irène. La duchesse était une grande femme mince, âgée de quarante-sept ans. Elle avait la peau blanche sans l’ombre d’une tache et ses cheveux blond-châtain étaient tirés en arrière pour mettre en valeur ses yeux bleus givrés. Irène était une noréenne et la deuxième épouse du Duc. Ce dernier l’avait épousée après la mort d’Eleonora, sa première femme, décédée en couche.

À l’époque Irène travaillait à leur service en tant que domestique. Elle avait été placée dès son plus jeune âge à l’école des domestiques, l’Allégeance ; un internat public et orphelinat, afin de recevoir une éducation privilégiée dans le but de servir au mieux les riches familles. Selon les rumeurs, elle avait su charmer le Duc grâce à ses atours et à s’imposer comme sa nouvelle épouse légitime. De leur union naquirent des jumelles baptisées Blanche et Meredith, âgées de dix-sept ans présentement.

Ambre apercevait les deux demoiselles en train de discuter. La première avait la peau aussi blanche que sa mère, un visage harmonieux et une silhouette élancée à la taille très fine. Elle possédait un regard troublant dû à ses yeux vairons : l’un bleu, l’autre marron clair. Elle avait une multitude de taches de rousseur au niveau des pommettes et sa longue chevelure blonde était maintenue en un chignon. La seconde avait la peau brune, mais un visage et un physique similaire à celui de sa sœur. Ses yeux et ses éphélides étaient d’un noir profond tout comme ses cheveux courts, coupés au carré. Toutes deux étaient vêtues d’une robe aranéenne, couleur mauve pour Blanche et bleu paon pour Meredith. Ambre ne les connaissait que par la renommée de leur beauté et de leur statut social. Elle venait de finir de servir un client lorsqu’une voix l’interpella :

— Oh, mais c’est la petite rouquine de la dernière fois !

C’était une voix d’homme, une voix qui lui donna un frisson et fit accélérer son cœur. La jeune femme s’arrêta. Puis elle se retourna et planta son regard farouche dans celui de son interlocuteur ; le jeune homme blond de la dernière fois accompagné de ses deux acolytes.

— C’est exact ! répliqua-t-elle d’un ton acerbe. Comment va votre nez ? Je ne vois nulle cicatrice, quel dommage !

Ils rirent devant son impertinence.

— Je vois que tu n’as pas froid aux yeux, charmante et délicate créature au sang ardent ! rétorqua le blondin, un sourire en coin.

Il s’approcha d’elle, lui prit la main et y déposa un baiser. L’échine de la jeune femme se hérissa sous ses manières affables et ses flagorneries car, non dupe, elle comprenait qu’il la jaugeait avec défiance, telle une proie à dévorer :

— Au fait la noréenne, je ne pense pas m’être présenté la dernière fois, je m’appelle Isaac de Malherbes. Je suis le digne fils du marquis Laurent de Malherbes, haut dignitaire, magistrat, chargé des affaires de commerce entre Norden et Pandreden et propriétaire de L’Alouette.

— J’en ai rien à foutre, barre-toi et laisse-moi tranquille !

— Ne sois pas si malpolie ma jolie, voyons ! s’offusqua-t-il tout en lui adressant un sourire carnassier.

Ambre plissa le nez et fronça ses sourcils, sachant pertinemment qu’il tentait de l’intimider par son statut. De plus, Isaac était grand à la carrure musclée. Elle ne faisait pas le poids face à lui et elle se remémorait la douleur vive qui l’avait traversée lorsqu’il lui avait tordu le poignet.

Il fit un signe de la main et désigna ses deux amis.

— Voici Antonin de Lussac et Théodore von Eyre. Fils de hauts magistrats et marquis également. Nous sommes les héritiers des familles les plus puissantes de Norden.

Les deux jeunes s’inclinèrent poliment.

Qu’ils sont abjects, ils ne peuvent pas dégager et me laisser tranquille ! Je les vois d’ailleurs jubiler en me révélant leurs titres, ils sont pitoyables ! D’autant qu’il y a trop de monde pour que je puisse les envoyer balader, ces sales bâtards !

Isaac s’avança et la regarda avec malice.

— La demoiselle a-t-elle un nom ?

— En quoi cela vous intéresse-t-il ?

— Tout doux ma jolie ! tempéra Antonin. Nous ne venons pas pour t’agresser cette fois. On veut juste apprendre à te connaître, il n’y a rien de mal à cela !

Ambre montra les dents.

— Allez donc jouer ailleurs ! Je n’ai pas envie de converser avec vous ! Alors laissez-moi et dégagez !

Les trois hommes ricanèrent. Pour la taquiner davantage et tester ses limites, Isaac se positionna à côté d’elle. Il sortit de sa poche une pièce de bronze, la lui glissa sous le nez et fit parcourir son doigt le long de son cou, caressant sa peau duveteuse.

Surtout reste calme ma grande ! Il y a bien trop de monde sur la place pour que tu puisses l’engueuler ou le gifler…

Elle tenta discrètement de le repousser à base de coups de coude assénés dans le ventre qui n’eurent aucun effet.

— Il va falloir frapper plus fort si tu veux me voir à terre ma jolie, murmura-t-il à son oreille.

Puis il désigna le gâteau aux noix.

— Je vais prendre une part de ce gâteau qui m’a l’air fort appétissant, si tu le veux bien !

Profondément énervée, elle prit la pièce et la mit dans la boîte en fer. Puis, après avoir pris une grande inspiration, elle se munit d’un couteau et commença à couper une part. Pendant qu’elle découpait, elle sentit la main du jeune homme se balader sur sa taille et l’agripper fermement au niveau du bassin. Elle se raidit et sentit son échine se dresser. La colère l’envahissait.

Toi mon gars si un jour je te croise, crois-moi que je vais défouler sur toi toute ma rage !

À cet instant précis, elle aurait volontiers planté le couteau dans sa chair et le voir agoniser sous ses yeux. Cependant, il y avait trop de monde pour entreprendre un tel crime, au risque de finir en prison à vie. Elle ne savait que faire pour se débarrasser de son persécuteur. Surtout qu’il ne semblait pas enclin à vouloir lâcher son emprise. Ambre sentait ses doigts s’enfoncer dans la chair de son ventre lorsque, contre toute attente, quelqu’un vint à son secours :

— Messieurs, pourquoi importunez-vous cette demoiselle ? demanda une voix douce et distinguée.

Les trois hommes détournèrent l’attention de leur proie pour se concentrer sur leur interlocuteur.

— Allez, prenez votre part de gâteau et laissez mon amie tranquille ! poursuivit la voix.

Ambre leva les yeux et se retrouva hébétée à la vue de son chevalier blanc.

— Bonjour mademoiselle Meredith, salua Isaac, confus. Désolé de vous importuner mais la connaissez-vous ?

La duchesse planta son regard dans le sien puis fit un signe de la main, l’obligeant à s’éloigner. Sans broncher, l’homme lâcha prise et alla rejoindre ses amis, deux pas en arrière. Ambre libérée, Meredith s’avança vers elle et passa son bras sous le sien. Puis elle appuya sa tête contre son épaule.

— Tout à fait messieurs ! minauda-t-elle. Il s’agit de mademoiselle Ambre, une de mes plus chères amies. Je vous prierais donc de ne pas l’importuner outre mesure !

Elle rit et plaça une main devant sa bouche :

— Sinon je vais encore devoir avertir le Duc de votre comportement outrancier. Ce serait vraiment dommage d’être encore dévalorisés à ses yeux alors que vos pères font tout pour être dans ses bonnes grâces. Vous ne pensez pas ?

Les trois hommes devinrent blêmes. La duchesse passa une main sur ses lèvres et pouffa. Sur ce, ils s’inclinèrent et s’en allèrent sans mot dire. Les deux femmes regardèrent le groupe s’éloigner. Puis Meredith s’octroya la permission d’emmener Ambre un peu plus loin pour bavarder. Cette dernière allait objecter mais Bernadette revint à cet instant et, la voyant avec la fille du Duc, lui fit signe qu’elle pouvait partir en sa compagnie.

Elles rejoignirent remparts. D’ici, il y avait une vue plongeante sur l’océan, le vieux port et la ville de Varden. Ambre n’était jamais venue en ces lieux. L’enceinte rocheuse faisait partie des rares constructions noréennes subsistantes en ville. La roche poreuse, faite de rochers calcaires grossièrement taillés, rappelait les habitations de Meriden. Il y avait une légère brise emportant avec elle une agréable senteur iodée. En aval, la ville de Varden s’étendait sur plusieurs kilomètres.

Ambre ne la voyait pas si grande. La basse-ville paraissait fort belle vue d’ici. Il y avait une certaine harmonie architecturale, où maisons à colombages côtoyaient maisons en pierres et en briques. Des monuments d’institution, à peine plus hauts que les simples bâtisses, se distinguaient : notamment l’école, l’agence postale ou les halles du marché couvert de la grande place. L’édifice de la Garde d’Honneur ainsi que le Bureau de Presse comptaient eux aussi parmi les bâtiments les plus imposants. Un peu plus loin, face à l’océan, des centaines de bateaux étaient amarrés au port. Les marins et les charrettes se déplaçaient telles des fourmis le long des quais. Il y avait également un des deux bateaux cargos, l’Alouette, un voilier trois-mâts, d’une centaine de mètres de longueur, fait de bois clair et dont la partie supérieure de la proue était d’un bleu outremer. À sa vue, Ambre eut une pensée pour son père et commença à se mordiller les lèvres.

Meredith lui lâcha le bras et alla se poser sur le muret. D’un geste amical, elle l’invita à la rejoindre.

— Excuse-moi pour mon entrée cavalière tout à l’heure. Mais j’ai vu à ton regard que tu avais des ennuis. Je n’ai pas pu résister à l’idée de te porter secours !

— C’est très aimable à vous, mademoiselle. Ce n’est pas la première fois que j’ai des ennuis avec eux !

— Tu n’es pas la seule, je te rassure ! J’ai l’impression qu’ils passent leur temps à importuner toutes les femmes qui passent à leur portée ! Et ils n’en sont pas à leurs premiers coups d’essai, loin de là. Mais comme ils sont pratiquement intouchables, aucune victime n’ose se plaindre aux autorités. Ce sont de vrais pervers, surtout cet Isaac de « malheur » ! Mais je pense que tu l’as remarqué.

Elle rit aux éclats, heureuse de son jeu de mots. Voyant la duchesse aussi expressive, Ambre eut un rire nerveux.

— Oui mademoiselle ! Vous avez raison, merci à vous d’être venue à mon secours.

Meredith la regarda de ses yeux rieurs. Une lueur de folie enfantine se dessinait sur son visage juvénile.

— Tu peux me tutoyer, ma chère ! Nous ne sommes que toutes les deux alors pas de mondanité, je te prie !

Ambre fut déstabilisée par cet élan de sympathie.

— Soit, mais merci quand même !

Meredith s’allongea contre la paroi et, tel un chat, s’étira de tout son long avec une élégante désinvolture :

— Il n’y a pas de quoi ma mignonne ! La solidarité féminine c’est à ça que ça sert, non ?

— Tu… tu es Meredith von Hauzen, la fille du Duc, c’est bien cela ? Comment me connais-tu ? Je veux dire, tu ne m’as jamais côtoyée et je ne crois pas t’avoir déjà aperçue.

Meredith se redressa et s’assit sur le muret. Les mains entre les jambes, elle planta ses iris noirs dans les siens.

— Oh, mais je connais presque tout le monde ici ! Je suis la fille du maire. Je dois donc être au courant de qui sont les habitants de l’île, ou du moins ceux d’Iriden et de Varden, autant noréens qu’aranéens. Je ne fais pas de préférence là-dessus. Par exemple, je sais que tu t’appelles Ambre et que tu travailles à la Taverne de l’Ours pour un certain monsieur Beyrus. Et je sais aussi que tu as une petite sœur qui s’appelle Adèle. J’ai tout bon ?

Ambre écarquilla les yeux, prise au dépourvu.

— Tu es très douée.

— Merci ! Tu es bien la première à le reconnaître. Les gens de ma classe se fichent complètement de savoir qui sont les noréens. C’est à croire que vous n’existez pas !

Elle fit la moue et leva les yeux au ciel :

— Bon… en même temps, ils se moquent de tout ce qui ne touche pas à leur petite personne. Et ils se fichent pas mal du fait que je sois dotée d’un minimum d’intelligence. Ils ne jugent que par ma beauté et mon statut social, c’est consternant ! J’ai l’impression d’être plus une poupée d’apparat qu’une personne à part entière !

Ambre la regardait avec stupeur. Elle s’avança vers elle et vint s’accouder sur le muret à ses côtés.

— Tu veux dire que personne ne te prend jamais au sérieux ? Pas même tes amis ou ta famille ?

Meredith rit nerveusement.

— Ah ah ! Des amis, moi ? Certes non ! Je suis la chasse gardée du maire. Selon lui, ma sœur et moi ne méritons de ne côtoyer que l’élite. Cette même élite composée de ces abrutis que tu as malheureusement croisée tout à l’heure. Les aranéens… enfin, plutôt « l’Élite » aranéenne n’est composée que de fils à papa et de pimbêches. Je les déteste tous autant qu’ils sont. Les hommes ne jurent que par leur titre de noblesse, leur honneur et leur fortune. Et pour les femmes c’est pire. On dirait des pantins articulés sans aucune vraie personnalité !

Elle mit deux doigts dans la bouche et fit semblant de se faire vomir.

— C’est pathétique ! lâcha-t-elle avec un profond mépris.

Ambre haussa les sourcils et eut un rire nerveux, décontenancée par de tels propos ; sa manière d’appréhender le monde ressemblait à celle d’Anselme.

— Je ne m’attendais pas à ça ! Pourtant, tu aurais tout ce qu’il faut pour vivre pleinement. Après tout, tu es riche et en bonne santé !

— Ne dis pas de telles sottises, s’il te plaît ! Je sais parfaitement que je ne manque de rien ! Du moins pas en ce qui concerne les biens matériels. Je suis bien nourrie, logée et blanchie. J’habite une somptueuse demeure. J’ai des dizaines de domestiques à mon service et je possède plusieurs animaux de compagnie. J’ai également reçu une très bonne éducation. Et surtout, je suis belle et les gens ne me définissent que par cela ! Alors que j’ai une bonne personnalité. J’aime beaucoup de choses et je suis facile à vivre. Mais ça, personne ne veut en entendre parler ! Je suis prisonnière de ma condition. Tel un oiseau en cage, je fais juste figure d’ornement ! Ce n’est pas juste !

— Et ta sœur Blanche, elle pense la même chose ? Vous devriez être proches toutes les deux, non ?

— Par Alfadir, non ! répondit-elle, outrée. Blanche est au contraire ravie de sa situation et de la vie qu’elle mène. Elle est la digne fille de sa mère. On se déteste mutuellement. De toute manière, dans ma famille, seul père me montre de l’affection. Même s’il ne sait pas grand-chose de moi…

Meredith laissa un temps. Elle se pinça les lèvres et griffa son bras. Ce geste n’échappa pas à Ambre qui l’étudiait avec scepticisme, ne sachant si la duchesse s’amusait de sa crédulité en inventant une histoire de toute pièce dans le but acquérir sa sympathie.

— Tu sais, j’ai depuis longtemps caché ma personnalité aux autres et je me sens si seule ! ajouta-t-elle, la mine déconfite. Alors que toi au moins, tu es pauvre mais tu es libre ! Aussi libre que je ne le serais jamais !

Ambre se renfrogna et croisa les bras.

— Tu parles d’une liberté, ricana-t-elle, je passe mes journées à travailler d’arrache-pied pour nous nourrir ma petite sœur et moi. Je n’ai pas de temps libre, je n’ai plus de parents. Je suis seule, je n’ai pas de vie. Je ne suis là que pour prendre soin des autres, enchaînée à un quotidien qui me dépasse et dont je ne peux me défaire ! Quelle joie !

Pendant qu’elle parlait, les larmes lui vinrent aux yeux. Elle se rendait compte qu’elle était seule, abandonnée dans une situation injuste qu’elle n’avait jamais désirée. L’espace d’un instant, elle sentit la colère monter à l’encontre d’Adèle.

Si elle n’avait jamais existé, tout aurait été différent !

Puis, avec effroi, elle se ravisa. Il lui était impensable, inadmissible, d’envisager une telle chose.

Non, Adèle n’y est pour rien. Ce n’est qu’une enfant innocente et abandonnée qui n’a jamais rien demandé à personne.

Voyant son malaise, Meredith s’approcha et l’enlaça. Ambre se laissa faire et pleura dans ses bras.

— Je suis désolée, je suis peut-être allée un peu loin dans mes propos. Toi et moi nous ne sommes pas si différentes l’une de l’autre finalement. D’ailleurs, je ne sais même pas pourquoi je t’ai dit tout ça, sans doute parce que j’ai besoin de soutien et d’une amie à qui parler librement !

Elle relâcha son étreinte.

— Toi et moi sommes bien seules dans ce monde !

Elle prit les mains de la jeune femme et les serra avec douceur. Puis elle l’examina de la tête aux pieds.

— C’est vrai que tu es plutôt jolie, je comprends pourquoi ces garçons sont attirés par toi. Tu dégages quelque chose de… comment dire… magnétique !

Elle prit une mèche rousse et l’entortilla entre ses doigts.

— Certainement grâce à tes incroyables yeux à la couleur si rare et étrange. Je ne crois pas avoir déjà vu des personnes possédant un regard d’une telle intensité… quoique si en fait, j’en connaissais une autre. En tout cas cela te donne vraiment un air sauvage… imprévisible !

Ambre eut un rictus. Elle voulut lui demander à qui la jeune duchesse faisait allusion, mais cette dernière ne lui laissa pas le temps de formuler sa phrase.

— Quel joli médaillon, tu as là ! s’émerveilla Meredith en remarquant la broche épinglée sur sa chemise.

Elle caressa le bijou du bout des doigts. Ambre fut gênée par ce geste qu’elle jugeait outrancier. Son médaillon était une chose précieuse et intime mais elle ne voulait pas paraître impolie devant la fille du maire qui ne devait clairement rien connaître de leurs coutumes.

— Tu es donc vouée à être un chat ! C’est un chouette animal, j’en possède deux au manoir, ils s’appellent Châtaigne et Prune. Ce sont de beaux félins. Ils sont doux et câlins et en même temps tellement imprévisibles et solitaires. Sans parler de leur instinct de prédation ; sous leurs airs d’adorables boules de poils, ce sont des créatures sanguinaires et impitoyables ! Un peu comme toi j’ai l’impression.

Voyant qu’Ambre la dévisageait, elle pouffa :

— Pardonne-moi de te parler aussi franchement, je n’ai pas l’habitude d’être moi-même devant quelqu’un !

— Ce n’est pas grave, finit-elle par répondre, désarçonnée par son attitude. Ça ne me gêne pas. À moins que…

Il y eut un silence, elle n’avait pas osé terminer sa phrase.

— Ha ha ! Ne t’inquiète pas mon p’tit chat ! C’est vrai que je n’ai pas de préférence entre les hommes et les femmes et je ne m’en cache pas d’ailleurs… Mais jamais je ne me permettrais de te faire la cour ainsi et de manière aussi rustre, voyons !

Elle lâcha ses mains et tournoya sur elle-même, les bras tendus. Sa robe virevoltait au vent.

— Non, j’aime quelqu’un d’autre, finit-elle par ajouter, un grand garçon brun à la silhouette dégingandée. C’est un solitaire et il est très intelligent.

Elle s’arrêta de danser puis avoua avec amertume :

— L’ennui est que si mon père l’apprend je vais être sévèrement punie. Jamais il ne voudrait que je sois avec quelqu’un comme lui !

Le cœur d’Ambre se serra. Elle avait le souffle court et sentait son estomac se nouer.

Oh non ! Se pourrait-il qu’il s’agisse d’Anselme ?

Après tout, la duchesse pouvait tout à fait lui correspondre. Et lui aussi était de bonnes conditions. De plus, leurs pères se détestaient au plus haut point.

Se pourrait-il qu’ils se voient le soir, en cachette ? Qu’ils s’aiment et se soient promis l’un l’autre ? Surtout qu’il avait très clairement éludé ma question la dernière fois !

— Je… Je ne savais pas que toi et Anselme, vous…

Une grimace s’afficha sur le visage de Meredith.

— Quoi ? Mais de quoi parles-tu  ? s’indigna-t-elle. Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait de lui !

Ambre sentit son cœur battre à nouveau normalement et poussa un soupir de soulagement.

— Celui que j’aime, poursuivit Meredith, est un jeune scientifique du nom de Charles ! C’est un anthropologue, il étudie le peuple noréen. Il est arrivé sur l’île avec un de ses amis, un certain Enguerrand, il y a trois ans. Le souci est qu’il a tout abandonné pour venir s’installer ici. Il n’a donc ni titre ni fortune.

Ambre se souvint du jeune homme ; il correspondait bien à la description qu’elle venait de lui faire.

— Je vois de qui il s’agit, je l’ai déjà rencontré. C’est Enguerrand qui nous a présentés justement.

Meredith afficha un sourire franc :

— Je le sais bien puisque c’est grâce à eux que j’ai commencé à m’intéresser à toi. J’ai cru comprendre que vous les intriguiez toi et ta petite sœur.

Ambre la regarda avec des yeux ronds.

— Oh ! ne voit rien de mal là-dedans, la rassura-t-elle en hâte, mais je me dis que tu dois être quelqu’un de sympathique si Charles te porte de l’intérêt.

— Je ne sais pas comment je dois le prendre.

— C’était un compliment un peu maladroit je l’avoue ! s’excusa-t-elle en se passant une main dans les cheveux. Tu sais, Charles est vraiment quelqu’un de merveilleux. C’est sa personnalité et son comportement que j’aime plus que tout chez lui. Il est le seul être au monde à me voir telle que je suis réellement ! On est fait l’un pour l’autre mais notre union est impossible ! Par chance, il vient souvent dans notre demeure, mon père est très intéressé par ses travaux !

Meredith se tut et examina Ambre avec attention. Un sourire narquois se dessina sur ses lèvres. Elle se cambra légèrement et croisa les bras :

— Tu l’aimes si je ne m’abuse ?

— De quoi parles-tu ?

— Oh ! ne fais pas l’innocente ! Tu vois très bien de qui je parle… d’Anselme ! Tu avais le même regard que si je t’avais poignardée en plein cœur lorsque tu as cru que je parlais de lui !

Le visage d’Ambre s’empourpra.

— N… Non… Pas du tout ! C’est juste un bon ami, un ami d’enfance avec qui j’ai repris contact.

Meredith fit la moue et plissa les yeux :

— Tu m’en diras tant ma chère. J’ai très bien vu comment tu le regardais tout à l’heure !

— Mais comment… comment as-tu pu remarquer…

— Ma chère tu n’es absolument pas discrète, pouffa la duchesse, j’observe tout et je vois tout ! Tu n’arrêtais pas de le dévorer des yeux ! C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai voulu t’aborder !

Ambre eut un rictus et grogna :

— Ne me dis pas que t’es venue à mon secours uniquement parce que tu voulais me parler d’Anselme ou parce que ton Charles me porte de l’intérêt ! cracha-t-elle.

— Calme-toi ma grande ! Je ne voulais pas t’offenser. Sache que je serais venue à ton secours, même sans motif. Je ne suis pas cruelle, moi ! D’autant que je tenais absolument à te connaître et à en apprendre plus sur toi, avec ou sans les dires de Charles. C’était une occasion en or !

Ambre toisait avec méfiance son interlocutrice.

— Ne fais pas cette tête ! dit Meredith avec douceur. Je voulais juste te dire de faire attention avec cet homme. Comme tu le sais, il est le fils adoptif du Baron. Et tout le monde sait que von Tassle est un homme dangereux, un manipulateur né et sans scrupule !

— Tu me dis ça uniquement parce que tu es la fille de son plus grand rival ! Je ne vois pas pourquoi je devrais te croire là-dessus ! Anselme m’a dit qu’il fallait plutôt me méfier de ton père et je ne vois pas pourquoi je ferais moins confiance en mon ami d’enfance plutôt qu’à toi !

— Ambre, écoute-moi ! Le Baron est un homme mauvais, approche-toi un peu de sa personne et tu verras que ce que je dis est vrai. Il est puissant, c’est un homme charismatique, ce qui le rend d’autant plus dangereux ! Et à mon avis ton pauvre Anselme ne peut se permettre de le critiquer de peur de sévères représailles ! Von Tassle est un homme foncièrement violent. On dit qu’il a abusé de certaines femmes par le passé et des rumeurs courent au sujet de la mort de sa femme Judith ! Certains semblent penser qu’il l’aurait tué et cacher son corps tout en faisant passer cela pour un simple accident ! D’ailleurs pour quel motif un cheval se jetterait-il dans le vide, c’est absurde !

Ambre ne dit rien et contemplait l’océan, le regard vide. Elle ne savait quoi penser de ces paroles. Il y avait une part de vérité et de sincérité. Elle ne savait plus qui croire.

Meredith posa une main sur son épaule :

— Il faut que j’y aille. Pardonne-moi de t’avoir chamboulée ainsi. Mais je tenais à t’avertir !

Ambre ne dit rien et se contenta de hocher la tête.

— Je te ferai signe pour que l’on se revoie un jour prochain, j’ai beaucoup aimé converser en ta compagnie ! ajouta-t-elle tout bas.

Sur ce, elle s’en alla. Ambre s’accouda au muret et balaya l’océan du regard, plongée dans ses réflexions.

Anselme serait-il vraiment victime de tout cela ? Après tout, il paraît sans arrêt abattu. En même temps, il a perdu sa mère il y a peu et n’a plus vraiment de parents ou de proches…

L’image de son ami lui vint à l’esprit. Elle songea aux sentiments qu’elle éprouvait à son égard.

Je ne suis pas amoureuse de lui ! Je suis juste heureuse à l’idée de pouvoir à nouveau le voir et parler avec lui, c’est tout !

Une fois calmée, elle se mit en route et alla rejoindre Bernadette sur la grande place.

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