NORDEN – Chapitre 158

Chapitre 158 – L’énigmatique inconnu

Plusieurs jours s’écoulèrent. Enveloppée sous une épaisse couche de vêtements et les pieds nus profondément enfoncés dans le sable, Erevan sirotait son potage. Elle crispait ses mains contre la paroi du récipient pour les réchauffer et portait lentement le breuvage à ses lèvres tout en humant l’effluve de poireau qui s’en dégageait. À la vue de l’angoissante étendue bleutée, capable d’anéantir ou de voler la vie de n’importe quel être en un claquement de doigts, elle ressentit un pincement au cœur.

Selki se tenait à ses côtés, pressée contre ses cuisses. Le phoque au pelage immaculé n’avait pas quitté sa sœur et restait en permanence lové contre sa personne. Lors de ses rares moments d’évasion, il s’en allait en mer et sillonnait la baie de long en large à la recherche de poisson à se mettre sous la dent, gardant constamment sa cadette dans son champ de vision.

La jeune femme termina son dîner et se redressa, saisie par le vent frais. Mais à peine se leva-t-elle qu’une ombre passa au coin de son œil. Un frisson lui hérissa l’échine et, sans savoir réellement pourquoi, elle éprouva l’envie de s’approcher du rivage, là où les gros rochers noirs gisaient en nombre, entourant la statue du serpent marin. Elle s’attarda sur cette sculpture qu’elle ne prenait plus la peine d’observer tant elle la connaissait dans les moindres détails.

— Bonjour, fit une voix douce légèrement sifflante.

Prise au dépourvu, Erevan sursauta et se retourna en hâte. Elle balaya la plage du regard, le cœur battant ardemment contre sa poitrine ; jamais personne ne se rendait ici. En apercevant l’inconnu présent derrière l’un des rochers, elle fit les yeux ronds et demeura pantoise.

— N’aie pas peur, approche que je te vois mieux.

Apeurée mais néanmoins intriguée, elle s’avança prudemment en sa direction. Dès qu’elle fut suffisamment près, elle s’arrêta et étudia l’étrange apparence de son interlocuteur dont elle ne percevait que le haut du corps, nu et glabre, masqué en partie par sa longue chevelure aussi noire que de l’obsidienne. Elle fut aussitôt happée par ses yeux bicolores, l’un bleu l’autre doré, bien mis en évidence sur son visage émacié à la peau si fine, d’une blancheur nivéenne tranchée par un subtil réseau de veines bleuies.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle timidement.

L’homme esquissa un sourire, étirant ses lèvres minces pour y dévoiler ses dents parfaitement alignées dont les canines étaient subtilement pointues.

— Ton sauveur, répondit-il avec aplomb, celui qui t’a ramenée sur la terre ferme alors que tu te noyais dans les flots déchaînés. Ce n’était vraiment pas une bonne idée de prendre le large alors qu’une tempête faisait rage.

L’espace d’un instant, elle se trouva hébétée puis pouffa.

— Et ma mère qui me disait que c’était Jörmungand qui m’avait rapatriée ! Elle s’est bien moquée de moi…

— Tu ne la crois pas ? s’étonna l’homme en penchant la tête sur le côté. Elle ne mentait pourtant pas.

— Sauf si mes yeux me jouent des tours, vous êtes bien différent d’un serpent marin de deux kilomètres de long.

— Je cache bien mon jeu, renchérit-il avec un sourire, tu n’es pas une korpr par hasard ? Si c’est le cas, tu es bien loin de chez toi.

— C’est ma couleur de peau et mes yeux bleus qui vous font dire ça ? Non je suis une hrafn, du moins par ma mère.

— Je m’en doutais. C’est étrange de voir une hrafn avec une pigmentation si foncée. Je te trouve vraiment très jolie.

Amusée par sa franchise, la jeune femme s’esclaffa. Puis, plus rassurée, elle s’avança davantage.

— Je vous remercie énormément de m’avoir sauvée, vous habitez dans le coin ?

— Non loin d’ici.

Il tendit une main palmée, aux ongles griffus, et ouvrit la paume pour lui présenter un médaillon.

— Tiens, je l’ai aperçu dans les profondeurs. Il s’était échoué proche d’une épave, ça a été assez compliqué de le retrouver. C’est dur de distinguer du blanc dans le sable quand il fait noir en permanence.

Erevan prit méticuleusement le bijou et le scruta avec intensité. Lorsqu’elle reconnut son médaillon, ses yeux se mouillèrent de larmes tant elle était émue. Elle le remercia vivement, pressant son bien contre sa poitrine, et observa l’homme d’un air empli de gratitude. Quand elle comprit que le bas de son corps était immergé dans cette eau avoisinant les huit degrés, elle haussa un sourcil.

— Vous n’avez pas froid ?

— J’ai l’habitude, la mer n’est pas des plus désagréable à cette température. Surtout que l’eau est bien plus chaude en surface.

— Dans ce cas, accepteriez-vous que je vous offre à boire afin de vous remercier ? Je ne possède pas grand-chose mais j’ai du potage encore chaud chez moi si vous le souhaitez.

— Si mademoiselle veut bien me l’apporter alors ce ne sera pas de refus. La mer est peut-être froide mais la brise l’est plus encore.

Sans un mot, elle opina du chef et partit chercher un gobelet qu’elle remplit à ras bord. De retour auprès de son énigmatique sauveur, elle le vit parler avec Selki. L’animal le regardait de ses pupilles luisantes et répondait à base de bêlements, frappant sa courte queue contre le sable.

— Voilà pour vous, dit-elle en lui tendant le breuvage.

L’homme se redressa pour l’attraper, dévoilant intégralement son corps jusqu’aux genoux. À la vue de la proéminence de son bas ventre qui pendait innocemment à l’air libre, le visage d’Erevan s’empourpra et elle tourna la tête, terriblement gênée.

— Vous êtes nu ! s’exclama-t-elle d’une voix suraiguë.

— Excuse-moi, répondit-il en se rasseyant en hâte, je n’ai pas l’habitude de croiser des gens là où je vis.

Confuse, elle prit un temps avant de reporter son regard sur lui, regardant ses pieds pour tracer des petits sillons entre les galets. Lorsqu’elle l’observa à nouveau, l’homme buvait calmement sa boisson, le visage affichant une mine enfantine, rêveuse. Elle fronça les sourcils, incapable de pouvoir lui donner un âge, même approximatif. Il était adulte, certes au vu de sa physionomie. Pourtant, il se dégageait de cet être une certaine candeur conjuguée de bienveillance, des traits de caractère si différents des hommes qu’elle avait pu croiser jusqu’alors.

— C’est vraiment bon ! la complimenta-t-il en passant la langue sur ses lèvres. Ça fait longtemps que je n’avais pas mangé quelque chose d’aussi délicieux.

À cette annonce, la jeune femme s’esclaffa :

— Vous plaisantez j’espère !

— Je suis sincère ! C’était vraiment très bon.

Il lui rendit le récipient vide. Elle le reprit, fit pianoter ses doigts contre la tasse puis annonça d’une voix hésitante :

— Au fait, je m’appelle Erevan. Et vous ?

— J’ai plusieurs noms, certains flatteurs d’autres moins charmants mais celui que je préfère est Jörmungand.

Le vent vespéral se levait, soufflant d’importantes bourrasques qui propulsaient les grains de sable contre la peau. Les poils de la jeune femme se hérissèrent, elle frissonna.

— Jörmungand ? Comme l’entité ?

— C’est exact.

— C’est étrange que des parents appellent leur enfant ainsi. Il ne me viendrait pas à l’idée d’appeler les miens Alfadir ou Hrafn… encore faut-il que j’en veuille un jour.

— C’est ainsi que mon frère Alfadir m’a nommé, fit-il en posant une main sur son cœur, je pense que je suis toujours le seul à avoir ce prénom.

Erevan gloussa et croisa les bras.

— Vous vous amusez souvent à vous faire passer pour le Aràn des mers ? C’est parce que vous aimez l’eau et vous balader nu ?

— Peut-être, répondit-il d’un ton espiègle.

— Soit, si vous voulez jouer, jouons Jörmungand ! le nargua-t-elle. Que venez-vous faire sur l’île ? Un grand serpent comme vous ne devrait-il pas surveiller les mers à la recherche de menaces éventuelles ? À moins que vous n’ayez fait couler tous les navires ennemis.

— Voilà une fille perspicace ! Je me repose depuis trop longtemps sous l’océan et les animaux ici bas ne sont pas très bavards. Alors je reviens à la surface pour voir si ma protégée se remet de sa noyade.

— C’est fort aimable à vous Aràn, vous êtes si généreux et magnanime ! Mais peut-être devriez-vous songer à avoir d’autres amis que des poissons ou des mollusques !

— Est-ce une proposition pour que l’on se revoie ?

Un rire cristallin s’extirpa de la bouche de la jeune femme à l’entente d’une telle réplique.

— Pourquoi pas, fit-elle en le dévisageant avec une troublante intensité, si monsieur daigne s’habiller un minimum. Je ne sais pas si beaucoup de nos confrères noréens passent encore leurs journées entières nus mais je n’ai pas grandi avec ce genre de mœurs.

— Si c’est tout ce que mademoiselle souhaite, ça devrait pouvoir se faire. Maintenant rentre ma chère, tu trembles de froid comme une feuille morte, il serait dommage d’aggraver ton état de santé.

Sans objecter, elle acquiesça en silence puis, après un dernier regard accordé à ce mystérieux spécimen, elle prit la direction de sa maisonnée, suivie par Selki.

***

L’homme tint parole et lui rendit visite plusieurs fois les jours suivants. Bien souvent, il la rejoignait le matin, aux aurores, alors que les premiers rayons du soleil léchaient l’île de leur rutilante clarté. Pour ne pas la mettre mal à l’aise, il venait habillé d’étranges étoffes agencées de guingois et enfilées de manière totalement désordonnée. Certaines taillaient bien trop petites pour sa carrure élancée ; des pantalons s’arrêtant aux chevilles, des chemises qui laissaient voir son nombril et épousaient la moindre forme de son torse.

Les tissus eux-mêmes avaient un aspect particulier, comme s’ils eurent séjourné pendant une période sous la mer ou provenaient d’une époque de jadis. Il s’agissait de tuniques assez semblables à celles des officiers, ou alors des guenilles de marins, trouées par endroits, verdies par la mousse et auréolées de taches de sel. Des vêtements froissés, fripés, dépourvus de la plupart de leurs boutons, à la texture aussi rêche que les vieux draps de lin trop exposés au soleil.

Sans jamais quitter les ondes outremer, il s’arrêtait à la lisière de l’écume. Ce comportement dérouta Erevan qui ne cessait de le questionner quant à son refus permanent de s’éloigner de la mer, ne serait-ce que pour entrer en sa demeure, pourtant située à dix mètres à peine des vagues les plus capricieuses de la marée haute. Le sourire aux lèvres, il lui répondait sans cesse cet adage qu’elle connaissait par cœur : « Le Cerf ne peut jamais quitter Norden et le Serpent jamais ne peut y accoster ».

— Décidément, vous ne souhaitez vraiment pas sortir de votre jeu, finit-elle par lui avouer d’une voix teintée de reproches, c’est à croire que vous avez peur de vous approcher de moi.

Cette réflexion eut le don de lui décrocher un sourire en coin qu’Erevan trouva fort séduisant.

— Je n’ai pas l’habitude de rencontrer du monde chère enfant. Il y a toujours eu une distance entre les autres et moi-même. Je suis seul depuis longtemps.

Le sourire de la jeune femme s’effaça alors qu’elle s’assit à ses côtés sur le ponton et laissa pendre ses pieds dont le bout des orteils touchait le sable humide de la marée basse.

— Vous en souffrez ? finit-elle par demander.

Il fit la moue et haussa les épaules.

— Un peu… mais j’ai l’habitude, avoua-t-il faiblement, les gens ne m’ont jamais beaucoup apprécié.

Il encercla ses jambes repliées contre son buste et posa le menton sur ses genoux. En examinant ses bras d’aussi près, Erevan vit qu’ils étaient couturés de cicatrices, souvent de longues et fines entailles qui se prolongeaient également sur l’ensemble du corps comme les zébrures d’un éclair combinées à de minuscules trous épars qui les faisaient paraître à des éphélides.

Un silence s’installa. La jeune femme fronça les sourcils et tenta de focaliser son attention sur le paysage où les goélands déambulaient sur la plage pour y dénicher crustacés et coquillages. Elle était contrariée d’entendre de tels propos. Après tout, cet homme bien que particulier dans son fonctionnement n’avait pas l’air foncièrement mauvais, embarrassant tout au plus.

Certes, il était pourvu de cette étincelle enfantine qui le rendait simplet de prime abord mais ne semblait pas pour autant dégénéré. C’était un être sensible, délicat, innocent. Était-il persécuté par ses pairs ? Car il ne semblait avoir ni parents ni amis à proximité et jamais il n’avait évoqué à nouveau le nom de son frère. Un être solitaire, reclus. Cela se sentait à sa façon malhabile de s’exprimer, cherchant souvent ses mots ou ne les utilisant pas à bon escient. Peut-être était-ce dû à ce physique des plus étranges, cette blancheur irréelle de la peau qui la rendait presque translucide hormis ses mains qui étaient aussi bronzées que les siennes.

De plus, ses yeux bicolores étaient si uniques tant ils brillaient d’une extravagante intensité. Cette singularité l’avait désarçonnée les premiers jours, ne sachant où la jeune femme pouvait poser son regard sur cette difformité qui la faisait focaliser sur un œil puis sur l’autre sans pouvoir les observer en même temps.

Ne souhaitant s’attarder sur cette discussion épineuse, Erevan se redressa. Avec un peu d’élan, elle sauta du ponton pour venir s’enfoncer dans la vase jusqu’aux chevilles et se posta devant lui.

— Et si on allait ramasser des coquillages ? Prendre des coques et palourdes pour le déjeuner avant que les mouettes ne dévorent tout ?

L’air renfrogné de l’homme s’estompa pour se muer en un sourire sincère. Il opina du chef et se dressa à son tour pour arpenter la vase où les trésors de la mer attendaient sagement d’être découverts.

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