Le soleil déclinait de plus en plus tôt au fil des jours, sonnant le glas de l’automne. Désormais, la brume nimbait l’île d’un voile cendré du crépuscule à l’aube, accompagnée par le souffle glacial du vent. Pour pallier le froid, les habitants avaient déserté les rues pour envahir tavernes et restaurants. Par conséquent, Ambre croulait sous le travail et rentrait tard, laissant Adèle livrée à elle-même.
Pour les aider, la mère de Ferdinand se proposa de prendre en charge la petite les jours en semaine. Rassurée, l’aînée ne rechigna pas à débourser une certaine somme pour ce service, sachant que sa cadette serait en sécurité, bien nourrie et choyée au sein d’un foyer chauffé, entourée de gens pour s’occuper d’elle en cas de besoin. En plus de cela, elle avait appris à connaître Jeanne et Léon, les parents du garçon. Le couple habitait à Varden dans un appartement situé non loin de la boutique de Bernadette, à une centaine de mètres de l’école.
La séparation avait été douloureuse. Dans un premier temps, Adèle n’avait cessé de pleurer puis s’était résignée. À présent, elle appréciait sa condition. Les parents du garçon la dorlotaient comme leur enfant et la fillette se sentait bien en leur compagnie. De plus, elle profitait quotidiennement de son meilleur ami, un luxe que l’aînée lui enviait.
La jeune femme, quant à elle, ne voyait pas les journées défiler et passait la plupart de son temps au travail. Par malheur, Beyrus ne pouvait pas l’augmenter, faute de moyens et de recettes importantes. Bien sûr, la taverne marchait bien mais les chiffres n’étaient pas exubérants et l’homme ne pouvait se permettre d’augmenter encore sa paie.
Si Ambre voulait gagner plus d’argent, il lui fallait cumuler ou trouver un autre emploi. D’autant que la pension d’Adèle occupait une large part de son budget et elle avait, de ce fait, rogné pas mal sur ses propres dépenses. Son utilisation d’huile, de bois et de produits non essentiels fut diminuée, tout comme ses portions alimentaires.
À cause de cette période stressante, elle s’était remise à fumer. C’était là son unique réconfort lorsqu’elle se retrouvait seule le soir et que les pensées négatives ainsi que ses angoisses ressurgissaient. Pour s’évader et se changer les idées durant son maigre temps libre, elle s’était remise à lire. Elle avait alors relu le peu d’ouvrages de sa bibliothèque, principalement des contes et des romans illustrés.
Un soir, alors qu’elle venait d’achever sa toilette, elle passa devant son miroir et s’y attarda. Son estomac se contracta lorsqu’elle remarqua avec effroi que son apparence avait changé. Autrefois rondes, ses joues commençaient à se creuser de même que sa silhouette voilée d’une peau blafarde.
À présent, son ventre était plat et ses côtes devenaient visibles. Ses seins, ses cuisses et ses hanches avaient également perdu en volume. En passant une main dans ses cheveux roux, elle nota qu’ils s’effilochaient tant ils étaient ternes et cassants. Elle soupira puis s’assit sur le coin de son lit, les jambes repliées contre son ventre.
T’as l’air pitoyable ma pauvre fille ! J’espère que cette situation ne va pas s’éterniser. Je ne veux pas inspirer de la pitié, surtout pas devant Anselme ou Meredith.
Pantoufle la rejoignit et se lova auprès d’elle. En le caressant, Ambre se rendit compte que sa présence lui était bénéfique ; il l’apaisait et elle voyait en lui son animal-totem. Elle saisit son médaillon posé sur sa table de chevet et l’examina avec attention. Cela faisait des années qu’elle ne s’était pas attardée cette pièce cuivrée sur laquelle un chat viverrin était ciselé. L’animal était représenté de profil en position de marche, une patte avant redressée et la queue haute se finissant en panache.
L’idée de se transformer lui vint à l’esprit et elle se laisserait volontiers séduire par l’expérience. Néanmoins, elle était trop jeune, il lui fallait patienter encore un an. D’autre-part, cela signifiait qu’elle devrait se résoudre à laisser Adèle seule après sa métamorphose.
Elle ne survivra jamais ! Comment pourrait-elle imaginer vivre sans personne auprès d’elle ? Seule et abandonnée de tous !
La jeune femme se mit à sangloter, elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour continuer de la protéger et de la chérir. Elle ne voulait pas reproduire les erreurs de leur mère en l’abandonnant sans une once de pitié. Lasse de pleurer, elle essuya ses yeux irrités par les larmes.
Ne perds pas pied ma grande ! Tu es forte et digne ! Ce n’est qu’une mauvaise passe et tu t’en sortiras comme un chef !
Elle enfila sa chemise de nuit et se coucha sans prendre la peine de dîner. L’air ambiant était glacial, cela faisait des jours qu’aucun feu ne crépitait dans le foyer. À son plus grand bonheur, Pantoufle demeura à ses côtés. Elle l’enserra et se servit de lui comme d’une bouillotte. Enfin, elle prit une grande inspiration et se laissa sombrer dans le sommeil, sous les ronronnements incessants du félin.
***
Depuis le début du mois, Beyrus avait troqué la vente de bière pour celle de vin chaud. La boisson marinait dans le chaudron suspendu à la crémaillère et exhalait un fort arôme d’épice qui embaumait la pièce entière. Ambre servait le liquide à la louche dans de gobelets en verre. Son patron avait également préparé un ragoût de mouton ainsi qu’une purée de pommes de terre dans laquelle il avait fait fondre une demi-motte de beurre.
Enguerrand entra dans la taverne aux alentours de quatorze heures. Cela faisait des mois qu’il n’était pas venu en ces lieux. Lorsqu’il vit Ambre, un rictus se dessina sur son visage et il partit aussitôt voir le gérant avec qui il conversa à voix basse avant de sortir discrètement quelques pièces de sa bourse pour les lui donner. Quand il revint vers elle, il l’invita à le suivre. Ambre regarda son patron d’un air interrogateur et Beyrus lui répondit d’un hochement de tête entendu.
— Où m’emmenez-vous ? s’enquit-elle, une fois dehors.
— Suivez-moi mademoiselle, n’ayez crainte ! dit-il en lui tendant poliment le bras.
Ils se dirigeaient vers Iriden puis s’engagèrent dans une ruelle bien entretenue. Sur le perron de la troisième maison, il sortit une clé qu’il engouffra dans la serrure. Dès que la porte fut ouverte, il s’écarta afin de la laisser passer. Ils empruntèrent un couloir au sol recouvert de tomettes et aux murs tapissés d’un papier peint à rayures.
Arrivés dans la cuisine, il la fit s’asseoir et mit de l’eau à bouillir. Ambre observait avec intérêt cette pièce exiguë qu’une fenêtre bardée de voilages éclairait faiblement. L’endroit était paisible, propre et disposait de radiateurs chauffés au gaz.
C’est donc ça le charme d’une maison de ville ? C’est plutôt sympa, mais je l’imaginais vivre plus aisément. Après, il dispose du chauffage, le loyer ne doit vraiment pas être donné ici.
La voyant pensive, Enguerrand vint rompre le silence :
— J’espère que vous n’êtes pas gênée à l’idée de vous retrouver chez moi. Mais il fallait que je vous parle et j’ai senti que nous serions mieux à bavarder ici, en toute intimité.
— Ne vous inquiétez pas pour cela, je vous fais confiance et vous connais assez bien à présent.
Il esquissa un sourire et lui servit une tasse de café chaud. Ambre huma le précieux liquide noir avec délectation. Elle ne buvait que rarement cette boisson aussi rare qu’onéreuse. À la première gorgée, un arôme exquis pénétra son palais. Pour le déguster pleinement, elle reposa sa tasse et sortit son paquet de cigarettes.
Avant de l’allumer, elle en proposa une à son hôte qui déclina en lui offrant plutôt une des siennes. Il se leva et sortit de son placard une boîte en fer joliment décorée contenant une grande quantité de tabac. Celui-ci avait l’air d’excellente qualité et dégageait un succulent effluve boisé. Il roula deux cigarettes et lui en donna une qu’il alluma à l’aide de son briquet. Quand elle tira la première bouffée, Ambre frissonna ; jamais encore elle n’avait fumé de tabac au goût si harmonieux.
— Il provient de Pandreden, de l’empire de Charité plus précisément. Je ne sais pas si vous vous y connaissez assez, mais c’est un tabac d’exception.
— Non, mais c’est vrai qu’il est très bon ! avoua-t-elle.
Ils demeurèrent muets, profitant de l’atmosphère sereine qui régnait en ces lieux. Durant ce laps de temps, le scientifique se mit à la scruter de pied en cap, l’air troublé.
— Ma chère. Pardonnez ma question indiscrète mais je me dois d’insister, avez-vous des ennuis ?
Elle plongea son regard dans le sien et, sans un mot, hocha négativement la tête.
— Mademoiselle, ajouta-t-il sèchement en fronçant les sourcils. Je vois bien que vous avez des problèmes. Votre apparence a fortement changé ces derniers mois. Vous avez beaucoup maigri et votre regard est d’une tristesse… Allons, je vous en prie, dites-moi ce qui ne va pas !
Agacée, Ambre le défia :
— Pardonnez-moi, mais cela ne vous regarde pas ! Et je n’ai pas très envie d’en parler.
— Je vois ! maugréa-t-il en croisant les bras.
Il y eut un silence pesant, seulement rythmé par le tintement monotone de l’horloge.
— Pourquoi mon état vous intéresse-t-il tant ? cracha-t-elle après un temps. Pourquoi souhaitez-vous à tout prix me venir en aide ? Mon apparence est-elle devenue si misérable que je vous inspire de la pitié ?
Les larmes lui vinrent aux yeux. Devant son désarroi, le visage de l’homme se dérida et redevint doux.
— Je suis désolé. Vous avez raison, je ne sais pas pourquoi je tiens tant à vous aider, mademoiselle. Mais j’ai envie de le faire, car vous semblez avoir de sérieux ennuis et vous avez toujours été accueillante et agréable envers moi. De plus, peu de noréens daignent s’intéresser à nos travaux et nous accorder du temps.
Ambre ne put s’empêcher de rétorquer d’un ton glaçant :
— Mais c’est parce que du temps nous n’en avons pas ! La plupart des gens de mon peuple ou de la basse classe n’ont pas de temps, il nous échappe ! Nous sommes esclaves de notre condition. Je travaille chaque jour des heures durant pour gagner tout juste de quoi payer mes factures et de quoi pouvoir nous nourrir. Mon temps libre, je le passe à dormir car je suis épuisée ! Je n’ai presque pas profité d’un moment pleinement à moi depuis des semaines. Je suis à bout !
Des larmes roulaient sur ses joues pâles. Elle s’emporta :
— Alors bien sûr, il m’arrive d’avoir des instants de répit que je passe en compagnie des rares individus qui me sont chers et auxquels je tiens. Mais ce n’est pas suffisant ! L’hiver arrive bientôt et je sais que je n’aurais pas assez d’argent pour payer à la fois du charbon et suffisamment de nourriture ! Car je ne sais pas si vous savez mais mon père est parti définitivement. Je suis seul maître de mon logis et je peine à joindre les deux bouts. Je ne dis pas ça pour vous apitoyer mais uniquement pour que vous compreniez que je ne suis pas dans la même situation que vous. Je n’ai pas la chance que vous avez, Enguerrand !
Incapable de dominer ses émotions, elle posa ses coudes sur la table et dissimula son visage entre ses mains.
— Je vous prie sincèrement de m’excuser mademoiselle ! je ne pensais vraiment pas que la situation serait si compliquée pour vous, pardonnez-moi !
Après un énième sanglot, elle redressa dignement la tête et essuya ses yeux rougis.
— Si vous me permettez mademoiselle, j’aurais un travail à vous proposer.
Il y eut un long silence où Enguerrand faisait pianoter ses doigts sur le rebord de la table, le regard tourné pudiquement vers la fenêtre pour éviter de la gêner outre mesure.
— Je vous écoute ! répondit-elle au bout d’un moment.
— Puis-je vous étudier plus en détail, mademoiselle ?
Elle eut un mouvement de recul, outrée par sa proposition.Avant qu’elle ne puisse objecter, il poursuivit :
— Rassurez-vous, il n’y a rien de dégradant ou d’humiliant là-dedans. Tout cela est purement destiné à but scientifique, soyez-en assurée. Je ne tiens pas à vous mettre mal à l’aise et ferai en sorte de ne pas commettre d’impair ! De plus, je vous promets de bien vous payer pour ce service et, bien entendu, je ne vous dérangerai pas plus d’une demi-journée par semaine. J’en parlerai moi-même à votre patron si vous le voulez.
— Je ne sais pas Enguerrand…
— Réfléchissez-y, qu’avez-vous à perdre là-dedans ?
— Au hasard… ma dignité, peut-être ?
Les joues empourprées, il toussa puis rétorqua :
— Il n’en sera rien, je vous le promets. Je sais me tenir et je ne veux abuser de vous d’aucune sorte, je vous l’assure ! D’autant que vous n’êtes pas la seule à faire partie de ceux que je nomme « cobaye » et jusqu’à maintenant, aucun d’eux ne s’est plaint de la manière dont je les traite.
La mine assombrie, elle tourna la tête et contempla la courette fleurie à travers la vitre, réfléchissant à ces paroles.
Je crois que je n’ai pas vraiment le choix. Je ne peux me permettre de décliner une telle demande, aussi dégradante soit-elle, car je doute pouvoir survivre autrement. Cependant…
— Je veux d’abord vous poser une question et j’exige que vous me répondiez franchement ! finit-elle par dire.
— Que voulez-vous savoir ?
— Pourquoi moi ?
— Pourquoi vous ? répéta-t-il en haussant un sourcil.
— Oui ! on est plus de deux cent mille noréens sur ce territoire et vous trouvez toujours le moyen d’insister auprès de moi ou de ma sœur. Je suis un peu perplexe à vrai dire.
Il se redressa et s’accorda un instant de réflexion, pesant ses mots pour éviter de la brusquer.
— Eh bien… comme je vous l’ai dit, vous êtes certainement l’une des seules noréennes à nous accorder un tant soit peu d’intérêt à nous, les scientifiques. Et je sais que vous êtes quelqu’un de bien. Je vous aime bien et je tiens à vous. Vous avez été parmi les rares personnes à m’avoir accepté sur Norden et vous n’avez jamais eu de répulsions quant à mes origines ou à mes préférences et je tiens à vous remercier pour cela.
Il la dévisagea à nouveau et se frotta les mains.
— Et puis, je vous l’avoue, mais il est vrai que vous avez des particularités physiques très étranges votre sœur et vous. Vous m’intriguez… vous nous intriguez et j’aimerais grandement en savoir plus sur vous.
Je suis si étrange que ça ? Putain, mais pourquoi ne puis-je pas être une noréenne comme les autres ? Serait-ce mes yeux et l’albinisme d’Adèle qui les intriguent autant ? J’aimerais bien voir la tête des autres cobayes !
— Qu’attendez-vous réellement de moi ?
— Je souhaiterais que vous soyez mon cobaye. Je vous recevrai ici, en haut dans ma chambre. Je serai seul avec vous pour plus d’intimité. J’ai du matériel d’étude à disposition. Il ne s’agirait que de simples prises de sang et prises de vos mensurations. Je voudrais également vous faire passer des tests pour étudier vos aptitudes physiques et mentales et, pour finir, vous questionner au sujet de votre histoire et de vos origines. Je sais que vous n’avez pas énormément connu votre culture. Cependant, je suis sûr qu’en creusant bien et en vous orientant correctement j’arriverai à trouver des détails intéressants sur votre peuple et sur votre nature. Rien de méchant en somme, je vous assure.
« Rien de bien méchant » de toute façon, ai-je réellement le choix ? Je ne vais pas pouvoir continuer à vivre en comptant éternellement sur la gentillesse de Beyrus et je ne pourrai jamais me résoudre à faire la charité auprès d’Anselme ou de Meredith.
Son corps allait lui être dépossédé l’espace d’un instant, et ce, pendant plusieurs semaines. Elle appréhendait cette situation. Après, elle faisait suffisamment confiance à son hôte pour se prêter à l’exercice. Car, bien que ses questions soient souvent audacieuses, voire malaisantes, cela se traduisait plus par de la maladresse que de la perversité mal placée. Il avait toujours été poli et courtois envers elle. Enfin, ce « travail » lui permettrait de souffler un peu financièrement et de sortir la tête de l’eau, sans pour autant monopoliser tout son temps libre.
Elle ferma les yeux, inspira profondément puis déclara :
— C’est d’accord… J’accepte votre proposition.
Soulagé par ce verdict favorable, Enguerrand l’emmena dans sa chambre. La pièce était étroite et la lucarne striée de persiennes limitait les rayons du soleil, conférant à cet espace clos une atmosphère oppressante. Sans attendre, le scientifique aéra, laissant pénétrer un filet d’air frais ainsi que la lumière tamisée qui révélait un simple lit en bois à la parure blanche d’aspect doux et soyeux.
À côté, une bibliothèque foisonnante d’ouvrages et d’appareils d’observation était disposée face à un bureau. Le meuble était enseveli sous une couche de papiers étalés en vrac où de nombreux schémas et écrits figuraient. Parmi ce chaos, il y avait une photographie couleur joliment cadrée.
Ambre s’attarda sur l’image et reconnut le scientifique, beaucoup plus jeune, aux côtés d’un garçon dans ses âges. Vêtus de riches costumes, les deux hommes se tenaient par la taille, un sourire aux lèvres. Elle devina qu’il pouvait s’agir de son amant. Après tout, elle gardait à l’esprit qu’il n’était pas attiré par la gent féminine et cette photographie semblait prouver ses dires.
Il la fit asseoir sur le lit puis se munit d’un carnet ainsi que d’un crayon.
— Bon, je ne vais pas vous importuner plus que ça aujourd’hui, d’autant qu’il est déjà assez tard. Je vais me contenter de vous poser des questions simples et formelles. Vous me répondrez de la façon la plus honnête qui soit. N’hésitez surtout pas à m’avertir si la question vous gêne, je passerai à la suivante. Si jamais vous ne savez pas, vous pouvez toujours me donner une approximation. Plus tard, lorsque vous serez beaucoup plus à l’aise, nous entrerons dans le vif du sujet. Êtes-vous d’accord, mademoiselle ?
Ambre croisa les bras puis hocha la tête.
— Bon, alors je commence. Première question : pouvez-vous me donner votre nom complet, s’il vous plaît ?
— Je m’appelle Ambre Chat.
Dans la culture noréenne, il était de coutume d’appeler les membres par leur animal totem en guise de nom de famille. Cela faisait des années que les prénoms noréens se faisaient rares. Désormais, les noréens du territoire avaient aranéeisé leur prénom afin de s’intégrer plus facilement.
— Très bien, fit-il.
Il inscrivit ce détail. Son écriture était belle et lisible, à l’instar de celle d’Anselme.
— Deuxième question : quelle est votre date de naissance, s’il vous plaît ?
— 16 octobre 290. J’ai donc seize ans, bientôt dix-sept. Je serai alors reconnue majeure en tant que citoyenne, mais ne pourrai pas encore me transformer avant un an.
— D’accord… votre totem est un chat viverrin si je me souviens bien. Je crois que vous m’avez déjà dit que celui de votre sœur n’était pas officiel. Mais avez-vous le même que l’un de vos parents ?
— Non, celui de ma mère était une hermine et celui de mon père, une baleine bleue. Ma mère est morte il y a presque six ans sous sa forme animalière et mon père vient de se transformer il y a un peu plus de deux mois si jamais ces informations vous intéressent.
— Parfait… Après je n’ai pas besoin de vous demander votre couleur d’yeux et de cheveux. C’est assez simple à deviner. D’autant que je ne sais pas si on vous l’a déjà dit, mais vos iris ont une couleur et un éclat bien particulier.
Ambre eut un rire jaune à cette révélation, se souvenant des remarques de Meredith au sujet de ses yeux. L’homme leva son crayon et le pointa dans sa direction.
— Je voudrais à présent passer à vos mensurations : connaissez-vous votre taille et votre poids ? Cela n’a pas vraiment d’importance pour l’instant, mais je tiens à vous aborder avec des questions formelles.
— Je mesure à peu près un mètre soixante-cinq et quant à mon poids je n’en ai aucune idée.
— Très bien… Je ramènerai une balance de l’observatoire pour votre prochain passage. Et par Leijona, essayez de vous remplumer un peu, vous avez pas mal maigri et commencez à perdre de vos charmes !
Ambre eut un rictus mais ne rétorqua rien. L’anthropologue continuait d’inscrire les informations relatées. Le grattement de la plume contre le papier était relaxant.
— Autre question qui pourrait vous mettre mal à l’aise, mais êtes-vous enceinte ?
La jeune femme manqua de s’étouffer et le regarda avec de grands yeux. Il fallait bien que je m’attende à ce genre de questions de sa part !
— Quoi ? Pourquoi me demandez-vous cela ?
Le scientifique se pinça les lèvres. Embarrassé, il mit un temps pour trouver les mots justes :
— Excusez-moi, je ne voulais pas vous choquer. C’est juste que certains de mes réactifs et produits pour les analyses peuvent se révéler faux, voire dangereux si jamais vous portez un enfant et je n’en possède que très peu.
Elle eut un rire nerveux. Après tout, elle n’avait jamais envisagé l’idée de concevoir ; elle avait déjà bien à faire avec Adèle qu’elle pouvait considérer comme sa propre fille plus que sa sœur.
Et puis, avec qui pourrais-je avoir un enfant… Anselme ?
Honteuse de cette pensée, le sang lui monta aux joues et son cœur s’accéléra. Elle hocha négativement la tête.
— Non, je ne le suis pas.
— Très bien, je vais arrêter là avec les questions embarrassantes, ne vous inquiétez pas.
Après avoir fini de noter, il redressa la tête, remit correctement ses lunettes et la regarda avec bienveillance.
— Question plus générale, mais avez-vous une capacité ou un don particulier en rapport avec votre animal-totem ? Je ne parle pas seulement pour vous mais pour les noréens en règle générale.
Ambre croisa les bras et réfléchit.
— Non ! et je n’ai jamais vu de personne voler, respirer sous l’eau ou autre. Parce que ? Vous avez des cobayes avec des aptitudes particulières ?
— Non, hélas ! Vous êtes tous incroyablement normaux si l’on ne compte pas votre pouvoir de métamorphose.
— Surtout qu’ironiquement, en ce qui me concerne, c’est plutôt l’inverse. Je suis censée me transformer en chat viverrin. C’est l’un des seuls félins qui chasse et se déplace en milieu aquatique, alors que je déteste l’eau. J’en ai horreur et je ne sais absolument pas nager.
Elle pouffa :
— C’est encore plus stupide, car je suis fille de marin.
Son interlocuteur esquissa un sourire.
— Niveau régime alimentaire ou besoins naturels, avez-vous des différences notables avec nous ? Sont-ils en rapport avec votre totem ?
— Je ne pense pas, non ! Je suis omnivore. Sinon, mes besoins naturels sont les mêmes que les vôtres. Et mes heures de sommeil, qui me font grand défaut en ce moment, ne sont pas différentes de celles dont vous avez besoin.
Enguerrand avait raison de procéder ainsi. La jeune femme devenait de plus en plus à l’aise. Ces questions lui permettaient, malgré tout, de faire le point sur sa situation et de prendre un peu de recul. Moins timide, il se risqua à poser quelques questions factuelles concernant Adèle. Elle y répondit de manière formelle. Après avoir inscrit les informations relatées, le scientifique relut ses notes puis regarda la jeune femme d’un air songeur.
— Qu’y a-t-il ? s’inquiéta-t-elle devant son mutisme.
— Rien de grave, je me demandais simplement… enfin, je sais que vous voulez que j’évite de parler de votre sœur, mais, pouvez-vous juste me dire si elle est tachetée ?
Gênée par cette question, Ambre émit un grognement. Elle soutint son regard puis, voyant qu’il s’en voulait d’avoir formulé cette pensée à voix haute, lui répondit d’un ton catégorique :
— Adèle est une hrafn. Je sais que vous ne voyez d’elle que ses bras et ses jambes mais ma sœur possède comme toute personne issue de ce peuple des taches qui la caractérisent comme telle.
Elle eut un ricanement et se pinça la peau des bras.
— C’est sûr que c’est bien moins flagrant que chez moi.
— Pardonnez cette indiscrétion mademoiselle, et je vous remercie pour cette réponse sincère. Je ne m’entêterai pas à la voir soyez-en assurée.
L’entretien dura encore une heure. Voyant le temps défiler, il finit par la libérer. Il sortit de sa bourse cinq pièces de bronze et les lui donna. Ambre était impressionnée par le montant et hésita même à l’accepter intégralement. Il la rassura et lui promit que cette somme serait régulière. Avant de quitter les lieux, ils se mirent d’accord sur une date de rendez-vous ultérieure.
Il était aux alentours de dix-huit heures lorsqu’elle arriva à la taverne pour récupérer ses affaires. Beyrus la gratifia d’un sourire, visiblement satisfait de la voir avec une meilleure mine. Adèle était présente et mangeait son dîner, attablée devant la cheminée. Lorsqu’elle vit sa grande sœur, son regard s’illumina tant elle était ravie de passer la fin de semaine à ses côtés.
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