Categories: NordenOriginal

NORDEN – Chapitre 2

Chapitre 2 – Le temps de l’innocence

Assise sur son lit et le sourire aux lèvres, Ophélia boutonnait la chemise de son fils. Quand ce fut chose faite, elle la lui rentra dans son pantalon et retroussa ses manches encore bien trop longues afin qu’il ne paraisse pas négligé. Las de cette immobilité forcée, Alexander trépignait.

— Mère, puis-je aller jouer dans le jardin avec Désirée, s’il te plaît ? demanda-t-il poliment.

La baronne jeta un œil par la fenêtre où de fines gouttes de pluie glissaient sur les carreaux embués. Juste derrière, sous un ciel voilé d’épais nuages cendrés, les branches feuillues du noyer s’agitaient au gré des bourrasques. Elle fit la moue et demeura songeuse, analysant l’extérieur avec une pointe d’appréhension.

— Je ne sais pas trop, mon chéri. Il n’a pas l’air de faire très chaud et je ne voudrais pas que tu tombes malade.

— Oh s’il te plaît ! insista l’enfant d’une voix fluette. Je te promets que je serai prudent et que je ne me salirai pas !

Ophélia le dévisagea. Au crépuscule de ses sept ans, le fils se révélait tout aussi frêle que l’était sa mère. Petit de taille et de carrure malingre, il avait néanmoins hérité des traits aranéens les plus prisés avec cette peau d’hermine mise en valeur par des prunelles à la teinte café et de soyeux cheveux noir-ébène.

— Et je te promets que ce soir je viendrai danser avec toi dans le salon pendant que père jouera ! ajouta-t-il afin de l’amadouer.

Charmée par ses yeux de chien battu, la baronne céda. Il la remercia vivement, l’embrassa et, après avoir lacé à la va-vite sa paire de souliers, sortit en hâte retrouver sa camarade de jeu.

Lors de sa cavalcade dans les corridors du manoir, il faillit heurter un ou deux domestiques. À l’étage inférieur, voyant son jeune maître dévaler comme une flèche les marches de l’escalier, un valet de pied ouvrit béante la porte du logis. Alexander s’y précipita. Une fois dehors, il manqua de glisser sur le dallage emperlé de rosée et piégé de feuilles brunies que le vent venait de transporter. Les joues rougies par l’effort, il se plaça devant la rambarde et observa le domaine, tentant d’apercevoir son amie.

L’air était frais et une brume légère serpentait au niveau du sol. Les arbres aux troncs moussus se délestaient de leurs frondaisons. Seuls les érables flamboyaient dans cette nature aux couleurs délavées, leurs feuilles rousses vibrant en écho aux briques du muret d’enceinte. Les odeurs de marée et d’humus chargeaient l’atmosphère, un effluve relaxant sonnant les premières lueurs de l’automne.

Alexander attendit un instant et devina au loin la silhouette de Désirée. Près des grilles dévorées par le lierre, la fillette était en compagnie de sa mère Séverine, fraîchement revenue du marché, et l’aidait à transporter les sacs de provisions. Le garçon reprit sa galopade à travers les jardins noyés sous les herbes hautes, minés de flaques et de traîtres trous de taupes. Il aspergea d’eau terreuse son ensemble tout juste lavé.

— Désirée ! cria-t-il à s’époumoner, gratifiant son amie d’un sourire rayonnant.

Arrivé non loin d’elle, il cessa son élan et s’appuya contre un tronc. Une main posée sur la poitrine, il tenta de reprendre haleine. Pourtant de courte durée, son effort l’avait essoufflé. Des mèches collaient à ses tempes moites de sueur.

— Bonjour jeune maître, répondit jovialement l’intéressée.

Désirée s’avança jusqu’à lui et esquissa une révérence. Prenant conscience de son attitude négligée qui ne seyait guère à un aranéen de noble lignée, le garçon se ressaisit. Il croisa les mains derrière son dos, redressa le menton et formula sa demande avec autant de charme que possible :

— Tu viens jouer avec moi, s’il te plaît ?

Elle fit la moue et passa une main libre dans ses cheveux châtains dont les boucles fécondes cascadaient jusqu’aux épaules.

— Hum, je ne suis pas sûre que j’ai le droit, jeune maître… J’ai beaucoup de travail, vous savez. Je dois aider maman à rapporter les provisions puis je suis attendue en cuisines…

Tout en énumérant le programme de sa journée, la fillette regardait sa mère pour y guetter son approbation, souhaitant se soustraire à ces tâches pénibles sans être malpolie. Jouer avec le petit maître se révélait bien plus amusant pour une enfant de onze ans que de lessiver le rez-de-chaussée ou de ramasser les feuilles échouées sur la terrasse. Sans mot dire, Séverine opina et tendit sa main afin de prendre le sac de jute garni de vivres que sa fille transportait. Ravie, Désirée le lui donna et courut à la suite de son maître en direction de la roseraie.

Ils s’arrêtèrent devant l’entrée de la serre où des ronces épineuses dépourvues de fleurs s’entrelaçaient sur l’armature en fer, d’un bleu turquoise écaillé. Alexander tira la poignée. La porte grinça et tous deux s’y faufilèrent. Il faisait bon à l’intérieur. L’air tiède exhalait un puissant parfum floral mêlé de terre humide. Ils s’enfoncèrent dans ce dédale de plantes aux allures de sylve enchantée et ouvrirent la vieille malle en bois massif qui se cachait au fond. Ils en sortirent le cerf-volant que la jeune domestique venait de confectionner.

L’objet mesurait une cinquantaine de centimètres et paraissait solide malgré la rudesse de ses matériaux. Une cordelette scellait son armature en croix faite de brindilles grossièrement taillées et trois bandelettes de tissu découpées dans d’antiques rideaux incarnats servaient de queue. En guise de voile, ils avaient choisi une couverture usée aux couleurs fanées sur laquelle les deux enfants avaient dessiné une paire d’yeux citrins ainsi qu’une forêt de plumes ocres et acajou, le faisant paraître à un faisan.

Alexander s’en empara avec le plus grand soin dont il était capable tant il était subjugué ; à travers ses yeux d’enfant, le jouet avait fier aspect. Puis il regarda d’un air admiratif celle qu’il avait toujours considérée comme son amie, émerveillé par son travail et par la vitesse avec laquelle elle avait terminé d’assembler l’ouvrage.

La fillette lui rendit son sourire, plantant ses iris noisette bordés de longs cils dorés dans les siens. De trois ans son aînée, la domestique était bien plus grande que lui. Les gens la surnommaient la friponne, constamment prête à rendre service et exaucer les souhaits du jeune nobliau, quitte à excéder les maîtres et la valetaille. De plus, Désirée et son frère Ambroise, âgé de treize ans, étaient les uniques enfants du domaine et les seuls avec qui Alexander pouvait s’amuser les fins de semaine.

Surexcité, le petit baron tapa dans ses mains.

— On va le faire voler, ma levrette ?

« Levrette ». Alexander avait souvent entendu ce mot à l’école, lorsque ses camarades de classe, exaspérés de voir un noble baron entretenir une sincère amitié auprès d’une simple domestique qualifiaient la servante par ce sobriquet infamant. En effet, la fillette d’origine noréenne par son père arborait sur sa poitrine un médaillon cuivré représentant un lévrier. Le canidé y était ciselé de profil, une patte avant et la queue relevées, la tête tournée vers l’arrière.

Même si elle savait pertinemment ce que « levrette »signifiait, Désirée n’osait jamais contredire son petit maître là-dessus ; prononcé de sa bouche innocente, l’appellation se révélait profondément affectueuse.

— Si vous voulez, oui.

— Je t’ai déjà dit d’arrêter de me vouvoyer !

— Je n’ai pas le droit, jeune maître.

— Mais on est que tous les deux !

— Je ne veux pas prendre cette habitude !

Elle croisa les bras et fit mine d’être courroucée.

Un court silence s’installa, au cours duquel on entendit le friselis des feuilles et le pépiement des passereaux. Des pommes de pin décrochées de leurs branches caracolaient sur le toit en verre constellé d’aiguilles et de folioles mouillées.

— Et si je t’en donne l’ordre ? répliqua-t-il après un temps en lui adressant un sourire mutin. Tu vas devoir le faire puisque c’est moi qui l’exige !

Désirée fronça les sourcils et réfléchit.

— Soit ! soupira-t-elle en lui coulant un regard en biais. Si tu veux, mais je te préviens c’est uniquement quand on est que tous les deux. Je ne veux pas d’ennuis avec les maîtres !

Le visage du baron s’illumina. Il se leva et se rua à l’extérieur en compagnie de sa fidèle alliée, traînant le cerf-volant derrière lui. Une fois dehors, le faisan de tissu sillonnait le ciel argenté percé par endroit de rais flavescents. Il surplombait la cime des conifères et chênes centenaires, tournoyant aux aléas de la brise vigoureuse.

Du haut du balcon, Séverine les regardait jouer d’un œil attendri. Accoudée à la rambarde, elle fumait tranquillement sa cigarette, s’accordant un moment de pause avant de préparer le déjeuner. Ambroise se tenait auprès d’elle, avachi sur les marches de l’escalier. Comme en témoignaient ses sourcils éternellement froncés, ses narines pincées et son rictus dédaigneux, son visage blafard reflétait chaque jour la même expression maussade ; celle d’un adolescent qui acceptait difficilement sa condition de domestique, trouvant le sort injuste d’être né pour servir autrui.

Un grondement sourd stagnait à sa gorge et son air mauvais s’accentua lorsqu’il daigna observer sa sœur. Laquelle s’amusait avec tant d’allégresse aux côtés du jeune maître, riant à gorge déployée.

Il jura et cracha au sol avec défiance.

— Qu’est-ce qu’elle peut bien foutre auprès de lui ! On dirait un gentil toutou docile. Y’a pas à dire elle aime se comporter comme un chien !

— Ne sois pas injurieux ! rétorqua la mère avec sécheresse. Si cela lui permet de se distraire, qu’y a-t-il de mal ? Tu devrais les rejoindre au lieu de râler continuellement.

— Mais maman ! objecta le fils, indigné. Tu ne vois pas que là il se sert de sa position pour s’amuser avec elle ? Qu’en sera-t-il plus tard lorsqu’il sera grand et exigera d’elle autre chose que des jeux enfantins ?

Séverine s’empourpra, choquée par sa remarque.

— Je t’interdis de parler ainsi ! Tu manques de respect non seulement à tes maîtres, mais également à ta sœur ! Nous avons de la chance de travailler au service de cette noble famille qui a bien voulu nous engager après la mort de votre père ! Tu devrais être fier qu’ils aient eu l’amabilité de m’embaucher. Soulagé d’avoir un toit où dormir et de pouvoir manger à ta faim. Et tu as la chance inespérée de pouvoir étudier !

Le garçon croisa les bras. De son pouce, il tritura le médaillon en forme de renard épinglé sur sa veste de travail, d’un noir aussi profond que l’était sa chevelure.

— Pfff… tu parles ! Plus tard, maman, tu verras, je quitterai cet endroit. J’aurai un métier honnête et je gagnerai suffisamment d’argent pour pouvoir prendre soin de toi et de Désirée. On ne sera plus des esclaves au service de quelqu’un. Nous serons enfin libres !

— Tes espoirs m’enchantent Ambroise, mais la vie est loin d’être aussi aisée. Tu le comprendras plus tard.

— C’est ce qu’on verra !

Comme pour couper court à leur querelle, Pieter sortit du manoir. Le palefrenier, un jeune homme solide âgé de vingt-quatre ans et d’origine noréenne, fit signe au garçon de le suivre, ayant besoin d’aide pour s’occuper des chevaux. Ambroise cracha de nouveau et opina par dépit. Il descendit les escaliers et partit rejoindre les écuries dans le sillage de son supérieur. Au vu de la raideur de sa démarche, la tête voûtée et les mains fermement campées dans les poches, l’adolescent fulminait.

En le regardant s’éloigner, une lueur de tristesse traversa les yeux ténébreux de sa mère, dont l’inquiétude et le poids des années avaient dévoré l’éclat. Jamais cette femme vaillante n’aurait imaginé que son existence basculerait ainsi. Car la domestique, âgée d’à peine plus de trente ans, avait vu ses espérances de vie et ses rêves réduits à néant sept ans auparavant. D’origine aranéenne, elle était issue d’une famille aisée et conservatrice établie sur la côte est de l’île, n’ayant pour but que la suprématie de la race et vouant un mépris profond envers les noréens qu’ils jugeaient limités, les reléguant au rang d’espèce inférieure.

Bien qu’ayant grandi dans ce milieu élitiste et prenant très à cœur cette injonction, Séverine Deslambres s’en trouva chamboulée lorsque, contre toute attente, elle tomba sous le charme d’un marin noréen du nom d’Anselme. Son franc parlé, ses manières cavalières, sa bienveillance innée ainsi que son érudition l’avaient séduite. Au point qu’il éclipsa le moindre prétendant dans le cœur de cette demoiselle hautement courtisée, allant jusqu’à lui dérober son intimité lors d’une belle soirée d’été pour y planter les graines de sa semence. Quand la chose fut rendue publique, Séverine fut alors reniée et rejetée par sa famille qui jugeait son accouplement indigne.

Par bonheur, Anselme était éperdument amoureux d’elle et gagnait bien sa vie, exerçant en tant qu’officier à bord du Fou, un navire faisant la navette commerciale entre les villes portuaires de Varden, Forden et Wolden. Sans vivre dans l’opulence, le couple menait une vie prospère dans un modeste appartement de la basse-ville, loin des calomnies et obligations que l’aristocratie exige. Or lors d’une rixe entre marins au port de Varden, l’homme fut poignardé par un des assaillants et succomba à ses blessures quelques heures plus tard, laissant derrière lui femme et enfants.

Désormais seule et désemparée, Séverine avait dû se résigner à trouver un métier. Elle ne pouvait retourner dans sa famille qu’elle savait imperméable à ses excuses. Par souci de fierté, elle n’aurait pu s’y résoudre. Malgré la douleur de sa perte, elle avait activement cherché et était parvenue, au bout de nombreux mois, à décrocher un travail auprès des von Tassle en tant que femme de chambre, autorisée à vivre dans l’enceinte du domaine avec ses deux enfants en bas âge. Peu rémunérée certes, mais au moins avait-elle la chance de pourvoir à l’épanouissement et à l’éducation de sa progéniture, préservée de la misère et de la famine. Depuis lors, elle avait juré à ses maîtres une fidélité ainsi qu’un dévouement sans faille.

La domestique laissa échapper un soupir. À la pensée de ces souvenirs tragiques, les larmes assaillirent ses rétines. Elle les essuya discrètement du dos de la manche, termina sa cigarette et rentra se remettre à l’ouvrage. Non loin de là, Désirée et Alexander, insouciants des tensions alentour, continuaient leur jeu, courant tour à tour, le cerf-volant érigé dans les airs.

Après l’avoir tracté pendant un moment, la fillette donna l’objet à son maître. L’enfant peinait à le manœuvrer tant les vents soufflaient fort et que ses mains grêles commençaient à geler sous la morsure du froid. Par mégarde, il lâcha la ficelle. Emporté par les rafales, le fier faisan virevolta pour venir s’échouer en haut des branches d’un chêne. Il y pendait mollement, comme un oiseau aux ailes brisées.

— Oh mince ! pesta le garçon avec colère.

Prise d’un fou rire devant sa maladresse, Désirée se proposa d’aller le récupérer. Ils se dirigèrent au pied de l’arbre et examinèrent la situation.

— C’est vraiment haut dit donc ! grommela-t-il en fronçant les sourcils, énervé contre lui-même.

— Je vais te le chercher, t’en fais pas, jeune maître ! assura la fillette en retroussant ses manches.

— Tu vas savoir par où passer ?

Elle scruta le large tronc moussu puis commença à grimper. Les interstices lui permirent une accroche solide et elle gravit les premières branches sans trop de peine malgré l’humidité du bois qui rendait la surface glissante. Arrivée à mi-chemin, fermement agrippée à une charpentière, elle s’étira de tout son long pour aller cueillir la branche voisine où se trouvait le faisan blessé. Or, ses efforts furent vains. En dépit de toute sa bonne volonté, elle se révélait incapable de l’attraper, n’étant pas assez grande pour l’attirer à elle. Sous son poids, la branche commença à grincer.

Inquiet, le garçon ne pouvait détourner le regard de son amie.

— Reviens Désirée, laisse, c’est pas grave ! cria-t-il, les mains en porte-voix afin qu’elle l’entende.

— Mais j’y suis presque !

Un second craquement survint. Le cœur battant à vive allure et l’estomac noué, Alexander l’interpella à nouveau :

— Reviens c’est pas grave, on en fera un autre !

La fillette pantelait. Ses membres tremblaient. Soudain, la branche qu’elle agrippait jusqu’alors céda et elle trébucha, se réceptionnant du mieux qu’elle put sur celle qui la soutenait. Dans sa chute, elle se blessa au poignet et gémit.

— Désirée, je t’ordonne de revenir !

Le souffle coupé par l’impact et déçue de son échec, elle grimaça et descendit avec précaution, prenant soin de ne pas malmener davantage son poignet meurtri. Une fois au sol, Alexander se précipita vers elle et examina ses mains dont les paumes étaient entaillées et verdies de mousse. Des morceaux d’écorce et de feuilles mortes s’accrochaient à sa chevelure désordonnée. Il remarqua qu’elle avait déchiré certains pans de sa robe souillée et que l’un de ses genoux saignait.

— Tu vas bien ? s’enquit-il.

— J’ai un peu mal aux mains, mais ça va.

— Tes habits sont tout sales.

— Mince ! Maman ne va pas être contente.

— J’espère que tu n’auras pas de représailles ! murmura Alexander, sincèrement peiné.

— Oh, je m’en fiche bien !

Elle épousseta l’étoffe humide puis, sa nervosité évaporée, elle rit en lui ébouriffant le crâne.

— Qu’est-ce que je ferais pas pour mon petit maître étourdi ?

— Mais qu’est-ce que t’as foutu ? aboya Ambroise qui accourait à leur rencontre, les poings serrés.

Il les dévisagea avec dédain et fronça les sourcils en notant l’état débraillé de sa cadette qu’il invectiva de mille manières. La fillette baissa la tête en guise de soumission.

— C’est ma faute, Ambroise ! se justifia Alexander qui souhaitait endosser ses responsabilités et préserver son amie de telles semonces. Je jouais avec le cerf-volant lorsqu’il s’est coincé dans l’arbre et Désirée s’est gentiment proposé de me le récupérer.

Ambroise grogna et les scruta tour à tour. Puis, sans un mot, il grimpa à l’arbre et décrocha aisément l’objet qu’il laissa choir au sol avant de redescendre avec une simplicité déconcertante. Il se baissa, agrippa le faisan meurtri dont les couleurs s’estompaient au contact de l’humidité et le tendit au baron à qui il adressa un regard noir dans lequel transparaissait tout son mépris.

— Le maître est-il satisfait ? dit-il d’une voix cinglante.

Voyant son ton acerbe, Désirée intervint :

— Laisse-le ! s’insurgea-t-elle en s’interposant entre eux. C’est moi qui ai pris la décision d’aller le chercher. Le maître n’y est pour rien !

— Franchement, arrête de céder à tous ses caprices !

— Je cède pas à ses caprices !

— Fais pas l’innocente, Désirée, tu lui cèdes tout ! Tu te comportes comme son petit chien !

— Et alors qu’est-ce que ça peut te faire ?

— T’en deviens ridicule, voilà pourquoi ! Je t’ai entendue le tutoyer tout à l’heure. Tu te rends compte que si quelqu’un d’autre que maman ou moi t’entend lui parler comme ça tu vas avoir des problèmes ?

— Je fais attention, figure-toi !

— T’en deviens pitoyable ! ricana-t-il. Il ose même t’appeler levrette maintenant ! Tu l’as foutue où ta dignité ?

— Ah ! mais tu m’énerves !

La vue de la jeune femme se brouilla sous l’assaut des larmes. Elle tremblait de la tête aux pieds. Ne trouvant rien à rétorquer et blessée par ses propos, elle jura et s’enfuit en courant. Alexander demeura immobile, ne comprenant rien de la dispute qui venait de se jouer. Dès qu’elle fut éloignée, les deux garçons se toisèrent en silence puis, de rage et assujetti par son rang, Ambroise fit demi-tour. Il partit rejoindre les écuries tandis que le baronnet, l’échine ployée et la mine morose, remonta lentement les marches du manoir en quête de sa mère.

Il toqua à la porte du salon et patienta un court instant. Ophélia lui ouvrit. Le sourire chaleureux qui éclairait sur son visage s’effaça subitement lorsqu’elle remarqua que son fils était troublé. L’enfant entra d’un pas traînant puis, une fois qu’elle eut refermé la porte, éclata en sanglots.

— Qu’y a-t-il, mon chéri ? s’enquit-elle en se baissant à sa hauteur pour le prendre dans ses bras.

Tandis que ses pleurs redoublaient, Ophélia l’enlaçait avec ardeur et fredonnait une berceuse. Pour l’apaiser davantage, elle se balançait lentement. Ils demeurèrent ainsi plusieurs minutes durant, assis sur le tapis soyeux, cajolés par un mince rai de soleil provenant de la baie vitrée. La tête nichée contre le cou maternel, Alexander finit par retrouver son calme, lénifié par son parfum de lilas blanc, la tiédeur de son souffle régulier et ses caresses prodiguées sur le sommet de son crâne.

— Pourquoi Ambroise est méchant avec Désirée ? demanda l’enfant d’une voix enrouée.

La baronne, consciente des racines de son chagrin, le rassura du mieux qu’elle put en tentant de trouver les mots justes :

— Parce qu’il tient à elle et qu’il veut la protéger, mon chéri.

— Alors, pourquoi toi et père vous ne vous disputez jamais ?

— Tout simplement parce que nous nous aimons de façon différente. Tu sais, ils n’ont pas la même chance que toi. Nous sommes heureux car nous sommes nés dans la richesse et l’opulence, alors qu’eux n’ont pas cette chance. Nous sommes des privilégiés, mon enfant. Ça, il ne faudra jamais l’oublier et à ce titre tu devras toujours aider les autres.

Elle le serra davantage et le couvrit de baisers.

— Plus tard, ce sera ton rôle de protéger ceux qui te seront inférieurs. Ton grand-père Aristide me répétait sans cesse de son vivant qu’il ne fallait pas succomber à la puissance de notre statut. Ne te crois jamais supérieur à tes sujets, qu’importe leurs origines ou leurs conditions. Respecte-les et tu en seras gran…

Une subite quinte de toux l’assaillit. La trachée irritée, elle défit son étreinte puis alla en direction du bureau. Elle saisit d’une main molle l’anse de sa carafe en cristal et se servit un verre d’eau qu’elle but d’une traite, laissant le liquide frais apaiser la sensation de brûlure.

— Pourquoi tu es née malade, maman ? demanda timidement l’enfant en s’avançant vers elle, les yeux rougis.

La mère ne répondit rien. À la place, elle s’installa sur le fauteuil et fit monter son fils sur ses genoux. Comme il reniflait et qu’un filet de morve gouttait à l’orée de sa narine, elle sortit un mouchoir brodé de ses initiales et essuya son nez. Puis elle s’empara du livre qu’elle était en train de feuilleter, le Noréeden gentem unitum, et l’ouvrit à la page où le signet se trouvait mis. C’était un vieil ouvrage en cuir bruni aux pages effilochées qui répertoriait de manière scientifique l’ensemble de la faune de Norden ainsi que les divers clans autochtones.

Selon la légende, les noréens étaient les descendants directs du Aràn Halfadir, le grand cerf des tourbières protecteur de l’île. Une entité millénaire dont le sanctuaire se situait à Oraden, en plein cœur de la forêt, par delà la frontière, à une centaine de kilomètres de là. Symbole de sagesse, le digne cervidé, jadis humain, transporterait en son sein l’âme de Norden et aurait transmis à ses héritiers son don de métamorphose. Depuis lors, chaque noréen ayant atteint l’âge adulte pouvait se transformer en son animal totem, révélé à la naissance par l’un des shamans.

Alors qu’elle lisait à voix haute, le garçon admirait les images illustrant les faciès des différentes tribus noréennes, élevées au nombre de quatre.

Ainsi, il y avait les Korpr, le peuple corbeau du sud, aisément reconnaissable par leur peau basanée et leurs cheveux noir de jais, leur taille menue et leurs yeux en amande dont les iris bleutés attiraient le regard. Selon les informations relatées, il s’agissait de la plus ancienne tribu.

Comptant fort peu de membres, et sis à l’autre bout du territoire, jamais personne dans cette partie de l’île n’avait eu la chance d’apercevoir l’un de ces individus. En revanche, il n’était pas rare de les croiser en mer non loin de la côte est, vers Wolden, puisqu’ils en étaient les voisins frontaliers. Ils vivaient majoritairement de la pêche, habitant dans des cabanes de bois hautement colorées construites à flanc de falaise.

Sur la deuxième image, il s’agissait d’un couple d’Ulfarks, issu du peuple loup. Comme le canidé de leur emblème, ces derniers avaient la peau, les cheveux et les yeux aussi noirs que du charbon. Ils étaient particulièrement grands et de carrure musclée, ce qui les rendait intimidants de prime abord.

Bien qu’ils se soient établis à l’extrême sud de l’île depuis leur exode survenu entre les années 100 et 105, lorsque le territoire aranoréen fut créé, soit dix-sept décennies auparavant, certains de leurs membres, notamment la puissante famille des Hani, avaient décidé de conserver leurs terres ancestrales pour fusionner en partie avec la population aranéenne.

Nouveaux alliés commerciaux et attirés par ce mode de vie diamétralement opposé à celui qu’ils utilisaient jusqu’alors, ils avaient au fil du temps abandonné leurs coutumes primitives au profit d’une industrialisation plus poussée, avec une exploitation intensive du minerai des carrières, ainsi qu’un développement de l’activité navale. Il était donc fréquent d’apercevoir des Ulfarks dans les quartiers portuaires de la basse-ville de Varden, liaison maritime directe avec Forden, leur fief.

Ensuite, c’était au tour des Svingars, le peuple sanglier, dont le physique était des plus diversifiés ; aucune physiologie standardisée, des iris de toutes teintes, une peau claire à hâlée et des cheveux allant du blond au brun en passant par le roux. Ayant, et de très loin, la population la plus fournie, c’était également celui que l’on connaissait le moins. Leur immense territoire, qui englobait à lui seul presque un tiers de l’île, se composait principalement d’une forêt sauvage, abritant une faune hostile.

Selon les rares documents fiables, les Svingars vivaient de la chasse et de la cueillette. C’étaient des individus polygames, regroupés en de multiples clans d’une centaine de têtes, partageant la moindre tâche et ressource.

— Qu’en est-il des Hrafn ? s’enquit Alexander, curieux.

— Ils sont comme les Svingars, répondit la mère avec douceur en tournant la page du livre sur laquelle l’un d’entre eux était dessiné. Comme nous, mais généralement beaucoup plus petits et trapus. Et ils ont presque tous des taches réparties sur l’ensemble de leur corps.

Alexander étudia l’image avec attention.

— C’est joli ça les taches ! annonça-t-il en suivant du doigt les marques présentes au niveau de la poitrine et des mains de la femme qui se trouvait dessus. Je dépasserai Désirée plus tard ?

Ophélia caressa tendrement les cheveux de son fils.

— Je pense que tu la dépasseras sans trop de peine oui.

— Ça veut dire que je pourrai la prendre dans mes bras et la porter ? fit-il d’un ton réjoui.

La baronne étouffa un rire.

— Tu as l’air de beaucoup l’aimer cette friponne.

— Oui, assura-t-il en toute sincérité, c’est ma meilleure amie et plus tard je me marierai avec elle, comme toi avec père ! Et on aura plein d’enfants !

Les yeux embués, Ophélia esquissa un sourire affligé. Elle savait ce qu’il en serait, que sa vision innocente et insouciante du monde changerait avec le temps pour s’obscurcir. Actuellement, son fils ne se rendait nullement compte que ses paroles, prononcées avec une si belle franchise, risqueraient de muer au fil des ans et de ses fréquentations.

Ses parents l’avaient éduqué dans le respect et l’équité, mais rares étaient les nobles aranéens à souiller leur lignée auprès de ces « bêtes sauvages » comme il était coutume de les désigner. En tant qu’augustes héritiers du peuple de la licorne, il était inconcevable qu’un être humain, aristocrate de surcroît, puisse s’unir avec cette hérésie de la nature. Quand bien même ces blasphémateurs, d’un naturel pacifique, les avaient sauvés de la dérive en les ayant humblement accueillis sur leur île suite à leur exode, près de trois cents ans auparavant.

À l’avenir, sa charmante amie ne sera plus qu’un lointain souvenir mélancolique dans sa vie de vénérable et éminent baron.

Chapitre Précédent |

Sommaire | Chapitre Suivant

Vindyr

Recent Posts

Sovereign of Judgment – Chapitre 61

Épisode 4 : La grande époque de la colonisationChapitre 61 : Le roi démon (2)…

13 heures ago

NORDEN – Chapitre 5

Chapitre 5 - La chasse maudite Silencieuse jusqu’alors, un coup de feu détonna dans la…

3 jours ago

The Novel’s Extra – Chapitre 310

Chapitre 310 : Les histoires qui deviennent des ponts (4) « Araha déteste les vêtements noirs.…

5 jours ago

LES MONDES ERRANTS – Chapitre 28

Chapitre 28 - Dégénérescence 3/5 Le lendemain, épuisé, les yeux bordés de cernes, il se…

6 jours ago

Reincarnated Mage With Inferior Eyes chapitre 4

Chapitre 4 : Un jeu de piste Quelques jours s'étaient écoulés depuis que j'avais réussi…

6 jours ago

Dragons contre imbéciles chapitre 14

Chapitre 14 :           Sam et Arnaud s’estimèrent prêts à mener une attaque contre le gouvernement…

1 semaine ago