Norden

NORDEN – Chapitre 149

Chapitre 149 – Deus ex machina

Le marquis n’eut pas le temps de viser sa tempe qu’un immense loup s’abattit sur lui et le plaqua au sol quelques mètres plus loin, le propulsant avec une force irréelle qui lui broya les côtes, allant jusqu’à percer sa cage thoracique. D’un geste vif, la créature aux yeux infernaux déploya sa gueule béante et planta ses crocs dans sa cuisse qu’elle arracha d’un seul claquement de mâchoire, déversant une large gerbe de sang. Le souffle coupé, le corps traversé par des spasmes aigus, Alastair toisa l’animal qui se dressait au-dessus de lui puis succomba de ses blessures.

L’assemblée se trouva sidérée devant cet assaut soudain qui donna lieu à un spectacle macabre dont nul n’avait imaginé le dénouement ; ce loup monstrueux avait paru telle une force divine visant à punir les belligérants pour leurs actions de rébellions.

Saùr montra les crocs et grogna. Affamé par cette interminable traversée, il avança sa tête vers sa proie afin de s’en délecter mais se ravisa aussitôt et sauta sur le promontoire, juste à côté du Baron. Il plaqua contre lui son énorme masse grise, enroulant sa queue autour de sa personne. Alexander n’osa bouger et se laissa envelopper par cet amas de poils hirsutes à l’odeur abominable de sueur et de charogne. Il sentait la chaleur bouillonnante dégagée par l’animal ainsi que les battements ardents de son cœur, si rapides et puissants. Impassible, le poitrail gonflé pour imposer sa dominance, le Berserk dardait de ses yeux d’or la foule pétrifiée, terrifiée à l’idée de subir le courroux de la bête abominable.

Pendant que le loup protégeait le Baron, la dépouille d’Alastair fut transportée par ses hommes et conduite à l’infirmerie de la mairie, à l’abri des regards indiscrets. Son sang giclait à flot, se répandant sur le sol humide, ne laissant plus qu’une carcasse blanche. Dieter resta interdit, son esprit ne pouvant réaliser ce qui venait de se produire. Il gisait debout, les yeux écarquillés et les mains tremblantes. Le sentant défaillir, Lucius le retint par le bras et se proposa de l’escorter à l’intérieur de l’édifice, ce qu’il déclina, souhaitant rester digne devant ses adversaires et surtout masquer son désarroi face à cette tragédie. Léandre et Éric, quant à eux, perdirent toute contenance et se recroquevillaient sur eux-mêmes pour éviter de subir le même destin funeste que celui de leur allié.

Un silence lourd et pesant régna. Soudain, le sol se mit à trembler et tous détournèrent leur regard du Berserk pour venir observer une des avenues où un taureau en pleine charge ainsi que deux chevaux arrivaient au galop, engagés dans une cavalcade ensauvagée. Skand et Sonjà arrêtèrent leurs montures, imités par un homme que personne n’avait encore jusque là aperçu sur ce territoire ; le chef de la tribu des Ulfarks, Fenri, un très grand homme de carrure musclée dont la peau charbonneuse se voyait ornée de tatouages runiques qui s’étendaient jusqu’à son crâne rasé, hissé sur un gigantesque taureau noir aux yeux ambrés. Les trois cavaliers se déployèrent autour de la place, bousculant sans scrupule les citoyens.

Les montures marchaient au pas et renâclaient. Théodore se tenait derrière Skand, encore confus devant les événements dont il venait d’être témoin. Où, alors qu’il se rendait à Iriden en compagnie de la Svingars et du Korpr, ils avaient croisé le loup ainsi que le cavalier Ulfarks.

L’assemblée contemplait ces visions irréelles, frappée d’effroi et d’incompréhension. Après avoir regagné une partie de sa lucidité et s’armant de courage pour affronter le bourreau de son fils, Dieter se défit de Lucius et monta sur l’estrade pour venir se poster juste à côté du Berserk dont il ne pouvait croiser le regard. Désireux d’en apprendre davantage sur les motivations de leurs assaillants, il ne prononçait rien et étudiait en silence le spectacle qui se dressait devant son fief.

Au bout d’un temps, un silence sacral s’instaura et les gens furent envahis d’un étrange sentiment d’apaisement. Une sensation de sérénité immédiate, fort inhabituelle au milieu d’un tel chaos. Puis, un bruit régulier et lent de sabot résonna et une créature, plus imposante encore que le taureau, apparut sous le regard ébahi des citoyens. Le Hjarta Aràn avançait sur la place, le port altier malgré une démarche chancelante due à une patte arrière boitillante. À la vue du Aràn, des noréens finirent par se prosterner.

Soulagé de voir son éminence enfin présente, Alexander se mit à l’examiner et à détailler le moindre de ses traits. Alfadir se tenait droit, sa grande tête osseuse aux orbites profondes fièrement relevée, ses oreilles dodelinant pour capter les discussions annexes. Ses longs bois sinueux, rompus par endroits, lui faisaient avoisiner une taille de trois mètres cinquante de hauteur, dominant aisément la foule alentour. En dépit de son air noble, le Aràn paraissait épuisé par ce périple. Il scrutait la place de ses yeux à l’expression indiscernable, l’un bleu et l’autre doré, bien mis en avant sur son pelage brun strié d’entailles dont la peau épousait les formes de sa silhouette élancée.

Assis sur son dos, le Shaman Solorùn paraissait serein. Les yeux bleus du vieil homme luisaient davantage que ceux de ses confrères, mis en valeur par sa peau ébène peinte de marques rouges et bleues.

Dieter se retourna et ordonna à ses hommes de libérer la duchesse et de la faire venir au plus vite avec son précieux chargement. Quelques minutes plus tard, Irène arriva sur la place. Le visage rayonnant, coiffée de sa toque d’hermine, elle marchait d’une allure impériale. Arrivée juste devant le Aràn, elle s’inclina poliment et lui fit face, érigeant devant elle l’écrin noir sur lequel la clé était posée, en guise d’offrande. Alfadir approcha sa truffe et huma l’écrin, faisant pénétrer l’effluve dans ses naseaux. Les oreilles du cervidé s’orientèrent vers l’avant et ses yeux s’arrondirent. Solorùn prit délicatement la boîte des mains de la duchesse et la rangea dans sa sacoche.

Alfadir resta un moment immobile, dévisageant intensément cette femme, sa petite-fille. Il avança une patte et s’inclina respectueusement. Quand il se releva, le Shaman s’éclaircit la voix et prononça distinctement :

— Hjarta Aràn Alfadir, à son peuple. Moi, entité, enveloppe charnelle de Noréeden, honore ma part d’engagement. La Cause résolue, les échanges avec Pandreden sont désormais révolus. J’appelle et exige le peuple à cesser ces assauts. Le pouvoir en place est et demeurera, car tel est le contrat établi. Ainsi von Tassle continuera et le peuple de Wolden ainsi que celui des Hani rentrera…

La prestance de l’entité, bien que décrite à de très nombreuses reprises par le comte Alfred de Serignac de manière élogieuse, n’était en rien exagérée. Le Aràn était tel un dieu, l’héritage certain de la Sensitivité lui octroyait la suprématie sur le mental de ses sujets. Et la présence du Féros le rendait intimidant au point de dissuader le moindre assaillant à porter atteinte à sa noble personne ou d’invectiver contre ses décisions.

Dès que le discours fut achevé et les faits exposés, Solorùn, sur ordre du Aràn, somma la foule de cesser immédiatement les hostilités et de se disperser dans les plus brefs délais. Après un temps de réflexion, Dieter von Dorff se tourna en direction d’Alexander et lui accorda un dernier regard haineux. Vaincu à son tour et ébranlé par la perte d’Alastair, il quitta le promontoire pour se diriger à la mairie et se rendre au chevet de son défunt fils, suivi par Éric et Léandre qui, sous ordre de leur supérieur, s’en allèrent libérer les otages.

Au bout d’une dizaine de minutes, seuls restaient sur la place Alexander et ses partisans ainsi que Maspero-Gavard. Théodore avait rejoint Irène, la harpie lovée dans ses bras qui lui accordait des coups de bec affectueux. Le marquis frotta sa tête contre son plumage, les larmes aux yeux.

Sans attendre, le Aràn fit signe à ses troupes de rejoindre leurs terres. Une fois les salutations échangées, Fenri et Solorùn se mirent en route, le premier assis sur le taureau Melchor et le second sur Saùr. La cheffe Svingars pressait Mesali endormie contre son ventre puis s’engagea au galop, talonnée par Skand et les deux Ulfarks.

Après leur départ, la duchesse invita Ambre à venir la rejoindre afin de lui présenter le Aràn. Intimidée, cette dernière quitta les bras de son fiancé pour avancer vers sa tante. Arrivée à ses pieds, elle regarda le Cerf, la mine soucieuse et le cœur battant à vive allure. La sentant nerveuse, Irène lui prit le poignet et l’avança vers la truffe du Aràn.

— N’aie crainte, l’avisa-t-elle devant sa résistance.

Alfadir approcha sa tête et la pressa contre la paume tendue de la Féros. À ce contact, Ambre fut submergée par une vague de sensations nouvelles, inexprimables, suivies d’un flot de souvenirs tantôt douloureux tantôt heureux, qui manquèrent de la faire vaciller. Le Cerf s’écarta pour s’incliner devant elle comme il l’eut fait pour la duchesse.

— Que… que s’est-il passé ? hésita la jeune femme.

— Le Aràn vient de t’accepter. Tu es désormais digne de rester sur l’île, digne de lui.

Irène redressa la tête pour planter ses yeux bleus de givre dans ceux de son grand-père.

— Il est tant que nous allions voir ton frère !

Imperturbable, Alfadir la dévisagea puis, sans un mot, se mit en route, Faùn perché sur son dos.

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