Chapitre 15 – Le dîner galant
Le paysage défilait devant eux, caressé par les rayons rougeoyants du soleil vespéral. Le ciel se parait d’outremer. Des étoiles ainsi qu’un croissant de lune commençaient à émerger. Désirée observait avec intérêt cette nature paisible, dominée par les prés dorés et les collines verdoyantes constellées de marguerites, dents-de-lion et coquelicots ainsi que de broussailles aux formes indomptables.
Par moments, maisons de maître, hameaux et bosquets venaient égayer les champs fleuris. Des armées de canards, cygnes et hérons investissaient les étangs noyés sous des touffes de roseaux et des tapis de nénuphars au-dessus desquels des grappes de grenouilles coassaient. Des troupeaux de chèvres et de brebis paissaient dans leurs enclos de fortune, étendus aux abords des corps de fermes où résonnaient dans l’air tiède les chants crépusculaires des coqs et de leur basse-cour.
Les sabots ferrés des palefrois claquaient et les roues cahotaient sur le chemin carrossable flanqué d’ornières. Même perdue au milieu de la lande, la voie était suffisamment large pour que deux véhicules puissent s’y doubler ou croiser sans risquer la collision et longeait le cours paisible du Coursivet. La rivière sillonnait l’île depuis les Aravennes, chaîne de basses montagnes faisant office de frontière naturelle entre le territoire aranoréen et les terres svingars, jusqu’au versant nord pour se déverser dans l’océan. Une de ses ramifications desservait par la même occasion Meriden ainsi que les villes côtières d’Iriden et de Varden. Tel un serpent endormi, sa surface se couvrait d’écailles cristallines où la lumière astrale s’y reflétait.
Au fil de leur progression vers le nord-est, le ciel s’obscurcissait de prune chinée d’indigo. Les ombres s’allongeaient et la végétation se froissait sous l’assaut de la brise. Des filets de brumes s’élevaient du sol en volutes diaphane, prêts à engloutir les vallons de leur linceul vaporeux.
Ivre de bonheur et bercée par les ondulations de l’habitacle, Désirée se pressait amoureusement contre son bien aimé baron, devenu son fiancé depuis trois courtes heures. Alexander la ceignait à la taille et lui expliquait que la maison qu’il comptait acquérir se situait non loin de là, dans un hameau paisible du nom de Fontaine-les-mésanges, sur la route pédestre reliant Iriden à Forden.
La nuit avait presque couvée l’ensemble de l’île lorsque le fiacre traversa les grilles en fer forgé du domaine, seul subsistait un mince filet sanguin sur le versant ouest. Sur l’un des piliers, la devise de la famille de Rochester : Espoir, Honneur et Persévérance était gravée dans un cartouche en marbre, entre deux ramages de cervidé croisés, éclairée par un flambeau récemment allumé. Au loin, le domaine se fondait dans la végétation environnante avec cette armature en roche écrue coiffée d’ardoises, couvé par plusieurs buissons et sapins ainsi que de majestueux chênes centenaires. Une tourelle, tel un mirador, saillait sur le côté gauche, dominant les lieux du haut de ses vingt mètres. À son sommet, une girouette en forme de corbeau indiquait la direction du vent, souvent vif en cette partie de l’île.
Le véhicule continua sa progression sur le sentier gravillonné quadrillé d’une travée de torches. Il dépassa le pavillon de chasse ainsi que les écuries puis s’arrêta aux abords de la fontaine et du grand escalier d’accueil. Une fois les chevaux immobilisés, le palefrenier descendit et ouvrit à ses passagers. Quand les fiancés mirent pied à terre, il s’inclina avec respect puis alla garer ses montures à proximité des écuries. Une fois cette dernière mission achevée, il s’en irait rejoindre discrètement son amant James qui l’attendait dans l’arrière-cour.
Pendant ce temps, Alexander tendit le bras à sa cavalière. Elle le prit avec une certaine appréhension. Malgré l’anguille de l’angoisse qui nageait dans ses tripes, elle affichait un port digne et se tenait aussi droite qu’elle le pouvait, la nuque relevée et une main repliée contre son ventre. N’ayant guère l’habitude de chausser des talons si hauts et si fins, elle peinait à marcher sur la rocaille puis à gravir les marches de l’escalier. Son cavalier lui servait d’étai pour l’aider à conserver un maintien honorable.
Un valet en livrée queue de pie ouvrit la porte à leur passage et les salua poliment avant de les inciter à le suivre. Ils pénétrèrent dans une salle spacieuse, ajourée sur un pan de mur par de grandes baies vitrées bordées de rideaux de velours céladons à pampilles dorés. Des entre-fenêtres aux couleurs légèrement fanées par le soleil, illustrant mille fleurs et scènes de chasses, décoraient les murs turquins. De foisonnants bouquets garnis de fleurs champêtres reposaient dans des vases en céramique, postés sur des consoles de bois brut, d’aspect ancien. Leurs pétales chatoyants rivalisaient avec la clarté rousse des éléments décoratifs, faits de bronze et d’argile.
Quelques animaux empaillés, dont un cerf cabré, se cachaient dans le décor végétalisé, semblable à une sylve figée, leurs billes de verre s’illuminant à la lueur des chandeliers et du brasier ronronnant dans l’imposante cheminée où, suspendue à la crémaillère, une grosse marmite en fonte diffusait un alléchant fumet de soupe. Diverses viandes rissolaient sur le grilloir et la rôtissoire. La graisse coulait des pièces charnues pour venir s’échouer dans la lèchefrite, grésillant au contact des légumes qui marinaient au fond.
En résonance avec les solives qui structuraient le plafond, le sol se couvrait d’un parquet ciré. Un tapis de velours vert forêt serpentait entre les allées de tables. À l’instar du reste du mobilier, tables et chaises conservaient cette allure rudimentaire, si proche de l’esthétique noréenne avec ces arêtes droites, ces dossiers d’osier tressé et les pieds dépourvus de moulures. Toutefois, les coussins ouatés glissés sur les assises et les nappes liliales accordaient un soupçon de confort à la clientèle.
Désirée poussa une brève exclamation, émerveillée par le décor qu’elle balayait d’un regard innocent. Pieter n’avait pas menti, le manoir était somptueux, un savant mélange entre les influences noréennes et aranéennes. Conduits par le serveur, les deux amants s’installèrent dans un coin relativement isolé, coincé entre une fenêtre ouverte sur la cour et une plante densément feuillue qui masquait partiellement la table voisine.
À la fois mal à l’aise et excitée, Désirée avait les mains repliées entre ses cuisses, inspectant les moindres recoins tout en se pinçant les lèvres. Son expression arracha un sourire à son fiancé tant il la trouvait délicieuse en cet instant. Il avança une main sur la table afin de cueillir la sienne. Elle y engouffra sa paume que l’homme caressa avec douceur, analysant avec un ravissement contenu le magnifique anneau qui ornait l’annulaire de sa levrette adorée.
Une carafe d’eau et les cartes du repas leur furent apportées. Terrine paysanne, velouté de légumes, œuf parfait à la truite saumonée et feuilleté de crabe étaient proposés en guise d’entrée. Faisan rôti, lapin chasseur, filet de bœuf ou encore sandre au vin blanc faisaient office de mets principaux.
Sous la concentration, Désirée fronçait des sourcils. Ses lèvres se tordaient en une moue caricaturale. La demoiselle ne savait quoi prendre et hésitait longuement sur la liste des plats tous aussi fastueux et raffinés les uns que les autres. Quand ses pupilles louchèrent sur les prix, elle manqua de défaillir tant ils se révélaient incroyablement élevés.
Devinant son trouble, Alexander la rassura :
— Surtout prends ce qui te fait plaisir ma friponne, je ne regarderai pas à la dépense ce soir.
Elle pouffa et opina du chef. Après un dernier sondage de la carte, elle finit par trouver son choix. Lorsque le serveur arriva, elle lui annonça vouloir la terrine suivie du lapin chasseur, leur spécialité. Souhaitant lui faire déguster d’autres plats, Alexander choisit le feuilleté ainsi que le bœuf ; un animal peu élevé sur l’île et dont la viande, très prisée, coûtait extrêmement cher. Il commanda pour la même occasion deux coupes de champagne afin de trinquer avec elle en l’honneur de ce jour si particulier. On le leur servit avec une liqueur de mirabelle. Après une première gorgée, le baron pourlécha ses lèvres ; contrairement à d’ordinaire, le liquide ambré avait un goût nettement plus exquis et il se délectait de ce nectar pétillant, offrant une saveur délicatement sucrée.
À peine eurent-ils achevé leur boisson que le serveur revint avec les entrées. Les portions étaient généreuses et les assiettes joliment dressées. Le pain qui les accompagnait voyait sa mie aérienne, d’une belle farine blanche mouchetée de cerneaux de noix, protégée par croûte dorée. Ils mangèrent en silence, dégustant chaque bouchée avec une avidité mesurée, les narines titillées par l’alléchant fumet. Néanmoins, les échanges de regards étaient de mises. Ils se retrouvèrent aussitôt plongés plusieurs années en arrière comme quand, dans la chambre du petit maître, les deux amis jouaient à rires étouffés. Le froufroutement des cartes et le roulement des dés avaient laissé place aux tintements des couverts et bruits de mastication, entrecoupés par quelques roucoulements de plaisir.
Dès que le repas, succulent, fut achevé, un serveur vint les débarrasser puis leur apporta la carte des desserts. Gourmande et de palais sucré, Désirée hésita une nouvelle fois, étudiant la carte comme si sa vie future dépendait de cette décision.
— Tu as l’air chamboulée, nota Alexander, amusé. Heureusement qu’il n’y a que quatre desserts proposés… ton dilemme durerait jusqu’à demain matin autrement.
Les joues de l’intéressée s’empourprèrent. Elle plaqua la carte contre sa poitrine et le regarda droit dans les yeux.
— C’est que… je ne sais pas où porter mon choix, tout me fait tellement envie. J’aimerais bien le fondant au chocolat car je n’ai encore jamais mangé de véritable cacao, hormis celui du chocolat chaud que tu m’avais préparé. Et on dit que c’est vraiment excellent. Mais j’aimerais également la coupelle de fruits exotiques, je vois qu’il y a des mangues et de l’ananas dedans et là encore je n’ai pas eu le plaisir d’y goûter.
— Les deux sont très bons, assura-t-il.
— Tu prends quoi toi ? s’enquit-elle.
— Moi ? Rien, juste un café.
Le serveur arriva et s’informa de la commande. Désirée opta finalement pour la coupe de fruits et Alexander, en plus de son café, commanda le fondant.
— Je pensais que tu ne voulais rien ? demanda-t-elle, intriguée, une fois le serveur parti.
— Ce n’est pas pour moi, rétorqua-t-il en lui adressant un sourire de connivence.
À ces mots, le visage de sa friponne s’illumina et elle le mira si amoureusement qu’il en fut totalement désarmé.
Elle se délecta de ses deux desserts qu’elle avait engloutis à belles dents, essayant malgré tout de manger dignement afin de ne pas paraître malpolie devant la clientèle. Elle ne s’était pas encore attardée sur la foule mais remarqua qu’elle comptait des noréens, peu, mais suffisamment pour pouvoir se sentir à l’aise. Au vu de leurs apparats ainsi que de leur maintien, se devaient être des gens exerçant dans de doctes professions. Probablement des médecins de campagne ou des commerçants en déplacement au vu du lieu relativement excentré des villes.
À quelques tables de distance, un couple à leur image échangeait de subtiles marques de tendresses. La femme paraissait aranéenne, du moins en cochait-elle les particularités physiques. En revanche, l’homme ne pouvait renier ses origines hrafn avec cette tache claire qui lui mangeait une partie du visage et le médaillon qui égayait son habit au niveau de la poitrine.
Il y avait également une table d’ulfarks, si reconnaissables par leur peau obsidienne et leur carrure étoffée. Les trois hommes conversaient avec entrain, vêtus d’un costume incarnat aux bas blancs. Leurs longs cheveux ébène agencés en un réseau de fines tresses étaient attachés en une queue de cheval basse qui descendait jusqu’aux lombaires pour le plus vieux d’entre eux. Sur le col de leur veston, une broche à l’effigie du coq hardi rutilait.
Représenté de profil, une patte dressée et les ailes éployées, il était emblème universel des Hani, riche famille aranoréenne qui dirigeait le territoire des carrières nord depuis près de dix-huit décennies. Jadis réservé aux membres du lignage, l’oiseau était progressivement devenu le blason de l’entièreté du territoire. Les ulfarks ayant renié depuis des lustres la suprématie du Aràn Halfadir et le mode de vie noréen, ils n’avaient dorénavant plus aucun shaman sur leur territoire pour révéler au grand jour leur totem. Ils avaient donc adopté le coq comme symbole universel ; un animal fier, solaire et brave.
Désirée reconnut des Cocardis, ces cavaliers qui sillonnaient les voies terrestres afin de convoyer trésors et personnalités entre les nations frontalières. En dépit de dissuader toute rapine à l’encontre de leur escorte, ils étaient principalement engagés pour chasser les éventuels prédateurs croisés sur leur chemin et servaient de guide. Le territoire aranoréen était très majoritairement sauvage avec ces interminables étendues de plaines décorées de bosquets et de marais au nord, cette vaste forêt giboyeuse au centre et ces successions de petites montagnes à flancs escarpés plus au sud.
Si l’on supprimait les quatre villes principales, situées aux abords côtiers, l’ensemble de la région restait irrémédiablement vierge, hormis quelques villages et hameaux épars dont aucun ne dépassait le millier d’habitants. Les plus densément peuplés étant d’ailleurs localisés le long de la grande route qui reliait Iriden à Wolden, empruntée quotidiennement par des commerçants et des coursiers.
Là où il fallait plus de quatre jours standards pour livrer une cargaison, les employés de la malle-poste et les estafettes privées jouissaient de relais réguliers, implantés tous les dix kilomètres pour les restaurer et changer de montures afin de livrer dans les plus brefs délais les missives de haute qualité.
— C’est étrange de voir autant de nationalités regroupées en un tel lieu, murmura Désirée. Je n’ai jamais vu d’ulfarks en dehors des quartiers portuaires et je crois que c’est la première fois que j’aperçois des couples mixtes issus de milieux nantis. Même s’ils sont discrets, ils ne cachent pas leur attirance en public.
— En effet, la famille de Rochester prend très à cœur l’équité entre les peuples, expliqua Alexander tout en buvant son café. Bien que je doute fortement que William daigne laisser son fils James épouser notre cher palefrenier.
— Je trouve ça tellement triste. Se dire tolérants alors qu’on refuse à son héritier de se lier à un noréen…
— À mon avis ma douce, ce n’est pas tant que Pieter soit noréen qui le contrarie mais plus le fait que son fils ne pourra jamais lui donner d’héritier légitime au vu de ses attirances pour la gente masculine. Cela sonnerait comme un deuil. Sache que James est son fils aîné et William l’a formé pour être son successeur. Je ne connais pas tous les détails car je n’ai pas osé harceler Pieter et faire preuve de curiosité mal placée à ce sujet mais il m’a confié que James a perdu ses deux frères cadets en quelques années d’intervalle et dans des circonstances obscures. Comme leur aîné, ils travaillaient sur l’Hirondelle, le navire de mon oncle Desrosiers. Ils ont tour à tour disparu du jour au lendemain alors qu’ils faisaient escale sur Pandreden et effectuaient un ravitaillement au port d’Espérance.
— C’est horrible ! s’exclama Désirée, choquée par cette révélation. Le pauvre homme doit être abattu ! Je n’ose imaginer la douleur si jamais maman et moi perdions Ambroise. Je ne pense pas m’en remettre à vrai dire. Alors, voir deux de ses fils disparaître… Le père doit se sentir seul au monde. Personne avec qui partager ses vieux jours alors qu’il se voyait peut être à la retraite entouré d’une grande famille et de ses nombreux héritiers.
Alexander opina. Malgré l’écoulement des ans, il pleurait encore régulièrement Ophélia et même s’il avait adopté Séverine en tant que mère de substitution, rien ne pouvait remplacer l’abîme qui gangrenait son cœur. Un long silence s’imposa, assombrissant l’ambiance jusqu’alors radieuse d’une note funèbre. Enfin, Désirée se renfrogna et baissa les yeux.
— Qu’y a-t-il ? s’alarma Alexander.
— C’est que… je me disais… mais toi aussi tu es le dernier représentant de ta lignée et le dernier véritable baron. Ça ne te gêne pas de perdre de ton prestige en mêlant ton sang à celui d’une aranoréenne ?
— En quoi ce serait dégradant de vouloir un enfant avec la femme que j’aime ? s’offusqua-t-il en esquissant un mouvement de recul. Aranoréenne ou non ça ne changera strictement rien. Après tout, je nourrissais ce rêve quand j’étais petit et bien que mes sautes d’humeur à ton égard ont été bien trop nombreuses au vu de mes fréquentations, je suis quand même revenu à mon intention de départ.
Il but une gorgée et étudia son interlocutrice.
— Le pire c’est quand je me rends compte à quel point j’ai été un effroyable salaud envers toi et que, malgré tout, c’est toi qui te tiens devant moi aujourd’hui. Qu’importe ce que je t’ai dit ou fait, tu as été, tu es et tu seras toujours là.
— Parce que j’ai été, je suis et je serai toujours ta charmante chienne dévouée mon cher Alexander, avoua-t-elle en le dévorant des yeux, ébahie et en émoi.
À cette annonce, il redressa dignement la tête. Une larme perlait le long de sa joue glabre. Fébrilement, il s’empara de la main de sa vis-à-vis et la pressa contre ses lèvres, gravant sur sa peau son vœu le plus cher ; celui de partager leur avenir, les félicités et les infortunes, et de défier ensemble l’adversité.
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