Norden

NORDEN – Chapitre 165

Chapitre 165 – Le Cerf et le Serpent

Il faisait à peine jour lorsqu’Erevan ouvrit un œil. D’abord déboussolée, elle émit un pouffement en remarquant que Jörmungand dormait encore à ses côtés, la tête tournée face à elle. En toute discrétion, elle se retourna pour venir l’admirer. Il avait la respiration régulière et les traits parfaitement détendus.

Hormis quelques particularités physiques intrigantes, le Serpent paraissait incroyablement humain, si inoffensif. La mine rêveuse, elle profitait pleinement de cet instant, embarrassée cependant de ressentir de tels allants à son égard. Pour ne pas s’attarder sur lui, consciente que cet attrait magnétique n’était pas envisageable sur bon nombre de points, elle se ressaisit en se donnant des claques sur ses joues et alla dans la cuisine.

Aux fourneaux, elle fit frire trois œufs à la poêle qu’elle saupoudra d’une pincée de sel et d’un soupçon de poivre. Alors qu’elle coupait deux tranches de pain de seigle datant de l’avant veille pour les faire rôtir dans le jus de cuisson, elle sentit deux mains entourer sa taille pour venir l’enlacer, suivi par le poids d’une tête qui vint se poser sur le haut de son crâne. D’abord surprise, elle sursauta, manquant de se brûler avec le manche.

— Excuse-moi, dit-il doucement, je ne voulais pas te faire peur. Ça sent très bon !

La frayeur passée, elle l’invita à s’asseoir, servit le petit déjeuner. Ils mangèrent avec entrain. La tête foisonnante de questions, Erevan prépara le thé et attendit que son hôte finisse de manger pour l’interroger. Quand il fut enfin disposé, il recula son assiette et joignit ses mains devant lui, basculant légèrement sa tête sur le côté. Elle se mordilla la lèvre puis s’éclaircit la voix :

— Excuse-moi d’avance de te poser de telles choses, mais ça m’intrigue et j’ai besoin de savoir.

— Je sais, répondit-il calmement en soufflant sur le breuvage pour le refroidir, je ressens toutes tes vibrations. Sans compter que tu dois être la seule noréenne qui ne soit pas Shaman dont je peux lire dans les pensées assez clairement. C’est assez déstabilisant et très étrange.

Par réflexe, elle plaqua une main sur sa bouche et garda l’autre crispée sur la paroi de sa tasse, le visage blême.

— Tu… tu peux lire dans mes pensées ? s’indigna-t-elle.

— Faut pas que ça te gêne tu sais. C’est très agréable de voir comment tu penses et j’essaie de ne pas me focaliser là-dessus si c’est ça qui t’inquiète.

Elle demeura figée, le regardant avec des yeux hagards. Il avança sa main et caressa celle de sa protégée. Ce toucher la détendit mais elle fut incapable de parler.

— Pour répondre à ta grosse question, oui les gens me craignent mais c’est à tort qu’ils me croient méchant. Car je ne le suis pas. J’ai juste l’apparence d’un monstre avec une tête de prédateur qui fait fuir n’importe quelle créature.

— Pourtant, il y a des gens qui te vénèrent non ? demanda-t-elle d’une petite voix. Je l’ai lu dans les livres que je t’ai empruntés. Les aranéens eux-mêmes te vouent un culte pour leur avoir permis d’effectuer la traversée.

— Rares sont ceux qui me vénèrent. À présent, la majorité des nordiens ne croient plus en mon existence ni en celle d’Alfadir à ce que j’ai pu comprendre.

— Pourquoi chassais-tu les bateaux et pourquoi as-tu laissé les aranéens accoster ici, sur notre île  ?

Il réfléchit un instant, triturant son assiette vide du bout de sa fourchette.

— Ce n’est pas moi qui voulais chasser les bateaux et ôter la vie à ces milliers de gens. Je l’ai fait pour Alfadir, pour Norden ! Protéger l’île quoiqu’il en coûte de la menace de l’ennemi. Jamais je n’ai voulu tuer qui que ce soit. De la même manière que je n’ai jamais torturé mes adversaires. Un simple coup de crocs et je perçais la coque de leurs vaisseaux. Je n’allais pas plus loin ni ne les achevais. Je préférais au contraire m’emparer des trésors qu’ils avaient à bord pour éviter que les océans ne les détériorent.

Il but une gorgée et passa la langue sur ses lèvres.

— Et puis, les habitants de Pandreden ont réussi à comprendre que la traversée et leurs tentatives d’assaillir Norden étaient vaines alors je me suis endormi car personne n’avait plus besoin de mes services. Au fil du temps je suis devenu une chose mystique, un nom qu’on sortait aux enfants pour les effrayer.

Erevan fit la moue et le regarda avec pitié.

— Pourquoi écoutais-tu ton frère si tu détestais tuer des gens ? Te rends-tu compte de ce qu’il t’a forcé à faire ?

— Oui, mais je ne peux pas lui désobéir. Alfadir est sage, il est plus vieux et connaît Norden. Alors que moi, je ne suis que son jumeau, le monstre qui sert à protéger cette île. Il m’en a tellement voulu lorsque dans mon sommeil je n’ai pas senti les aranéens arriver… du moins c’est ce que je lui ai dit car en vérité, je savais très bien ce qu’il en était.

— Tu as volontairement laissé les aranéens accoster ? Mais pourquoi ? Te rends-tu compte de ce qu’ils font ici ? Ils veulent nous dominer et nous dompter comme des bêtes ! Nous sommes des animaux à leurs yeux !

Il baissa les yeux et se renfrogna.

— Ils n’étaient pas comme ça au début, tu sais. Quand ils voguaient vers Norden, c’était avant tout pour fuir la guerre qui sévissait dans leur pays, la Fédération. Jamais je n’avais senti tant de détresse chez des gens. Là, ce n’étaient pas des soldats qui se trouvaient à bord mais des familles entières, des enfants, des animaux… ils étaient impuissants, si abattus. Ils avaient peur et cherchaient une maison où s’établir. Alors, en les voyant, j’ai pour la première fois de ma vie ressenti un sentiment jusque là inconnu.

Les yeux du serpent se remplirent de larmes à la réminiscence de ce souvenir doux-amer.

— J’avais de la peine pour eux et je compatissais à leurs émotions. Alors j’ai pris ma forme humaine et suis allé voir leur chef, un certain Vladimir von Hauzen, pour lui indiquer où se trouvait l’île. Tu sais, quand ils se sont installés, ils ont tellement été reconnaissants qu’ils n’ont pas cessé de me remercier. Au début, ils vous vénéraient, vous, les noréens. Ils vous voyaient comme leurs sauveurs et étaient en admiration. Ils ont tout fait pour vous rendre grâce et s’installer sur cette île en vivant en harmonie avec vous.

Erevan acquiesça avec lenteur, écoutant ces justifications qu’elle n’approuvait guère malgré les raisons exposées.

— Je comprends, finit-elle par murmurer, mais dans ce cas pourquoi sont-ils devenus si horribles et malsains à notre égard ? Qu’est-ce qui a changé ?

— C’est en partie de ma faute, avoua-t-il après un soupir, vois-tu, j’ai désobéi à Alfadir et lui ai tenu tête. À cause de mon entêtement, il a dû trouver un autre moyen pour parvenir à ses fins.

Elle but une gorgée pour lubrifier sa trachée et déglutit.

— Que veux-tu dire par là ?

— Tu connais l’histoire de Hrafn ?

— Euh, oui bien sûr puisqu’il s’agit de l’histoire de mon peuple et de notre ancêtre.

— Tu sais donc qu’il est le fils premier d’Alfadir avec son jumeau Korpr. Qu’ils ont fondé les deux premières tribus et ont par la suite parcouru le monde jusqu’à Pandreden sous leur forme de corbeau.

— Oui, ça je le sais. Je sais aussi que Korpr a été tué par la flèche d’un harpon alors qu’il se rendait sur Pandreden et que Hrafn a sombré dans la folie à la mort de son frère. Et qu’il est porté disparu sur Pandreden voilà des siècles. Mais où est le rapport avec la dispute entre toi et ton frère ?

— Après avoir compris que les aranéens avaient accosté à cause de moi, Alfadir m’a ordonné d’aller récupérer son fils sur Pandreden car il trouvait son absence trop longue pour être normale. Mais j’ai refusé. J’ai refusé car il ne voulait pas m’accorder quelque chose en retour. Quelque chose de précieux que je désirais.

— C’était quoi ?

Il soutint son regard puis finit par esquisser un sourire.

— Je t’ai dit hier que j’avais déjà côtoyé des humains qui avaient commencé à m’apprendre à lire. Avant toi, j’avais deux amis, Abélard et Edward. Ils étaient très jeunes et aranéens d’origine. Le premier était marquis et son domaine était pas loin de la mer. Le second était fils d’un officier qui travaillait sur un navire marchant. Ils se connaissaient et étaient bons amis. Je les voyais souvent jouer non loin de ma grotte et je les épiais. Et puis, un jour, je les ai abordés. C’était étrange car je n’ai pas mis longtemps à leur montrer ma vraie forme et ni l’un ni l’autre n’a eu peur de moi. Ils étaient courageux et si gentils. Comme ils étaient de noble éducation, ils m’ont appris pas mal de choses et se moquaient gentiment de mes lacunes. C’est grâce à eux que j’ai commencé à vouloir moi aussi posséder des humains à chérir. Comme mon frère, je voulais une descendance à protéger. Mais quand il est venu me voir pour me parler de Hrafn, il n’a rien voulu entendre là-dessus.

— C’est pour cela que tu t’es battu avec lui ? Le combat ayant eu lieu juste avant le lègue du territoire de Hrafn aux aranéens, c’est à cause de cela ?

— Tout à fait ! Je ne pouvais pas exécuter ce que mon frère m’ordonnait. Abélard et Edward étaient d’accord avec moi et m’ont soutenu. Alors je me suis rebellé et j’ai combattu mon frère. J’ai gagné et je l’ai blessé. Mais pour se venger Alfadir a fait appel aux aranéens pour l’aider à retrouver son fils sur Pandreden. C’est pour ça que les aranéens ont obtenu ce territoire et, à cause de leurs allées et venues sur Pandreden, certains d’entre eux ont commencé à s’enrichir et une caste émergente a commencé à voir le jour des années après. Les élitistes comme vous les appelez.

— Et que sont devenus tes amis ?

Il prit une grande inspiration et souffla.

— Ils ont dû se soumettre à l’autorité d’Alfadir et avaient l’interdiction formelle de me fréquenter sous peine de représailles. Plus tard, Abélard a succédé à son père. Comme il était très riche, il a voulu rendre hommage à mon nom et a créé l’Hydre, une organisation dont le but est de veiller à ce que la traversée et le commerce entre Norden et Pandreden se déroulent sans accrocs. Quant à Edward, qui porte le nom célèbre de Rochester, il travaillait en tant que capitaine à bord de la Goélette, le voilier de son ami, et aidait donc Alfadir à retrouver Hrafn.

Elle baissa les yeux et passa une main dans ses cheveux.

— Je ne savais rien de tout ceci. Pourquoi Alfadir est si cruel envers toi ? Pourquoi ne t’accorde-t-il pas de descendance ? Je ne vois pas en quoi cela le gênerait, tu protèges Norden, tu es toi aussi un nordien. C’est injuste !

— Je ne sais pas, j’ai l’impression qu’il a peur de ne pas être vénéré si une partie de la population est issue de moi.

— Mais personne ici ne le vénère plus ! Il n’y a que ma mère, sa Shaman, pour lui porter de l’intérêt. Pourquoi continues-tu as te soumettre à lui si tu en souffres ?

— Tout simplement parce que j’ai peur, lui confia-t-il d’une voix enrouée. J’ai peur de mon frère et je ne veux pas le décevoir davantage.

— Mais tu n’as rien à perdre à le défier ! Il ne peut plus rien attendre de toi alors tente de mener ta vie comme tu le souhaites ! Tu ne peux peut-être pas accoster mais tu peux te donner les moyens d’exister et de profiter de ta vie autrement que de vivre reclus dans les océans ou dans ta grotte !

— Je ne peux pas faire ça…

— Pourquoi cela ?

— Parce que j’ai peur qu’il apprenne que je te fréquente et qu’il m’interdise de te voir par la suite… je ne veux pas te perdre Erevan !

Elle demeura interdite, frappée par cette révélation qui lui asséna un violent coup au cœur tant douloureux qu’euphorisant. Un long silence s’installa où tous deux regardaient devant eux, l’œil vide et les pensées brumeuses.

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