NORDEN – Chapitre 16

  • Chapitre 16 – Alliance féminine

Trois semaines venaient de s’écouler. Ambre ne comptait plus ses heures et travaillait d’arrache-pied afin de gagner suffisamment d’argent pour se nourrir et payer les factures. Cela en devenait une obsession, car les économies réalisées par leur père s’épuisaient bien plus vite que prévu. Elle n’avait jamais réglé de telles sommes. Avant, c’était son père qui s’occupait des charges du logis. La jeune femme trouvait les montants à rembourser bien trop importants pour son budget. S’ajoutait à cela la taxe du logement qui devait être payée au plus vite.

Elle se sentait prise à la gorge. Il n’était pas rare qu’elle laisse une partie de sa pitance à Adèle. Car la petite grandissait et mangeait avec appétit. À contrecœur, Ambre se résolut à inspecter sa maison de fond en comble afin d’espérer trouver des objets de valeur. Elle revendit donc une quantité non négligeable de vêtements ayant appartenu à sa mère ainsi que le costume d’officier et les rares bijoux que Georges possédait encore. Elle se délesta également d’un écusson en forme de cerf, fait d’or pur. Ce dernier fut vendu pour une coquette somme à un vendeur plus que ravi de la débarrasser de cet insigne.

En revanche, elle ne put se résoudre à vendre son médaillon qu’elle gardait précieusement dans sa table de chevet. À son grand désarroi, elle n’avait pu remettre la main sur celui de sa mère, qu’elle aurait vendu sans l’ombre d’une hésitation. En fouillant dans l’ancienne chambre de ses parents, elle tomba sur une boîte et trouva un paquet de lettres manuscrites ; des déclarations enflammées datant d’avant sa naissance mais aussi des échanges plus formels entre son géniteur et ce qui semblait être ses collègues. Ces derniers étaient plutôt nombreux au vu des lettrines variées, des signatures et des sceaux. Elles étaient écrites dans un langage codé, indéchiffrable.

Une photo en couleur datée d’il y a plus de vingt ans était également présente. Les yeux larmoyants, Ambre esquissa un sourire en revoyant ses parents encore si jeunes, la mine rayonnante. Hélène était une grande femme aux yeux de givre. Son visage fin et harmonieux était encadré par une longue chevelure dorée. Une somptueuse robe aranéenne chamarrée de broderies épousait sa taille longiligne, mettant en valeur sa peau laiteuse. George, quant à lui, portait son costume d’officier. À cette époque, sa carrure était étoffée et son apparence soignée, bien loin de l’aspect maladif qu’elle lui avait toujours connu.

Je ne me souvenais pas que maman était si belle. Papa et elle formaient vraiment un beau couple. C’est étrange que ni Adèle ni moi ne lui ressemblions.

***

Un soir, alors qu’Ambre regagnait son logis, elle fut interpellée par une voix. Elle se retourna et aperçut Meredith. La duchesse à la peau ambrée était hissée sur un palefroi à la robe blanche et aux crins clairs.

— Bonsoir Ambre ! la salua-t-elle avec un sourire.

Ambre la contempla avec incrédulité ; elle ne s’attendait pas à la croiser en chemin. Meredith arriva à sa hauteur. Celle-ci portait une tenue des plus particulières ; un pantalon noir montant jusqu’en haut de la taille ainsi qu’un chemisier bouffant à motifs floraux très colorés.

— Bonsoir mademoiselle Meredith.

— Je t’en prie, appelle-moi simplement Meredith ! Pas de manières entre nous s’il te plaît.

— Soit… Meredith. Que viens-tu faire ici ? Je ne crois pas t’avoir déjà croisée sur ce chemin.

Elle gloussa et la regarda de ses yeux rieurs.

— C’est bien normal mon petit chat, je suis venue exprès pour te voir. Je t’ai suivie au loin depuis Varden. Mais je n’ai pas osé te héler si près de la ville.

— Comment savais-tu que je serais en chemin ?

— Rien de plus simple, il m’a suffi de suivre Anselme quelque temps. J’ai remarqué qu’il venait souvent te voir à la taverne le soir après vingt heures. Je me suis doutée que tu finissais le travail à cette heure-ci.

— Tu veux dire que tu nous espionnes ?

— Oh ! ne le prends pas mal, je ne voulais pas t’offenser ! Je désirais simplement bavarder un peu avec toi. Je ne savais juste pas trop comment m’y prendre pour t’aborder discrètement… Tout le monde me connaît en ville, je ne passe jamais inaperçu !

— Tu m’étonnes, ricana Ambre en la scrutant de pied en cap. Que veux-tu me dire ? Une révélation si extraordinaire qui ne peut être déclarée sur la place publique ?

— Pas du tout ! se vexa-t-elle. C’est juste que, comme je ne savais pas si tu accepterais ma proposition. J’ai voulu être discrète et ne pas t’afficher ainsi devant toute la ville.

— C’est très aimable à toi, mais je trouve ton attitude déplacée !

— Au moins, tu pourrais reconnaître que je me donne du mal pour te voir, mon p’tit chat !

Sur ce, elle lui tendit la main et l’invita à monter en selle.

— Où veux-tu m’emmener ?

— J’ai envie de te montrer un endroit que tu ne dois très certainement pas connaître ! répondit-elle avec douceur.

La jeune femme hésita ; il commençait à se faire tard et elle ne voulait pas laisser Adèle seule trop longtemps.

Meredith comprit son hésitation et ajouta :

— Ne t’inquiète pas ! Je ne compte pas abuser de ta compagnie trop longtemps et je te promets de te redéposer chez toi avant minuit.

Ambre réfléchit puis, après un court instant, prit la main tendue et monta derrière la cavalière.

— Accroche-toi bien mon p’tit chat, Mesrour est rapide comme cheval. Je ne voudrais pas que tu tombes et que tu te blesses par ma faute.

Le palefroi s’engagea en plein galop sur la route caillouteuse. Elles se dirigeaient vers le Nord de l’île. Ambre pouvait voir Varden puis Iriden défiler à sa gauche. La haute-ville avait la particularité de s’étirer tout en longueur. La richesse architecturale du Sud de la ville, dans laquelle se trouvait la majeure partie des institutions et des monuments prestigieux, laissait peu à peu place à des rangées de bâtisses faites de pierres. Il s’agissait du quartier des charretiers. Anselme ne mentait pas ; ces rues paraissaient vétustes, voire dégradées. L’imposant bâtiment de la Compagnie Gazière dominait ce dédale chaotique d’habitations et de manufactures. De gros entrepôts et hangars, en fer et briques vermillon, s’érigeaient dans ces ruelles grisâtres. Ils servaient de réserve pour entreposer les vivres et le matériel dans le but d’être triés puis distribués aux commerces.

Les deux femmes continuèrent leur cavalcade. Au bout d’une trentaine de minutes, elles arrivèrent dans un sanctuaire situé sur une butte. Meredith arrêta son cheval et fit descendre son invitée. Les lieux étaient boisés, verdoyants. Il irradiait ici une atmosphère presque mystique. Des fleurs aux couleurs vives et variées décoraient chaque recoin. Ambre reconnut des lys, des roses trémières et des fleurs de jasmin joliment disposés dans des parterres. Elle cueillit une fleur et la renifla ; la senteur était enivrante, exquise. Meredith lui prit la main et la guida le long du sentier sinueux bordé des herbes hautes. Elles passèrent un muret de pierres qui faisait office d’enceinte et se retrouvèrent devant un théâtre à l’antique. Une scène, dont la pierre polie ressemblait à du marbre, trônait au centre.

De grandes colonnes soutenaient le portique comportant les inscriptions ; Eden, théâtre de beauté, morale et volupté. Des guirlandes de fleurs sauvages serpentaient entre les statues qui bordaient la scène. Ces dernières étaient sculptées avec soin, dans un style réaliste et s’accompagnaient de crochets permettant de suspendre des torches une fois la nuit tombée. Pour finir, une fontaine d’ornements était disposée non loin, où des moineaux effectuaient leur toilette et gazouillaient paisiblement tandis qu’un chat se prélassait.

— Où sommes-nous ? demanda Ambre, intriguée par les lieux qui semblaient tout droit sortis d’un rêve.

— Nous sommes à Eden ! C’est un petit théâtre utilisé pour les spectacles en plein air. Il n’est plus vraiment utilisé, surtout depuis que l’on a retrouvé le corps sans vie du cheval de Judith, il y a dix mois. Mais cet endroit a la particularité d’être situé dans un coin vraiment tranquille et le panorama y est magnifique ! Viens, approche-toi un peu de la falaise et tu verras de quoi je parle !

Meredith prit Ambre par la main. Elle l’amena tout au bord de l’estrade et lui fit contempler la vue. Le spectacle était extraordinaire. Devant elles l’océan se déployait à perte de vue, sa couleur bleu outremer tranchée par endroits par les taches blanches des voiliers ainsi que par la clarté ivoire du roulement des vagues. En contrebas s’étendait une plage de galets où un ponton de bois, permettant d’accueillir une ou deux embarcations de pêcheurs, était construit. Celle-ci était accessible par un mince escalier taillé à flanc de falaise, reliant la plage à Eden par un chemin abrupt. À leur droite et à plusieurs kilomètres de là, Ambre pouvait apercevoir l’observatoire qui paraissait ridiculement insignifiant vu d’ici, perdu dans ce vaste domaine de prés et de bois. Le soleil commençait à décliner et auréolait Norden dans un sublime camaïeu d’orange mêlé de violet. Les oiseaux jacassaient et venaient se poser contre les parois, rejoignant leur nid pour y passer la nuit.

Les deux femmes restèrent un moment à observer le paysage en silence.

— C’est magnifique ! murmura Ambre.

— C’est pour moi le lieu le plus magique de tout Norden. Je me rends souvent ici pour méditer et passer du temps avec Charles. C’est le seul lieu où nous pouvons être tranquilles sans crainte d’être surpris ou dérangés.

— Pourquoi m’as-tu emmenée ici ?

Meredith plongea ses mains dans les siennes.

— Tout simplement parce que j’aimerais bien converser ici, avec toi ! On ne sera pas embêtées par d’éventuels perturbateurs, jamais personne ne vient à cet endroit. C’est encore et toujours un petit coin de paradis préservé.

— C’est que… Ça fait quand même très loin de chez moi. Je préférerais plutôt que nous nous voyions aux alentours du vieux phare, juste à côté de mon cottage. Certes, c’est moins spectaculaire qu’ici, mais c’est tout aussi tranquille et je serais beaucoup plus disponible pour venir te voir là-bas. D’autant que, je le regrette, mais je ne vais pas être très disponible. J’ai des choses plus urgentes à régler et je n’ai pas beaucoup de temps à t’accorder.

— Tu serais quand même d’accord pour partager un peu de ton temps en ma compagnie ?

— Ma foi, pourquoi pas… Après, je t’avoue que je trouve étrange que tu t’intéresses autant à moi. Je ne vois pas vraiment ce que je pourrais t’apporter. Nous ne venons pas du même monde !

— Oh ! mais ça je le sais bien, ne t’en fais pas. C’est justement que j’en ai marre de ne côtoyer que des aranéens… Et les noréens d’Iriden ne sont guère plus intéressants.

— Tu veux donc me voir parce que je suis une noréenne beaucoup plus pauvre que toi ? railla Ambre.

— Oh ça non ! répliqua Meredith. C’est pas ce que je voulais dire. Je pensais juste que, avec toi, je pourrais me comporter librement sans faire de manières. T’as l’air sympa, même si t’es une amie d’Anselme et que je me méfie de lui. Mais je m’en fiche et au risque de passer pour une égoïste, j’ai envie d’une amie. J’en ai besoin !

— T’attends quoi de moi, franchement ?

— Rien, enfin… Juste bavarder, papoter. En plus, je pourrais t’apprendre plein de choses au sujet des mœurs mondaines. Si jamais tu continues à voir Anselme, tu vas devoir un jour ou l’autre te confronter à ses pairs. Et je peux t’enseigner certains codes de bonnes conduites ainsi que quelques astuces pour survivre dans ce monde impitoyable qu’est la haute sphère.

Cette fille est vraiment incroyable ! Quel culot ! Remarque, ses avis pourraient m’être utiles. Après tout, ce serait une aubaine d’avoir une telle alliée à mes côtés. D’autant qu’elle est l’une des femmes les plus puissantes et influentes de tout le territoire.

— Soit… après tout pourquoi pas ! Mais je ne veux pas que nous nous voyions ici, c’est définitivement trop loin de chez moi. Et puis, si tu vois déjà ton Charles ici et que c’est à cet endroit que Judith a disparu, je ne veux pas associer notre future amitié à un lieu comme celui-ci.

— Comme tu le souhaites, mon p’tit chat ! Après, ça ne me dérange pas non plus de te voir en ville. Mais si on veut être nous-mêmes, je préfère un coin isolé. Je souhaiterais également que nous soyons seules… je veux dire, sans ta petite sœur dans la mesure du possible. Non pas que je n’aime pas les enfants, mais ils demandent de l’attent…

— Ne t’inquiète pas pour ça, la coupa Ambre, il est bien évident que je ne parlerai pas de notre amitié à Adèle. Je n’ai pas envie qu’elle s’imagine des choses et je ne veux surtout pas qu’elle soit dans mes pattes. Pour une fois que j’ai la possibilité de passer un peu de mon temps en compagnie d’une fille de mon âge.

Meredith gloussa et s’étira de tout son long, les yeux clos et les bras tendus vers le ciel.

— Alors, c’est d’accord ? demanda-t-elle sereinement.

— C’est d’accord !

La duchesse rouvrit les yeux et planta ses pupilles noires chargées de bienveillance dans celles de sa nouvelle amie. Un sourire sincère illumina sur son visage. Puis elle commença à chanter d’une voix douce et posée. Ambre reconnut la mélodie et joignit sa voix à la sienne.

« Une noble licorne dans la forêt

Ayant sur le crâne une corne dorée

Après trois pas, rencontra un cerf

Ayant sur le sien deux bois enlacés

L’un et l’autre se dévisagèrent

Car de leur nature étrangère

Les deux jeunes mammifères

Affichaient une silhouette familière

D’abord méfiants et puis furieux

Un combat acharné les engagea tous deux

L’un sortit les armes

L’autre joua des charmes

Les deux animaux se prirent au jeu

Et devinrent peu à peu

Associés et puis alliés

Depuis que le corbeau s’en est allé »

Quand elles eurent fini, Ambre décida qu’il était temps pour elle de rentrer. Meredith prit les rênes et monta sur Mesrour, Ambre à sa suite. Les deux femmes repartirent au galop dans la campagne couchante.

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