Chapitre 159 – Séjour à Varden
Les odeurs étaient épouvantables dans cette grande ville grouillante de monde. Tractant de lourds tombereaux chargés de victuailles, des destriers attelés envahissaient les larges chaussées pour desservir les nombreux commerces qui se trouvaient à proximité.
Écœurée par l’air vicié, à forte senteur de sueur, de crottin mêlé de divers parfums floraux et boisés, Erevan grimaça. Hissée sur un âne qu’elle avait emprunté à l’un de ses voisins, elle avançait d’un pas hâtif en direction du centre-ville, s’attardant peu sur l’architecture en pierre blanche des imposantes demeures et bâtiments d’institutions qui se dressaient de chaque côté de l’avenue.
Elle zigzaguait entre les passants pressés dont certains la toisaient d’un air inquisiteur et proféraient des insultes à son égard. Soufflant d’exaspération, elle empoigna rageusement les brides, rongeant son frein afin de ne pas s’attirer d’ennuis. De ce fait, elle fit accélérer sa monture pour rejoindre Varden. Elle traversa la place de la mairie et prit une rue descendante, longeant les remparts où les miliciens de la garde d’honneur patrouillaient.
Au fil de la traversée, elle quittait les majestueuses demeures au profit de maisons mitoyennes, beaucoup plus étroites et exiguës, faites de colombages, de briques ou de pierres. Plus elle descendait, plus elle se sentait à l’aise parmi ces habitants issus de son peuple, vêtus plus modestement et surtout bien moins préoccupés par le physique atypique de la cavalière que ceux de la haute-ville. Dans une ruelle, elle mit pied à terre et attacha les rênes de sa monture à un anneau prévu à cet effet. Puis elle s’empara de ses sacoches et se rendit sur la place où le marché était établi.
Elle déambula sous les allées d’arcades, admirait les bannières des enseignes et furetait de boutique en boutique à la recherche des prix les moins onéreux. Son maigre porte-monnaie ne lui assurait pas les ressources nécessaires pour prendre des aliments en grande quantité ou même de qualité. Et elle était trop fière pour oser demander à son frère de lui céder des pièces. Ainsi, elle acheta un sachet de sel et de riz ainsi que des bocaux, ne pouvant s’offrir le luxe de se fournir en aliments frais céans ; elle garderait cette opportunité lorsqu’à son retour, elle rendrait l’âne à la ferme et emporterait pour l’occasion une cagette de légumes et de fruits tout juste récoltés comme elle le faisait jusque là.
Arrivée sur un étal bien fourni, la jeune femme se mordilla les lèvres à la vue des innombrables douceurs qui étaient exposées ; gâteaux, brioches et diverses sucreries côtoyaient épices, cacao et autres délices importés de Pandreden par transport maritime. Alléchée par le fumet de ces mets, elle se résolut à prendre du thé en vrac et du miel.
Ces derniers achats pulsionnels la délestèrent de ses ultimes pièces de cuivre. Chargée comme une mule, elle rejoignit son âne et remonta en selle pour aller rendre visite à son frère qui n’habitait qu’à quelques rues de là. Elle parqua sa monture dans un écrin de verdure faisant office de cour, laissant sans crainte ses vivres sur le dos de l’équidé, et frappa à la porte.
— Erevan ! s’exclama le frère tout sourire.
La mine joviale, il enlaça sa cadette de sa poigne solide, manquant de l’étouffer. Elle grogna mais ne dit rien et se laissa bercer par cette cajolerie qu’elle n’avait pas reçue depuis des semaines. Il défit son étreinte et la contempla longuement, posant sur elle ses yeux bleus larmoyants. Son frère avait encore grandi, sa carrure s’était étoffée, se rapprochant de celle de son père dont les traits du visage commençaient à devenir semblables. Sa barbe avait enfin poussé. Désormais fournie, elle cerclait sa mâchoire pour monter jusqu’à sa longue crinière blonde tranchée de mèches rousses qu’il attachait en catogan.
— Tu n’as pas l’air au mieux, marmonna-t-il d’un air soucieux. Maman m’a dit pour Selki. Je voulais passer te voir mais te connaissant je n’ai pas osé venir.
Elle opina sans un mot, la gorge nouée devant ces reproches si gentiment tournés pour ne pas la brusquer. Sentant son malaise, il l’invita dans la pièce annexe et la fit asseoir sur le divan dont l’assise était bien confortable, idéalement bien placée devant cette fenêtre donnant vue sur le jardin fleuri où l’âne patientait calmement, broutant les brins d’herbe fraîche qui gisaient à sa portée.
Alors que son frère partit dans la cuisine pour lui préparer de quoi la sustenter, elle observa ces locaux propres et chaleureux avec une pointe de tristesse mêlée d’envie. L’intérieur chauffé d’un appartement en plein cœur de ville avec toutes les commodités à portée de main était un luxe inavouable qu’elle aurait tant aimé acquérir, mais sa fierté ne pouvait s’y résoudre. Elle prit la couverture pliée qui se tenait dans la panière d’à côté et la glissa sur elle. L’étoffe était moelleuse, d’une douceur semblable à la laine d’un angora, et les motifs géométriques joliment travaillés.
— Tu as froid ? s’enquit le frère en revenant dans la pièce, un plateau dans les mains sur lequel se dressaient deux tasses de thé fumantes ainsi que des sablés concoctés par ses soins.
Il posa le service sur la table basse et vint s’asseoir sur le fauteuil annexe.
— C’est moi qui l’ai faite, dit-il en froufroutant la laine, c’est ma première confection. Elle n’est pas des mieux maîtrisées et la laine pas de meilleure qualité mais j’en suis quand même fier.
— Tu prévois toujours de devenir couturier ?
— Je le suis maintenant, j’ai acheté une échoppe non loin de l’allée des Tisserands. Pas loin de chez papa d’ailleurs.
À la mention d’Aorcha, la jeune femme se renfrogna.
— Excuse-moi, je devais pas…
— Ce n’est rien, soupira-t-elle en prenant sa tasse, faut juste que j’essaie de digérer tout ça. C’est dur mais j’y arriverais bien… enfin j’espère.
Heifir fit la moue et tritura les pointes de ses cheveux.
— Tu sais, ça lui ferait très plaisir de te revoir. Il s’en veut pour cette dispute, il n’aurait pas dû te parler ainsi. Tu lui manques énormément et il s’inquiète pour toi. Surtout lorsqu’il a su que notre sœur a pris sa forme animalière. Tu es toute seule dorénavant, en proie au danger.
— Ça va aller, je suis une femme forte. Je sais me débrouiller toute seule et Selki reste toujours auprès de moi. On se veille mutuellement.
Il la scruta de pied en cap, étudiant avec soin ses bras frêles ainsi que ses joues creusées. Les cheveux de sa cadette étaient cassants et sa peau aussi sèche que du cuir.
— Tu n’as pourtant pas l’air d’être dans le meilleur état. Je sais que j’arriverai pas à te faire changer d’avis et que de toute façon si je m’entête on se querellera à nouveau et je ne tiens pas à insister. Mais as-tu de quoi manger ? Des médicaments et tout ce qu’il te faut en termes de confort ?
— Oui, mentit-elle.
— Erevan !
Elle fronça les sourcils et fit pianoter ses doigts contre les parois de sa tasse.
— Maman m’a ramené de quoi manger et m’a laissé des pièces. L’ennui est que les prix ont augmenté et que je n’ai pas eu assez pour me procurer du savon et de la lessive.
— C’est tout ? s’étonna-t-il, l’air dubitatif. Tu ne viens jamais me rendre visite sans avoir un minimum de vivres à me demander. Je ne t’en veux pas, mais c’est un fait. Alors cesse de tourner autour du feu et dis-moi ce qu’il te faut !
Piquée au vif dans son égo, elle tourna la tête pour porter son regard à l’extérieur et éviter de croiser celui de son frère. Elle avait besoin de lui, le constat était implacable, et elle savait qu’il ne lui refuserait rien. Mais abuser ainsi de sa générosité, elle avait du mal à s’y résoudre. Haletante, elle prit une grande inspiration et se jeta à l’eau.
— Je n’ai plus trop d’huile de pétrole en réserve, il me manque aussi un vêtement chaud car mon pull a été en partie dévoré par les rongeurs. Tout comme la couverture. J’ai perdu mon seau et mon couteau lors du naufrage et…
— Et ?
— Et je n’ai plus de bateau depuis que le nôtre a été englouti par la mer, murmura-t-elle tout bas, il me faudrait une petite barque pour sillonner la côte et me permettre de pêcher à nouveau.
À l’entente de sa liste, Heifir passa une main sur ses yeux et ricana. Puis il joignit ses mains et la darda d’un œil tant malicieux qu’exaspéré. La salle fut soudainement plongée dans le silence le plus complet, rythmé par le tintement régulier de l’horloge accrochée au-dessus de la cheminée.
— Je vais pouvoir répondre à ta demande, annonça-t-il le plus posément possible, sauf pour le bateau malheureusement. Je ne dispose pas encore assez de fonds pour un achat de cette envergure, même pour une simple barque.
— Je comprends, c’est déjà gentil de ta part de m’aider pour le reste.
— Après, si tu tiens tellement à t’offrir un bateau, tu sais ce qu’il te reste à faire si jamais tu veux continuer à demeurer sur cette plage abandonnée.
— Tu sais bien que je n’irai pas, ni chez l’un ni chez l’autre encore moins pour faire la manche ! Je préférerais mendier à cet homme plutôt que de m’abaisser à les voir.
— Un homme ? Quel homme ? s’enquit-il, sceptique.
— Quelqu’un que je vois quelquefois. L’homme qui m’a sauvée de la noyade. Il passe me voir de temps à autre pour avoir de mes nouvelles.
Heifir croisa les bras et haussa un sourcil.
— Et tu ne t’en méfies pas ?
— Non, pourquoi le devrais-je ? Il m’a sauvée, il est gentil et jamais il ne me fait de remarque désobligeante.
— Méfie-toi Erevan !
— Pourquoi ?
— Parce que tu es seule ! Une jeune fille seule, plutôt jolie et donc la proie idéale pour n’importe quel prédateur ! Certes tu es bagarreuse mais contre la force d’un homme tu ne feras pas le poids ! Et personne ne sera là pour accourir et te protéger si jamais un malheur devait t’arriver. Que la menace vienne de cet homme ou d’un autre.
— Arrête Heifir ! Les agressions n’existent que dans les villes ! Je ne vois pas qui irait jusque chez moi pour commettre ce genre de choses ! Et t’entendre évoquer le sujet et comprendre ce que tu sous-entends me met très mal à l’aise. Comment peux-tu penser qu’un homme puisse commettre un tel acte !
— Mais parce que c’est la vérité Erevan ! Tu crois quoi ? Qu’on est dans un monde empli de bonté ? Les noréens sont qualifiés d’animaux sauvages par les aranéens ! L’esclavage et la misogynie sont rois au sein du territoire. Et malheureusement pour toi, tu es une vermine tachetée de sexe féminin avec un physique encore plus atypique que celui de tes pairs ! La proie idéale sur laquelle s’acharner qu’importe le motif !
Erevan jura. Tremblante de rage, elle esquintait la surface de la tasse avec ses ongles. Pourtant, ces mots prononcés si sèchement étaient sincères et elle savait qu’il y avait là une part de vérité, ne se souvenant que trop bien des médisances qu’elle avait essuyées deux heures auparavant. D’une main fébrile, elle se massa les yeux, tentant de masquer les larmes qui s’emparaient d’elle. Pour ne pas la bouleverser outre mesure, Heifir s’approcha d’elle et l’enlaça.
— Excuse-moi petite sœur, je ne veux pas te faire de peine. Mais telle est la cruelle et impitoyable vérité. Je m’inquiète pour toi tu sais. Tu me manques.
Submergée par l’émotion, elle nicha la tête dans le cou de son aîné et sanglota. Quand elle fut suffisamment calmée, elle se détacha de lui et s’empara de sa tasse qu’elle but avec lenteur tout en y trempant les biscuits qu’elle mâchonnait. Pour la détendre davantage, Heifir aiguilla la conversation sur des sujets plus légers.
Après avoir discuté pendant plus de deux heures, Erevan décida qu’il était temps pour elle de rentrer. Le frère se leva et lui prépara un paquetage, ajoutant à sa liste des denrées supplémentaires. Sur le pas de la porte, ils se saluèrent d’une accolade fraternelle. Puis elle chargea sa monture et remonta en selle. L’équidé renâcla, remua la terre de ses sabots et plaqua ses oreilles en arrière. Chargé comme une mule, l’âne fort peu sollicité d’ordinaire manifestait son mécontentement.
Au grand trot, la cavalière remonta l’allée et repassa devant l’imposant hôtel de ville où le drapeau aranoréen claquait à la brise vigoureuse. La jeune femme tira la bride et se mit à le scruter un instant, la face affichant une moue de dégoût tant elle détestait la venue de ces hostiles étrangers, un fléau.
— Une raison de plus pour te détester Alfadir ! cracha-t-elle entre ses dents. Qu’est-ce qui t’as pris de laisser ces monstres accoster et se répandre sur notre Norden !
Alors qu’elle invectivait son Aràn, une pierre lancée avec panache atterrit sur le haut de son crâne. Elle lâcha un juron et se retourna en hâte pour apercevoir le lanceur. Elle ne mit pas longtemps à comprendre qu’il s’agissait d’un groupe d’enfants aranéens en costume bleu sur lequel une licorne dorée était brodée. Enclins à la défier pour la chasser au plus vite de leur territoire, ils l’arrosaient de paroles acerbes et provocatrices sous l’attitude passive des passants annexes qui examinaient cette scène sans bouger, enjoués pour certains, d’autres plus inquiets.
Ne parvenant plus à se maîtriser, Erevan fit bifurquer son âne et fondit droit sur celui qui semblait être le meneur. Le garçon commença à courir et s’effondra au sol en trébuchant sur le trottoir par mégarde. Elle brandit alors sa cravache et l’abattit sur le fessier du garnement qui laissa échapper un cri suraigu de douleur mêlé de peur. Le choc produisit un claquement sec et le polisson humilié commença à pleurer en frottant là où le coup fut porté.
Sans laisser le temps à l’assemblée de réagir, Erevan éperonna son âne et l’engagea au galop en direction de la grande avenue, quittant cette ville véreuse, rongée jusqu’à la moelle et espérant ne pas y remettre les pieds de si tôt.
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