Chapitre 157 – La dispute
Les yeux clos, l’esprit encore évadé dans les nimbes brumeux, Erevan sentit un linge humide se poser sur son front. L’étoffe fraîche, douce au toucher, était agréable. Les sens en éveil, elle prit une profonde inspiration qui lui brûla la trachée et toussa rauque. Une odeur s’immisça dans ses narines, empreinte de valériane et de verveine.
— Maman ? parvint-elle à articuler d’une voix enrouée.
Elle tenta d’ouvrir un œil mais elle fut incapable de discerner quoi que ce soit à travers ses rétines abîmées où tout demeurait flou et ne voyait qu’un dégradé grisâtre dépourvu de toute forme identifiable. Un gémissement s’extirpa de sa bouche alors qu’elle tournait la tête avec lenteur, tiraillée par une décharge électrique au niveau de la nuque.
— Ne bouge pas mon enfant, répondit une voix féminine, le ton grave. Reste tranquille.
— Où suis-je ?
— Chez toi, je t’ai retrouvée allongée sur la plage, inconsciente. J’ai même pensé que tu étais morte au vu des vibrations que j’ai pu ressentir juste avant de t’avoir rejointe.
Des réminiscences lui revinrent par flash, inondant sa mémoire de pensées confuses et éparses. L’image de sa sœur apparut à son esprit. Le cœur tambourinant ardemment, elle déglutit et demanda tout bas :
— Et Selki ?
Contre toute attente, un couinement lui répondit, suivi par la sensation étrange d’un coup de langue porté sur sa joue, laissant une traînée mouillée et gluante conjuguée d’un désagréable remugle de vase.
— Ta sœur est à tes côtés, sous sa nouvelle forme.
Les larmes vinrent aux yeux de la jeune femme qui hoqueta face à cette fatalité dont elle se sentait partiellement coupable au point qu’elle manquait de s’étrangler tant elle peinait à respirer. Encore bien fébrile, elle posa une main frêle contre sa poitrine et tenta de faire entrer dans ses poumons comprimés un mince filet d’air. La crise passée, elle écarquilla les yeux avant de fondre en larmes car, à son grand désarroi, elle se rendit compte que son médaillon n’était plus.
Comme pour la rassurer, Selki se pressa contre elle, plaçant sa grosse tête liliale et pelucheuse sur son torse. Le phocidé commença à ronronner, produisant un grondement sourd qui fit vibrer le lit entier. En voyant cet amas de blancheur présent juste sous ses yeux, Erevan fronça les sourcils. Puis, trop épuisée, elle s’effondra sur son coussin et se rendormit dans la foulée. Sa sœur resta lovée auprès d’elle. L’animal nicha sa tête dans son cou tandis que la mère, après avoir fait glisser la couverture pour les préserver toutes deux du froid de la nuit, s’en alla discrètement rejoindre l’extérieur.
Dehors, elle fit quelques pas en direction de la mer, laissant à chaque passage l’empreinte de ses pieds sur le sable jonché de galets, et s’arrêta devant le tapis d’écume. Pas un bruit hormis le faible bruissement des feuilles ainsi que le roulement de la faible houle se faisait entendre. La nature était endormie, plongée dans le noir, éclairée par le halo scintillant des étoiles qui mouchetaient la voûte céleste où un croissant de lune brillait. Le reflet de l’astre ondoyait légèrement sur la surface de l’élément.
Sans un mot, Medreva s’agenouilla. La frange de ses habits écrus et le bout de sa ceinture de cuir épousaient les ondulations des vagues. Ses longs cheveux bruns tressés, garnis de plumes et de perles, se frottaient contre ses joues fardées de larges bandes noires où des larmes roulaient, mettant en valeur ses iris céruléens cernés de fines rides que l’approche de la quarantaine révélait.
Elle ferma les yeux et inspira. Lors de l’expiration, elle rouvrit ses paupières et redressa la tête pour contempler l’horizon, là où le ciel et la mer se confondaient sans qu’aucune frontière ne s’esquisse, puis tourna la tête pour venir observer la sculpture du serpent. Avec une dévotion louable, chargée d’émotions, elle posa une main sur son cœur et s’inclina.
— Höggormurinn kongur Jörmungand, commença-t-elle solennellement, merci d’avoir sauvé ma fille.
Lentement, elle se redressa et rejoignit l’intérieur où ses filles dormaient à poings fermés. Elle s’attarda un instant sur cette vision, un sourire dessiné sur son visage. Puis elle défit l’anse de sa sacoche et retira l’ensemble des victuailles et autres produits essentiels qu’elle avait rapportés. Elle les disposa dans un coin, au pied des étagères, faute de place pour les y ranger. Le sac vidé, elle déplia sa couverture qu’elle étala sur le sol rocailleux. Enfin, après s’être assurée que ses enfants ne manquaient de rien, elle s’allongea et se laissa sombrer dans les ténèbres.
Les heures défilèrent. Gagnée par un épouvantable mal de crâne et le sommeil entrecoupé de cauchemars, Erevan se réveilla. Les premières lueurs du petit jour perçaient leurs maigres rayons à travers la brume, s’immisçant dans cette pièce encore majoritairement plongée dans l’obscurité. Elle se redressa, s’adossa contre le mur et aperçut sa sœur toujours nichée auprès d’elle. Selki était réveillée et la regardait de ses globes fuligineux. D’une main tremblante, la cadette câlina sa grosse tête au pelage soyeux. L’animal fit bouger son museau et pivota maladroitement pour se mettre sur le dos et lui présenter son flanc.
Des bruits de pas se firent entendre. En apercevant sa mère pénétrer dans la demeure, Erevan croisa les bras tout en la dardant d’un œil mauvais. Medreva l’ignora et retourna auprès du foyer où du riz au lait marinait dans une casserole. Elle remua le mélange à l’aide d’une cuillère en bois. Un fumet de vanille rehaussé d’un soupçon de cannelle flottait dans l’air. Dès que la mixture fut cuite, elle en versa une bonne quantité dans un godet et y plongea une cuillère.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle en s’approchant du lit. Tu as déjà meilleure mine que la veille.
Arrivée à son chevet, elle lui tendit le mets que la fille dévora sans cérémonie tant elle était affamée. La pitance crémeuse engloutie, Medreva avança timidement une main pour prendre sa température mais Erevan, peu encline à se laisser toucher, la repoussa d’un geste vif. La mère reprit le godet et se rendit à l’évier pour le laver dans l’eau glacée du seau. Les doigts crispés contre la paroi, elle le frottait avec acharnement, pressant l’éponge savonneuse de son autre main.
Un silence sacral régnait où seuls les couinements du phoque se faisaient entendre. Quand Medreva eut terminé de balayer le sol, de ranger le désordre ambiant et de nettoyer le peu de meubles qui se trouvait dans la maisonnée, elle finit par s’installer à table. La mine grave, elle joignit ses mains et entrelaça ses doigts tout en plantant ses yeux d’un intense éclat azuré dans ceux de sa fille. Toujours alitée, cette dernière détourna le regard.
— Arrête de faire ça ! Je déteste quand tu me sondes !
— Vas-tu me raconter ce qui s’est produit ?
— Utilise ta faculté ! railla la fille. La Shaman supérieure ne connaît-elle pas sur le bout des doigts le moindre événement dans la vie de ses humbles sujets ?
Le cœur lourd, la mère souffla d’exaspération.
— Je suppose qu’il faut que je m’attende à un tel comportement jusqu’à mon départ ?
— Tu supposes bien !
— Soit, dans ce cas raconte-moi ton périple de la manière que tu souhaites.
Erevan se redressa et montra les dents.
— Je n’ai rien à te dire ! On a pris le large avec l’Horizon. Le temps était idéal pour pêcher le thon rouge. Arrivées au grand large on s’est fait surprendre par un orage et…
La voix effrontée qu’elle avait utilisée jusqu’alors s’étrangla au fil de son récit. Les larmes lui vinrent aux yeux lorsqu’elle réalisa l’état de sa sœur.
— Et… le bateau a cédé, renifla-t-elle, on s’est retrouvées sous les flots. Tout était noir, je ne voyais plus rien, j’étouffais… les vagues me poussaient au fond et…
Elle écarquilla les yeux et palpa son corps.
— Comment est-ce que…
— Le Aràn Jörmungand t’a sauvée, révéla la mère.
À cette annonce, la fille demeura interdite.
— Impossible, je croyais que…
— Hélas, tu serais la première, oui. De toute sa longue vie le Serpent n’a jamais porté secours à un individu, quel qu’il soit. Pas à ma connaissance du moins. Tu es la première rescapée de son éminence, soit fière de cette grâce qu’il t’a accordée.
— Mais… pourquoi ?
— Si je savais.
La fille eut un sanglot et caressa sa sœur d’une main tremblante. Elle utilisa l’autre pour essuyer ses larmes que la culpabilité lui faisait déverser.
— Inutile de t’apitoyer sur son sort, elle n’est pas plus malheureuse sous cette forme ! précisa la mère d’une voix qui se voulait douce.
— T’es ignoble de dire ça ! Comment peux-tu à ce point être indifférente à la disparition de ta fille ! Elle compte si peu pour toi que t’en as rien à foutre à l’idée qu’elle se soit transformée ?
— Erevan ! ta sœur a juste troqué une forme pour une autre ! Je ne suis pas plus réjouie que toi de la voir sous cette apparence mais c’est un don qu’Alfadir nous a accordé et il serait malsain de remettre en cause cet honneur. D’autant que c’est grâce à cela que Selki est encore en vie.
— Elle est devenue un animal ! Un putain d’animal incapable de parler, de rire ou même de nous comprendre à présent ! Et toi ça ne te fait rien ?
— Ta sœur est vivante et en bonne santé ! Et même sous cette forme elle ne reste pas moins pourvue de sentiments. Elle ne conservera pas beaucoup de souvenirs, ça je te l’accorde, mais au moins tu pourras toujours communiquer avec elle. Tu trouveras un moyen d’échanger en sa compagnie autre que le langage oral !
— Ma sœur est un putain de phoque ! Elle était ma seule amie ! La seule qui me comprenait…
Sa voix s’étrangla, elle hoqueta.
— Et toi t’en as littéralement rien à foutre ! T’en as jamais rien eu à foutre de nous de toute manière…
Étouffant dans cet espace sombre et étriqué, la jeune femme s’extirpa des couvertures. Les jambes flageolantes, elle marchait en titubant sur le sol glacé, rejoignant l’entrée afin d’aller prendre l’air.
— Ne t’éloigne pas trop, l’avisa Medreva, tu n’es pas en état. Je ne tiens pas à te ramasser à l’autre bout de la plage pour te ramener ici.
Avant de franchir la porte, la fille à la peau ambrée s’arrêta et serra les poings. En se retournant, elle grogna et lui adressa une grimace.
— Ne t’inquiètes pas pour ça, je demanderai au Aràn Jörmungand de venir me secourir ! la nargua-t-elle. Pour une fois qu’il existe un individu de sexe masculin qui se soucie de moi ! Cet immense serpent semble avoir plus d’empathie que mon véritable père ! Quelle aubaine.
— Arrête avec ça Erevan !
— Quoi ? Tu vas me dire que j’ai pas raison peut-être ?
— Aorcha est ton père.
— Mon beau-père.
— C’est la même chose.
— Absolument pas !
Envahies par la colère, les deux femmes commencèrent à se houspiller comme à l’accoutumée. Le ton monta et la rancune de ces dernières années ainsi que l’événement tragique de la veille délièrent leurs langues déjà bien acérées. À cran, la fille jura et éclata en sanglots.
— Je sais pourquoi Aorcha a fini par se séparer de toi ! T’es insupportable ! Tu joues les mères protectrices et aimantes mais tu n’es qu’une menteuse. Une menteuse et une égoïste qui ne souhaite qu’une seule chose, régir tout son petit monde pour se voir accorder un minimum d’attention. Je présume que c’est pour ça que t’es allée voir ailleurs ! Ton mari ne te suffisait pas et avoir deux enfants n’était peut-être pas assez bien pour toi pour t’obliger à rester auprès de cet homme ! Du coup tu te morfonds dans ta mission de rendre grâce au Aràn Alfadir pour espérer réparer tes torts ? Y’a pas à dire, travailler au service du Cerf est ta seule satisfaction dans ta vie, tu te fiches de tes enfants, de ta famille !
— Je sers Alfadir, je suis Shaman je te rappelle ! Mon rôle est de protéger le Aràn ainsi que les membres de son peuple, nous, les noréens ! Je serais égoïste de ne consacrer ma vie qu’à vous seuls.
— Et tu les sers tellement bien que t’en as strictement rien à foutre du fruit de tes entrailles. Heifir, Selki et moi faisons office d’ornements ! Tiens c’est une chance qu’elle se soit transformée, ça te fait un gamin de moins à gérer !
Offusquée par le venin de ces paroles, Medreva s’en trouva pétrifiée. Voyant qu’elle avait le dessus sur sa génitrice, Erevan s’engouffra dans la brèche et poursuivit en pointant sur elle un doigt accusateur :
— T’es pitoyable, j’espère que tu le sais ! Dire que le peuple compte sur les services d’une femme que sa propre famille déteste. Je suis sûre que tu regrettes de m’avoir eue, que tu ne m’as jamais aimée ! Ni toi ni Aorcha d’ailleurs !
— Comment oses-tu ! Comment peux-tu être si odieuse ! Aorcha et moi-même t’avons élevée du mieux que nous le pouvions, sans distinction entre vous trois ! Tu n’as jamais manqué de rien à ce que je sache, alors comment oses-tu…
— Quoi ? Te dire la vérité ? Je suis certainement la seule à pouvoir te la dire en face, tiens ! C’est marrant que tu n’utilises pas ta faculté pour me soudoyer et me sommer de la fermer. C’est à croire que ce que je te dis est vrai et que tu prends plaisir à te faire flageller !
Ne parvenant plus à rester placide tant l’entente de ces paroles arrosées d’opprobre lui devenait insupportable, Medreva frappa du poing sur la table. Elle se redressa en hâte et franchit le seuil de la maison sans un mot. Lorsqu’elle passa le pas de la porte, Erevan vit que sa mère avait les yeux embués mais n’osa rien rajouter, réjouie à l’idée que sa génitrice parte loin d’ici au plus vite. Dans un parfait silence, elle la vit se rendre dans la maison annexe, celle faisant office d’écurie, pour y seller son cheval.
Alors que Medreva se préparait à quitter les lieux, sa fille s’accouda au muret en pierre et patienta. En moins de dix minutes, la mère reparut et se hissa sur le dos de sa monture. Après un dernier regard froid échangé avec sa fille, elle donna un coup de talons sur les flancs de son palefroi à la robe crème. Le cheval partit au trot en direction de son fief, sa silhouette se fondant progressivement dans le paysage sableux.
Désormais seule, libérée de son joug, Erevan soupira. Pour se dégourdir les jambes, elle entreprit de longer la plage. La démarche hasardeuse tant ses muscles étaient fébriles, elle manqua de chuter à plusieurs reprises. Puis, n’y tenant plus, elle se laissa glisser sur le sable froid. Le regard tourné vers le ciel, elle s’étira de tout son long et laissa libre cours à son chagrin.
Des larmes roulaient en continu sur ses joues rougies, s’échouant à la naissance de ses cheveux. Selki la rejoignit, trémoussant son corps à l’aide de ses grosses nageoires et laissant derrière elle un large sillon de son passage. La cadette rit nerveusement et tendit une main pour la caresser.
— Je me demande bien comment vont réagir Aorcha et surtout Heifir en te voyant sous cette forme, dit-elle d’une voix percluse de sanglots, tu peux être sûre que je vais laisser à notre génitrice le soin de les prévenir.
Comme pour lui répondre, l’animal couina et frotta sa tête contre la paume, ronronnant avec panache.
— Je suis désolée, Selki ! pleura-t-elle en enfouissant sa tête dans le cou du phocidé.
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