NORDEN – Chapitre 150

Chapitre 150 – Le Serpent

Le soleil commençait à décliner lorsque le groupe quitta Iriden pour se rendre à la baie d’Eraven. Aucun bruit ne se faisait entendre hormis le claquement des sabots ainsi que les rares jacassements des mouettes. Une légère brise soufflait, emportant avec elle cet air chargé d’embruns que le groupe huma à pleins poumons dans l’espoir de se débarrasser du remugle de fumée mêlé d’égout, qui avait pénétré leurs narines pendant plus d’une journée.

Alfadir menait le cortège, son Shaman supérieur posté sur son dos. Ils étaient suivis par Irène et Ambre sur une monture commune ainsi que par James et Alexander sur une autre. En fin de convoi Théodore fermait la marche, accompagné par le capitaine.

Le jeune marquis s’était résolu à les suivre, non pas pour une quelconque motivation personnelle mais parce que la harpie, possessive et exigeante, ne le lâchait plus. Pour conserver son perchoir favori, elle avait poussé des cris stridents quand il avait tenté de la déposer dans les bras de sa mère. Résigné de son sort et amusé par son comportement de petite capricieuse, il la pressait contre lui, la couvrant de baisers et de marques affectueuses. L’oiseau, niché au creux de ses bras, soupirait d’aise. Du groupe, seul manquait Pieter, resté aux côtés de Bernadette et de Léonhard, tous trois conviés en la demeure du marquis Desrosiers. Lucius préféra rester auprès de son ancien associé et ami Dieter pour le soutenir dans cette épreuve.

Dès que le manoir de Lussac fut franchi, la duchesse s’arrêta brièvement et fit signe aux gardes présents derrière les grilles, précisant qu’elle viendrait rejoindre sa fille une fois une ultime tâche accomplie. Finalement, personne ici n’avait été inquiété par la situation instable. Il régnait dans les jardins un calme digne d’un sanctuaire.

Le regard perdu dans le vide, Ambre sentait sa tante troublée et la serrait à la taille, pressant sa joue contre sa nuque. Elle se révélait incapable de parler tant sa gorge était nouée et ses pensées embrumées. Après tout, elle n’avait jamais connu cette étrangère d’ordinaire si froide et hautaine. Pourtant, en cet instant, elle ressentait la caresse de son pouce sur sa main, un geste si doux qui suffisait à lui seul plus que les mots. En pleine réflexion, elle porta son attention sur James et l’étudia avec intérêt. Se sentant épié, l’homme lui adressa un sourire bienveillant et échangea quelques mots en sa compagnie. Alexander, présent juste derrière lui, profitait de ce laps de temps pour se reposer. La tête posée sur l’épaule de son second, il gardait les yeux clos, n’écoutant la conversation que d’une oreille.

Plus ils progressaient et plus le chemin en terre battue se parsemait de cailloux et de fourrés. Les arbres disparaissaient au profit d’une lande herbeuse et de dunes de sable. La route, en pente descendante, n’était plus guère pratiquée, empruntée par de rares attelages qui se rendaient dans les clairières rocheuses, celles qui avaient servi à bâtir les constructions d’Iriden et de Varden.

Quand ils atteignirent les abords d’Eraven, les premières maisons commençaient à se dessiner. Leur pierre sombre se couvrait de mousse, de coquillages et d’algues, un savant mélange entre la terre et la mer. Ils quittèrent le sentier pour se rendre sur la plage. À cette bifurcation, proche d’un gros rocher noir sur lequel les initiales J et E étaient gravées ainsi que le nom de la baie, Alexander adressa un sourire complice à sa fiancée ; l’image de leur moment d’intimité du mois dernier leur revenant à l’esprit.

Sur la plage, quelqu’un les attendait, assis sur un rocher, les pieds dans l’eau. Son corps aussi blanc que celui d’Adèle ruisselait de gouttes et ses cheveux noirs trempés se plaquaient contre sa peau, épousant la moindre de ses formes et venant s’échouer jusqu’en haut de son pagne. Irène et Ambre furent les premières à descendre de monture et à avancer en sa direction. Embarrassée, la jeune femme tenait fermement le bras de sa tante qui tentait de la rassurer. Un large sourire aux lèvres, l’inconnu se leva, dévoilant une silhouette extrêmement élancée et maigre. Ses pieds nus enfoncés dans le sable fin, il patientait à la lisière du tapis d’écume, sa frontière infranchissable.

— Bien à vous père ! dit poliment la duchesse qui s’arrêta juste devant lui après qu’Ambre, trop intimidée, lui eut lâché le bras pour s’arrêter à trois mètres de distance.

Jörmungand enlaça sa fille et déposa un baiser sur son front, sous le regard écœuré de son jumeau qui dodelinait des oreilles et piaffait d’agacement. Pour titiller son frère, le Serpent l’interpella :

— Tu ne comptes pas reprendre ta forme ? l’interrogea l’homme à la peau d’hermine, parlant d’une voix cristalline légèrement sifflante. Aurais-tu honte de paraître nettement plus chétif que nous tous ici présents ?

Le Cerf grogna et se redressa de toute sa hauteur :

— Ne me défie pas ! Je suis déjà bien magnanime de venir te voir ! N’abuse pas de ma gentillesse !

— Toujours aussi agréable. Honores-tu ta part du contrat ?

— Évidement ! J’ai toujours tenu parole ! Tes descendantes sont libres, je n’engagerai rien contre elles.

Jörmungand mit une main sur son cœur et s’inclina, un sourire rayonnant fendait ses lèvres. Un long silence s’installa où tous, à part Faùn, ne pouvaient entendre la discussion entre les Aràn. Le Shaman traduisait de vive voix l’échange, éludant certains aspects qu’il jugeait trop privés.

— Maintenant tu sais ce qu’il te reste à faire ! conclut le Hjarta Aràn en claquant son sabot contre un rocher. Il te reste un dernier élément à honorer et Norden sera sauvée, préservée de toute menace ennemie et protégée par nos nouveaux alliés.

Jörmungand se renfrogna.

— Ne t’en fais pas, je sais très bien ce qu’il en est !

Sans attendre, le Cerf fit demi-tour, s’apprêtant à regagner son territoire. Le Aràn était peu enclin à rester céans, en compagnie de son frère et de sa famille, sachant pertinemment que sa personne serait indésirée. De plus, son précieux Hrafn l’attendait. Il se devait de le rejoindre et de rester à ses côtés afin de le veiller et profiter de sa présence après cette absence douloureuse.

Quand il fut devant Faùn, il s’arrêta et le laissa grimper sur son dos. Puis il accorda un dernier regard à James, le remerciant ainsi pour ces années de bons et loyaux services avant de repartir au galop sans se soucier des autres invités. Déconcertés par ce départ précipité, tous observèrent le Aràn et son Shaman s’éloigner sous le ciel crépusculaire constellé d’étoiles émergentes.

— Mes hommages à tous ! s’exclama Jörmungand en applaudissant avec lenteur. Je me réjouis de vous revoir ou de vous rencontrer. Ça fait si longtemps que j’attendais ce moment, j’en suis tout émoustillé.

— Ému père, pas émoustillé, murmura Irène.

— Ému oui, fit-il en se pinçant les lèvres. Je pratique peu le pandaranéen ces temps-ci, je suis un peu rouillé.

Armand ricana, lui qui n’avait eu de cesse d’avoir le Serpent sur son dos, sentant son omniprésence l’épier chaque fois qu’il était en mer. Où l’entité, soucieuse du bon déroulé de la mission, grimpait sur la Goélette la nuit venue, se faufilant dans sa chambre pour lui donner des ordres.

Tout en maintenant sa fille par la taille, il étudiait les six personnes présentes. Les yeux ronds comme des billes et la mine enfantine, il les sondait un à un. Ambre, Alexander et Théodore n’étant pas familiarisés avec cette pratique se sentirent étrangement incommodés, comme pénétrés dans leur esprit sans qu’ils n’aient aucun contrôle. Après cette brève introspection, le Aràn tendit sa main en direction de sa petite fille, l’invitant à le rejoindre.

— Tu n’as rien à craindre de moi chère enfant, se justifia-t-il, approche que je te vois mieux.

Ambre déglutit et marcha d’un pas hésitant jusqu’à lui. Irène murmura quelques mots à l’oreille de son père qui l’écouta et hocha la tête dès qu’elle eut terminé.

— Ne t’inquiète pas, je serai doux, susurra-t-il.

Une fois la jeune femme à sa portée, Jörmungand lui prit délicatement le poignet et caressa son avant-bras avec douceur. Ambre fut troublée par le toucher de cette peau à la fois ferme et lisse.

— Je suis ravi de te rencontrer enfin ! J’ai tellement entendu parler de toi. Dommage que tu n’apprécies pas l’eau, j’aurais pu avoir le plaisir de te voir régulièrement sous la surface. Tu es celle de mes quatre petites filles que j’ai eu le moins l’honneur d’apercevoir et encore moins de côtoyer. Une chance que ta famille vienne me faire des rapports sur ton évolution. Surtout ton père ces dernières années, avant qu’il ne me rejoigne sous sa forme animalière. Tu sais, je prenais plaisir à le voir sur son navire lorsqu’il partait en mission, on parlait beaucoup de toi et de ta sœur. C’est vrai que c’est plus compliqué maintenant qu’il s’est transformé, mais je suis réjoui de pouvoir nager en sa compagnie une fois le temps. Même si la baleine n’est pas très bavarde. Mais c’est pas grave, j’avais ma fille qui…

Transporté dans son récit, parfois maladroit dans ses paroles, il ne tarissait pas d’éloges à l’égard de sa descendante, la gratifiant de marques affectueuses, ravi de pouvoir la voir de si près et de la toucher. Une fois son discours achevé, il leva les yeux en direction d’Alexander.

— Et te voilà prochainement baronne sans que personne ne t’aide à le devenir ! Une sacrée belle prouesse ! Si tu savais comme j’en suis fier. Ta maman aussi serait fière.

Ambre fut heureuse d’entendre ces paroles élogieuses prononcées d’une voix si chaleureuse. Soudain, l’expression bienveillante du Serpent mua. Il se mordilla la lèvre et fronça les sourcils. Après un soupir, il lâcha son bras et commença à se gratter les mains.

— Mais il va te falloir abandonner cet homme. Je sais que tu l’aimes beaucoup, je le ressens dans tes vibrations. Mais tu as une mission de la plus haute importance à accomplir et tu es la seule à pouvoir le faire ma chère petite.

Ambre écarquilla les yeux, le corps traversé d’un épouvantable frisson qui raidit l’ensemble de ses muscles.

— Vous… vous ne pouvez pas m’obliger à y aller ! s’indigna-t-elle en comprenant qu’Armand n’avait pas menti.

Elle se recula pour rejoindre son fiancé. Ne comprenant pas les enjeux, Alexander passa ses bras autour d’elle et regarda l’entité d’un air confus. Le Aràn fit la moue et entortilla une mèche de cheveux autour de son index.

— Ma chère enfant, crois-moi que je le regrette, mais je me dois d’honorer ce contrat. Il en va de la survie de notre île. Je ne crois rien t’apprendre en te dévoilant ça et…

Alexander l’interrompit pour exiger de plus amples explications. D’une voix tremblante, Jörmungand lui expliqua son engagement auprès de la lionne Leijona, de l’importance qu’Ambre avait aux yeux de la Pandaràn et de la nécessité de la marier à l’empereur Joseph de Valembruns.

Au fil des annonces, le Baron pâlit, scandalisé. Puis, envahi par la fureur et sentant trahi par Irène, qui semblait être mise au fait et ne lui avoir jamais rien dit à ce sujet, il toisa la duchesse et l’arrosa de propos acerbes. Par réflexe, il éloignait sa fiancée du rivage et manquait de l’étouffer en la serrant un peu trop brusquement.

Prenant conscience que ce rôle avait été initialement prévu pour Blanche, Théodore regarda celle qui fut durant une poignée de mois sa bien-aimée, ne comprenant que trop bien ce que le Baron ressentait. La harpie nichait toujours aux creux de ses bras et respirait avec pénibilité, scrutant la scène de ses yeux bicolores.

Après un long moment de paroles acides portées à son encontre, le Aràn leva la main et fit taire le Baron d’une simple injonction. Alors qu’il allait poursuivre ses justifications, Irène posa une main sur son bras.

— Ne vous en faites pas, dit-elle posément, je serai celle qui irait sur Charité et remplirai cette mission.

Jörmungand se figea à l’entente d’une telle proposition.

— Mais…

— Écoutez-moi père… commença-t-elle.

La tête basse et la mine boudeuse, il finit par se résoudre à la laisser s’y rendre. Car, habituée à la diplomatie, Irène ne manquait pas de justifications pour contrer tous les arguments qu’il avançait pour la dissuader. Hormis Armand, tous regardaient la duchesse, émus par l’énième sacrifice dont elle faisait preuve sans aucune exigence en retour, sacrifiant sa liberté pour sauver celle de sa nièce.

— Tu ne peux pas y aller ma fille ! protesta l’entité une dernière fois. Tu as tes filles ici ! Elles ont besoin de toi !

— Mes filles n’ont plus besoin de moi, père, tu le sais très bien. Blanche n’est plus et Meredith mène sa vie de jeune mère et s’en sort avec brio. Je lui ai enseigné tout ce qu’il fallait pour qu’elle s’en sorte et vive sa vie comme elle l’entend. Elle est libre et indépendante. Avant de partir, je viendrai lui faire mes adieux, la revoir une dernière fois me suffirait. Pour le reste, elle aura toujours sa cousine.

Jörmungand ne dit rien et afficha un air abattu. Il ressemblait à un enfant venant tout juste d’être disputé et recroquevillait ses mains contre lui.

— Tu sais que j’ai raison père ! assura Irène. Mon engagement est juste et je t’interdis formellement d’utiliser ta faculté pour me soudoyer et persuader Ambre d’y aller.

— Je… je ne veux pas faire ça… murmura-t-il.

Les larmes aux yeux, il baissa la tête et s’emporta :

— Je ne veux pas que tu partes et je ne veux pas non plus qu’elle parte ! J’en ai marre de toujours tout sacrifier pour satisfaire tout le monde ! Pourquoi c’est toujours à moi d’abandonner ce que j’ai de plus précieux ? D’effectuer les tâches ingrates et d’être détesté par tout le monde en plus ! J’ai jamais rien demandé moi ! Pourquoi Alfadir s’en moque et ne daigne même pas rester auprès de moi dans un moment aussi difficile. Il sait ce que ça fait que de perdre des siens… J’ai tout fait pour le satisfaire ! Tout !

Irène le prit dans ses bras, sous les yeux de l’assemblée muette qui mirait le Serpent pleurer à chaudes larmes dans les bras de sa fille aînée.

— Tout va bien se passer père, je serai impératrice après tout, je pense qu’il y a pire comme conditions et puis, au moins aurais-je le plaisir de te voir à l’occasion. Je doute fort que Leijona me bride. Certes ce n’est pas une tendre, mais elle n’est pas si cruelle d’après ce que tu m’as raconté.

Une fois apaisé par les caresses de sa fille, le Aràn défit son étreinte. Il renifla puis passa une main sur ses yeux rougis avant d’acquiescer mollement. Le visage grave, Irène contempla sa Blanche ainsi que Théodore.

— Vous vous doutez que ma fille restera en ma compagnie, avisa-t-elle à l’attention de son ancien beau-fils.

Le marquis déglutit et acquiesça d’un bref signe de tête.

— Me laisseriez-vous partir avec vous, Irène ? demanda-t-il faiblement en plongeant son regard implorant dans le sien. Je ne peux me résoudre à la perdre moi aussi, elle est tout ce qu’il me reste… et… de toute manière, plus rien ne m’oblige à rester sur Norden. Je ne possède plus rien ni ne compte pour personne ici.

Après un délai de réflexion, la duchesse opina, acceptant sa venue avec plaisir ; il était noble et connaissait les valeurs et mœurs de la haute société, il ne serait pas difficile pour lui d’apprendre à s’intégrer à la cour charitéenne.

— Merci duchesse, soupira-t-il.

Ambre demeurait interdite, accablée à l’idée de perdre sa tante alors qu’elle s’apprêtait enfin à faire sa connaissance. Elle tentait de refréner ses tremblements, le cœur lourd devant cette énième injustice. Alexander analysait passivement les enjeux, ne trouvant pas les mots pour intervenir ou rétorquer le moindre point énoncé. Il demeurait stupide, regardant le Serpent et sa fille avec des yeux humides. Devinant sa nièce troublée, Irène s’avança vers elle et posa une main sur sa joue.

— N’aies crainte, tout va bien se passer. Tu as Meredith ainsi que ta sœur. Même ton grand-père sera présent dès que tu en éprouveras l’envie et le besoin. Nous pourrons toujours communiquer par lui. Je suis consciente que c’est douloureux pour toi d’encaisser tout ceci, cela le sera pour nous toutes je te l’assure. Comme je l’ai dit à ton Baron, la stabilité de notre famille passe avant tout par le sacrifice. Nous savons ce que cela fait de perdre l’être qui nous est le plus cher afin que notre lignée demeure. Maintenant, Alfadir vous a accordé le droit d’exister, tu n’imagines même pas l’angoisse que mon père et moi-même avions lorsqu’il nous a laissés une maigre décennie pour récupérer Hrafn et le lui remettre. C’est pourquoi ton père s’est tant sacrifié pour vous. Le temps lui était compté s’il voulait voir ses filles s’épanouir sur l’île et notre secret devait être gardé pour que notre mission ne soit pas compromise.

Elle posa une main sur sa toque et la caressa.

— Ta mère reste auprès de moi si tu n’y vois pas d’inconvénient. Je tiens à cette coiffe plus que n’importe quel autre bien. Elle est ce que je conserve de plus précieux.

Puis elle plongea une main dans sa poche pour en sortir un petit bijou qu’elle glissa dans celle de sa nièce.

— En revanche, ceci est pour vous. J’avais exigé à ton père qu’il me le cède pour vous le rendre le moment venu.

Ambre observa attentivement ce totem singulier représentant une hermine, caressant la surface lisse de la nacre.

— Ta mère t’aimait Ambre, ajouta-t-elle d’une voix douce, elle n’a jamais rien voulu de tout cela. C’était une femme fragile et émotive. Et j’ose espérer qu’un jour ta mémoire te revienne, que tu fasses la paix avec toi même et tente de lui pardonner pour cet acte incompris qui t’as brisée et hantée pendant de nombreuses années. De nous pardonner pour tout ceci. Il ne tient plus qu’à toi de faire la paix avec ton esprit, accepte-toi, relativise et surtout n’oublies jamais ce pour quoi nous nous battons.

Ambre hoqueta et s’effondra en larmes dans ses bras.

— Ton Baron t’expliquera tout cela, il sait pour nous. Et je pense que ton grand-père se fera une joie de te raconter tout ceci quand tu t’en sentiras prête.

— C’est exact, ajouta le Serpent tout aussi ému.

Agacé devant toute cette mièvrerie, Armand pesta. Les bras croisés et dressé de toute sa hauteur, il contemplait ce spectacle écœurant et maugréait son mécontentement. Son comportement outrancier n’échappa pas à son maître qui le darda d’un œil noir.

— Vous avez promis de me libérer si je vous la rapportais vivante ! grogna le capitaine. Et c’est ce que j’ai fait, j’ai tenu parole. Un seul mot au sujet de ma délivrance et je vous laisse profiter de ces retrouvailles et d’adieux déchirants qui, je m’excuse, me donnent la nausée.

Un étrange sourire s’apparentant à une grimace se dessina sur les lèvres du Aràn.

— C’est vrai que j’ai promis de te délivrer et comme mon frère, je suis une entité d’honneur. Mais t’as fait que la moitié de ce que je t’ai demandé. Certes Ambre est présente mais c’est Irène qui me l’a ramenée, pas toi.

— Co… comment ? s’écria-t-il, scandalisé.

— Tu m’as bien entendu. Après tu as été bien gentil et bien serviable et je t’en remercie grandement, sois-en certain ! dit-il en plaquant une main sur son cœur.

— Libérez-moi ! vociféra-t-il en se levant promptement. Libérez-moi, vous m’avez promis, vous ne pouvez agir de la sorte ! Vous n’avez pas le droit ! Libérez-moi !

Jörmungand replia ses mains contre lui et se renfrogna. Tout en écoutant ses paroles venimeuses portées à son encontre, il réfléchissait en silence, choisissant son verdict.

— Soit… dans ce cas, je sais ce que je vais faire.

Il se tourna vers sa fille et Ambre. À la vue de cette dernière, un sourire malicieux prit place sur son visage et il frappa dans ses mains.

— Puisque tu veux que je te laisse une chance alors j’annonce : ce ne sera pas moi mais Ambre qui décidera de ton sort. Après tout tu l’as blessée jadis et elle te doit un procès.

Le capitaine afficha une expression de stupeur mêlée d’effroi. Il gisait immobile, les yeux écarquillés à l’extrême. Jörmungand invita la jeune femme à prendre une décision concernant le sort réservé à son esclave. Elle pouvait lui infliger tout ce qu’elle désirait, y compris souhaiter sa mort si l’envie lui en prenait. Horrifiée de cette alternative, elle ne sut que répondre et demeurait pétrifiée, tiraillée entre toutes les possibilités qui s’offraient à elle, lui accordant les pleins pouvoirs sur un être qu’elle haïssait et dont l’idée de le voir mort lui avait traversé l’esprit un nombre incalculable de fois. Plongée dans ses réflexions, elle fut traversée par un flot de pensées désordonnées et contradictoires.

En le tuant, elle vengerait la mort de sa mère, celle de Beyrus, de Thomas ainsi que celle d’Ambroise et de bon nombre d’innocents. Elle vengerait Anselme, ces pauvres enfants noréens enlevés mais aussi toutes les victimes du trafic que D.H.P.A. Elle lui ferait payer son agression et son traumatisme, tous les tourments qu’il lui avait infligés, les insultes et menaces qu’il lui avait proférées. Certes, il ne l’avait pas molestée ces dernières heures, trop focalisé sur sa délivrance pour oser tenter la moindre chose à son encontre. Une piètre excuse finalement pour lui permettre de s’en tirer à bon compte. Cette perspective de le tuer la grisait et plus elle réfléchissait, plus le fait de l’éliminer de ses mains la séduisait.

Tuer… ôter la vie de quelqu’un rien qu’une fois… Lui enfoncer mes crocs dans son cou, lui percer la peau de mes griffes, le lacérer, le faire souffrir. Ou alors,plus expéditif ! il me suffiraitd’une seule et unique balle bien placée pour en finir avec cet être malfaisant. Il mérite de crever. Il doit crever !

Quelle si douce tentation, il lui suffirait d’une parole énoncée pour se libérer de ce monstre à tête de lion. Pourtant, quelque chose au fond de son être l’empêchait de choisir cette décision, un poids de conscience morale dont elle se serait bien passée. Elle jeta un coup d’œil en direction d’Alexander, celui-ci demeurait grave et la regardait de manière impassible.

Qu’aurait-il fait ? songea-t-elle en son for intérieur. Il ne l’aurait pas tué, c’est certain. Alors pourquoi devrais-je le faire ? Accepterait-il de vivre avec une meurtrière pouvant tuer de sang-froid quand elle l’exige ? Mais l’accepterais-je moi-même ? Maman l’a fait car elle était obligée et je l’ai toujours détestée pour cela. Pourquoi devrais-je m’abaisser à agir de la même manière alors que finalement rien ne m’y oblige…

Ne parvenant pas à trouver son verdict, elle dévisagea son fiancé. Prenant conscience qu’elle se référait à lui pour prendre une décision, il fronça les sourcils et hocha subtilement la tête de droite à gauche. Ambre acquiesça, échangeant avec lui un accord muet.

Non, il y a d’autres solutions que le meurtre. Et je ne devrais pas me laisser dominer par cette pulsion de tuerie, je vaux mieux que ça ! Il faut que je prouve que moi, Féros, je peux me comporter dignement pour prouver notre valeur aux yeux des humains et des Sensitifs… Alexander a foi en la justice. C’est à elle que je dois m’en remettre maintenant que tous ces pourris seront mis sous fers. C’est à elle que je vais m’en remettre. Il y a eu assez de morts aujourd’hui. Le futur tribunal s’occupera de son cas et exigera la sentence adéquate. Il sera forcément condamné !

Dès que sa décision fut prise et sa sentence énoncée, Armand hurla de rage et serra les poings. Puis il se calma aussitôt, soumis aux paroles du Aràn, dont la voix sifflante claquait dans son palais. D’un geste de résignation, il s’effondra au sol et s’appuya contre un rocher. Les bras croisés et les doigts crispés contre sa tunique, il dardait d’un œil noir la jeune femme tandis que James s’avança en sa direction. Il défit sa ceinture et lui lia solidement les poignets dans le dos. Honteux et maîtrisé, le capitaine cracha au sol et leur proféra un flot d’insultes et de menaces, s’époumonant de tout son saoul. Las de l’écouter pleurnicher, le Serpent ordonna à James de le faire taire. L’homme s’exécuta et le frappa de son arme juste derrière le crâne, l’assommant immédiatement.

Un long silence s’instaura. La nuit s’installait, noyant sous des nuances violacées le paysage si paisible où le chant des grillons et le roulement de la houle gagnaient en vigueur. La plage s’obscurcissait et le vent s’intensifiait. Jörmungand leur intima de rentrer avant que la nuit ne tombe. Après de brèves salutations et la promesse d’une entrevue prochaine avec sa petite fille et son futur gendre, le Aràn rejoignit les flots.

Le trajet du retour se fit en silence. James prit les devants pour conduire le capitaine dans un coin capitonné en attente de son procès. Avant de quitter la duchesse et le marquis, déposés devant les grilles du domaine de Lussac, Alexander prit le jeune homme à part afin de lui donner la chevalière de son père. Théodore remercia son ancien patron et partit saluer la rouquine dès que celle-ci eut terminé d’échanger avec de sa tante.

Le jeune homme se plaça devant Ambre et lui tendit sa main pour lui dire un dernier au revoir. Contre toute attente, elle la repoussa. Elle s’approcha de lui et l’enlaça, un ultime présent d’adieu, souhaitant aller de l’avant et le pardonner en partie pour ses actes. Bien qu’encore rancunière et blessée, elle gardait l’espoir de croire en sa volonté de changer et désirait faire confiance en sa cousine pour qui le marquis comptait.

— Surtout prends soin de Blanche ! murmura-t-elle.

— J’y veillerai, se contenta-t-il de répondre avant de se défaire de son étreinte.

Il regagna le manoir à la suite d’Irène qui, la harpie dans les bras, désirait profiter une ultime fois de sa précieuse Meredith avant son départ définitif le lendemain matin.

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