Chapitre 4 – Sur les sentiers oubliés
Ambre fut réveillée par un bruit de fracas. Sonnée, elle ouvrit une paupière et balaya la pièce du regard. De fins rais lumineux perçaient à travers les persiennes closes, éclairant faiblement sa chambre enténébrée. Elle poussa une bordée de jurons et se leva prestement. Arrivée dans la cuisine, elle vit Adèle debout sur un tabouret, aussi roide et immobile qu’un lapin apeuré, la porte du placard grande ouverte au-dessus de sa tête et un pot de confiture gisant sur le parquet.
Putain, Mouette ! pensa la jeune femme avec aigreur.
— Oh ! je suis désolée de t’avoir réveillée ! s’excusa l’enfant, penaude devant la mine courroucée de son aînée. Je voulais simplement prendre mon petit déjeuner ! Et quand j’ai regardé dans le placard, il y avait de la confiture de mûre et j’ai voulu attraper le pot. Mais en voulant descendre, il a glissé et il est tombé au sol. J’ai pas eu le temps de l’attraper !
La jeune femme eut un rictus et fronça les sourcils.
— Ce n’est rien ! grommela-t-elle après un soupir exaspéré. Tu ne t’es pas fait mal au moins ?
La petite fit non de la tête. Ambre se baissa et ramassa le bocal encore intact qu’elle posa rageusement sur la table, manquant de le fêler pour de bon.
— Allez ! Installe-toi, je vais te faire une tartine.
— Tu ne veux pas te recoucher ? Je peux me débrouiller toute seule maintenant !
— Non, c’est bon ! Je suis réveillée à présent et je ne suis pas sûre de pouvoir me rendormir !
Elle récupéra la bouilloire cachée dans l’évier, mit de l’eau à chauffer et sortit un sachet de thé, du Charitéanreial. Elle ne savait pas ce que cela signifiait, mais elle le trouvait bon et parfumé avec ce mélange alliant fleur de jasmin, rose et bergamote. C’était également le seul qu’elle pouvait se permettre d’acheter car le thé, à l’instar du café, du cacao ainsi que bon nombre d’épices ou de fruits à coques, résultait d’importations cachetées de Charité ou de Providence. Par conséquent, ces denrées n’étaient disponibles qu’en quantité limitée et vendues à des prix relativement élevés. Ambre versa le liquide frémissant et infusé dans deux tasses puis en tendit une à sa sœur. Par la suite, elle coupa plusieurs tranches de pain de seigle et y étala un peu de confiture.
L’enfant mangeait avec appétit sous la surveillance silencieuse de son aînée qui mastiquait sa tartine sans réel entrain. Comme une provocation insidieuse, le bouquet de la veille les séparait de part et d’autre de la table. Les fleurs fanées, aux pétales échoués et rabougris, gardaient la tête baissée en signe de reddition.
Pour dissiper son aigreur, Ambre s’alluma une cigarette et partit la savourer devant la fenêtre entrebâillée. Elle s’accouda au chambranle et inspira une première bouffée, recrachant un filet de vapeur qui se dilua dans l’air frais chargé d’humus et des odeurs de marée. Dehors, la brume dispersait ses volutes diaphanes pour dévoiler la lande ensommeillée, saupoudrée de perles de rosée. Des étoiles et un subtil croissant de lune constellaient encore le ciel auroral, camouflés par une pincée de nuages incarnadins. Perchés sur le cerisier en pleine floraison, des oiseaux entonnaient leur concerto de trilles, accompagnés par le chant rauque du coq de la ferme voisine. En tendant l’oreille, il était possible d’entendre les mouettes et le fracas des vagues contre les parois rocheuses.
— On va faire quoi aujourd’hui ? demanda timidement Adèle en croquant dans sa seconde tartine, barbouillant ses lèvres et ses joues de marbrures violacées.
La jeune femme examina le paysage et réfléchit.
— Étant donné qu’il va faire beau, je te propose qu’on marche jusqu’à Meriden. J’irai bien aux vergers cueillir des pommes et Ernest a besoin d’un peu d’exercice. Il n’est pratiquement pas sorti de tout l’hiver. Et puis ça fait longtemps qu’on ne s’est pas baladées toutes les deux.
— Oh oui ! cria la cadette, ravie de ce programme. Avec un peu de chance, on pourra voir le loup en chemin !
L’aînée ricana à cette allusion prononcée innocemment par une enfant de sept ans.
— Tu vas savoir par où passer ? s’enquit la fillette en suçotant ses doigts pour y grappiller les reliquats de confiture. C’est loin et on n’y est jamais allées sans papa.
— Ne t’inquiète pas. Le chemin est suffisamment balisé. Ce sera plus compliqué une fois qu’on aura quitté le sentier forestier pour prendre la voie abandonnée. Mais je crois me souvenir qu’il y a pas mal d’encoches gravées sur la roche et les troncs pour qu’on puisse se repérer sans trop de difficultés.
— Je peux aller préparer Ernest ? Tu veux que j’accroche des sacoches à sa selle ?
— Ma foi, pourquoi pas. C’est vrai que s’il pouvait porter les fruits sur son dos ça m’arrangerait bien.
— Génial ! Je vais aller le brosser !
Tandis qu’Adèle rejoignait l’écurie, Ambre termina sa cigarette et mitonna de quoi les sustenter pour le voyage et le déjeuner à venir. Elle fendit quatre tranches de pain sur lesquelles elle étala un morceau de beurre puis ajouta des lamelles de fromage de chèvre et des rondelles de radis noir afin d’en faire deux sandwichs. En guise d’en-cas, elle sélectionna un mélange de fruits secs. Elle prit ensuite une gourde qu’elle remplit au robinet et engouffra l’ensemble dans un sac en toile de jute. Un couteau aiguisé y fut également glissé dans l’éventualité où elles viendraient à croiser un prédateur. La chose était plus qu’improbable mais que de l’homme ou de ce loup énigmatique était le plus à craindre ?
L’homme au visage de lion, aucun doute possible ! songea-t-elle avec effroi.
Un frisson incontrôlé la foudroya et les pulsions de son cœur s’enhardirent tandis que l’image déformée du monstre qui hantait ses cauchemars s’imposait à sa mémoire. Il agitait ses nuits depuis des années, ennemi de longue date qui aimait la tourmenter tel un prédateur sadique s’amusant de sa proie, la coursant sans relâche et finissant chaque fois par la broyer entre ses griffes acérées. À son réveil, le corps empoissé de sueur et les membres tremblants, Ambre ne revoyait de lui que des brides nébuleuses mais discernait nettement ses immenses globes noirs chargés de malveillance et son haleine putride.
Soudain prise de vertiges, la jeune femme chassa aussitôt ces pensées délétères et partit s’habiller.
Le soleil frôlait à peine l’horizon quand les deux sœurs entamèrent leur voyage sur le sentier terreux qui, parallèlement à la grande route pavée, reliait le sud de Varden jusqu’à l’orée de la sylve, évitant les villages ainsi que les diverses exploitations agricoles. Le chemin était plus long et sinueux, certes, mais également plus intime et donc bien moins dangereux. Ainsi ne risquaient-elles pas de se faire emboutir par un coursier lancé en plein galop ou des attelages outrancièrement chargés de marchandises qui ne prendraient pas la peine de ralentir en leur présence.
La cité noréenne de Meriden, ancien fief de la shaman Medreva, se trouvait dans les terres, au cœur de la forêt et à près de quinze kilomètres de là, soit à trois bonnes heures de marche. Un sacré périple pour la fillette qui entrecouperait sa randonnée de chevauchées à dos du shetland. Heureux de la promenade qui s’annonçait, le poney à la robe alezane avançait lentement, broutant le moindre carré de fleurs qui poussait à sa portée. La petite peinait à le tirer pour le forcer à accélérer l’allure et rattraper sa sœur qui ne daignait pas l’attendre et marchait en solitaire de son pas aussi fluide qu’alerte. Déjà distancée de plusieurs dizaines de mètres, Adèle se résolut à user du chantage pour amadouer le vieux canasson capricieux :
— Si tu ne te dépêches pas un peu, je ne te donnerais pas de pommes pour le déjeuner ! Tu seras puni et je te promets que je mangerai les miennes devant toi pour te donner envie.
Elle tapota son ventre arrondi qu’elle venait de gonfler pour la démonstration.
— Elles sont vraiment bonnes en plus les pommes de Meriden. Les meilleures de l’île même !
Il n’en fallut pas plus pour que l’effronté redresse la tête et commence à trotter, fouettant l’air de sa queue délavée. La fillette déroula la longe et courut à ses côtés, sautillant par-dessus les crevasses et les racines sournoises des arbres qui bordaient le sentier.
La brume matinale éclipsée, il était désormais possible d’observer l’intégralité de la campagne environnante aux multiples vallons décorés d’étangs, de hameaux ou de bosquets. Des troupeaux de moutons paissaient, petits points blancs molletonnés disséminés anarchiquement dans leurs pâturages. Au loin devant eux, l’immense forêt, telle une muraille infranchissable, épousait la ligne d’horizon de sa masse sombre aux reflets verdoyants. Elle paraissait infinie et abritait en son sein plusieurs millions de vies. Malgré sa taille imposante, elle restait nettement moins étendue et hostile que sa cousine établie en territoire noréen qui occupait à elle seule l’entièreté des terres svingars, grignotant même une partie non négligeable des domaines korpr et ulfarks.
Au bout d’une heure de marche, les deux sœurs arrivèrent à l’orée de la forêt et s’y enfoncèrent. Le feuillage dense de la canopée obstrua drastiquement la luminosité, ne laissant traverser que de fins rais flavescents. La vie bruissait dans ce sanctuaire boisé. Proche du chemin, une biche et son faon mâchouillaient la mousse déposée sur un tronc sans se préoccuper de ces bipèdes passagers. Après tout, les cervidés étaient une espèce protégée, symbole du Aràn Halfadir, considérée comme sacrée et donc abattue qu’en de rares nécessitées. Dans les hauteurs, des écureuils galopaient agilement sur les branchages aux ramifications complexes. Leur toison rousse tranchait dans ce camaïeu de vert mêlé de brun à l’instar des passereaux qui gazouillaient sur leur perchoir, leurs plumages offrant une farandole de couleurs vives. Plus loin, un couple de renards valsait entre les halliers, encouragés par les allants printaniers et dominés par le besoin impérieux de se reproduire.
Ce spectacle enchantait les deux sœurs qui ralentirent la marche pour profiter de l’animation environnante. Adèle ferma les yeux et redressa la tête. Les narines dilatées et l’ouïe en éveil, elle inspira les essences herbacées, se laissant bercer par les différents effluves ainsi que par les pépiements mélodieux et le friselis des feuilles. Leurs pas froissaient la litière végétale piquetée d’aiguilles de pin, de brindilles séchées et de plantes émiettées.
Dire que nos ancêtres vivaient là ! songea Ambre, un soupçon de nostalgie et de rancœur dans le regard. Je me demande ce qu’aurait été notre vie si ces chiens d’aranéens n’étaient pas venus nous envahir ! Pourquoi nos aïeux ont-ils osé abandonné leur terre pour se soumettre à ces tyrans ! C’est tellement injuste ! On n’aurait jamais dû les accueillir sur notre île !
Des jappements déchirants entrecoupés de couinements et de tintements métalliques la sortirent de sa rêverie. La complainte provenait de derrière une butte étoffée de fougères entrecroisées de ronces. Alertée, Ambre ordonna à sa sœur de ne pas esquisser de mouvement brusque et de l’attendre céans.
La petite aurait voulu objecter mais acquiesça fébrilement devant le toisement sans appel de son aînée. Au lieu de quoi, elle se rapprocha d’Ernest et glissa une main dans sa crinière pour se rassurer, lui tapotant gentiment l’encolure. Contrairement aux humaines, le poney n’était nullement affolé et s’était remis à brouter, hermétique à l’agitation. Son attitude flegmatique rasséréna la chatte viverrine qui s’arma de son couteau et partit découvrir l’origine du tumulte.
Elle avançait à pas de velours, les muscles tendus, sectionnant le champ de ronces et d’orties pour se frayer un passage. Les perfides épines esquintèrent son jean et les manches laineuses de son pull. Le dernier fourré abattu révéla un renard qui se tordait de douleur, la patte arrière coincée dans un piège au niveau de la cuisse. Il couinait. Son corps souple convulsait, aggravant la morsure des crocs d’acier contre sa chair. Du sang s’échappait de la blessure et maculait son pelage, se répandant sur les feuillages et la terre alentour.
Ambre s’immobilisa. Des tressaillements agitèrent ses mains et sa moelle épinière se hérissa. Était-ce la détresse de l’animal captif ou bien l’odeur ferreuse de l’hémoglobine qui la déstabilisait ainsi ? Elle déglutit puis, lentement, se baissa à sa hauteur. Le canidé retroussa ses babines et montra les dents. Un grondement sourdait dans sa gorge, prêt à la mordre si elle osait s’approcher davantage. La jeune femme l’imita dans sa posture agressive et soutint son regard ambré jusqu’à ce que, vaincue, la bête capitule et adopte une attitude soumise, les oreilles plaquées à l’arrière de son crâne et la queue au ras du sol.
Avant de le délivrer, la noréenne prit soin d’examiner la gravité de la blessure. Puis elle fixa la lame de son couteau dont l’argent scintillait à la lumière, parée à trancher net l’obstacle qu’on glisserait à sa portée. Au vu des entailles et du flot de sang déjà versé, il était peu probable que l’animal estropié s’en sorte. Si elle consentait à le libérer, le renard deviendrait une proie vulnérable, boiteuse et donc incapable de chasser correctement. Il finirait par mourir de faim ou bien dévoré par un prédateur. Devait-elle plutôt se résoudre à l’abattre pour abréger ses souffrances et lui épargner une vie miséreuse en tant qu’infirme ? Si oui, lui sectionnerait-elle la nuque ou bien pourfendrait-elle sa chair au niveau du cœur ? Quoi qu’il en soit, elle lui accorderait une mort rapide.
Le dilemme était cruel. Si le canidé avait été un faisan ou un lièvre, elle aurait aisément opté pour la première solution, conservant sa carcasse pour en faire un ragoût de choix. Or, la viande de renard n’était pas des plus agréable à manger et elle ne saurait que faire de sa toison souillée qu’aucun artisan ne s’abaisserait à acheter. Comme pour l’aider à imposer son verdict, emparé d’un désir de vivre propre à toute chose qui respire, le captif posa sur l’intrigante ses pupilles suppliantes.
À ce regard de chien battu couplé d’une posture prostrée, la jeune femme ne put s’empêcher de songer à Anselme. La pensée de ce couard empafféchamboula son diagnostic. Après tout, son ancien ami avait lui aussi enduré un tel fléau et ne s’en portait pas plus mal aujourd’hui au milieu de la faune urbaine, du moins l’espérait-elle.
Elle inspira, pressa le manche contre sa paume moite aux jointures blanchies puis souffla. Finalement, elle porterait son dévolu sur la seconde option ; le renard serait libre et la nature serait son juge. Avant toute chose, elle tenta de le tranquilliser, câlinant sa fourrure rousse et laiteuse bordée de noir. Le goupil se laissa faire, rassuré d’être secouru par une main bienveillante. Ambre glissa le couteau dans la mâchoire d’acier et s’en servit comme d’un levier afin de dégager sa patte. Après quelques torsions pour écarter la brèche, le piège céda en un craquement sonore et s’ouvrit. Emparé d’un sursaut d’énergie, l’animal se cabra vers l’avant, retira prestement sa patte et s’enfuit en claudiquant, glapissant chaque fois que son membre blessé heurtait le sol.
La noréenne eut un pincement au cœur en l’observant s’éloigner. Elle se redressa et retourna auprès de sa sœur qui ne manquerait pas de s’inquiéter devant son absence prolongée.
— Que s’est-il passé ? paniqua cette dernière devant la mine fermée de son aînée qui descendait le tertre d’une démarche raide. C’était le loup ? T’as l’air énervée !
— Ce n’est rien ma Mouette, rassure-toi ! dit-elle en levant une main impérieuse. C’est juste deux fouines qui se querellaient.
Adèle haussa un sourcil mais n’insista pas, consciente que sa sœur ne lui en révélerait pas davantage. Museler sa langue lui était un défi presque insurmontable. D’autant que sa sœur semblait éviter toute tentative de dialogue depuis la matinée, comme pour la punir de sa désobéissance de la veille. Déçue, elle tira sur le licol et engagea le poney à reprendre la route.
Après une bonne heure à arpenter le sentier, elles parvinrent à un ruisseau et le longèrent pour progresser dans un layon forestier, enseveli sous un dédale de broussailles et d’orties. De chaque côté de la voie sinueuse, des troncs et des rocs incisés de motifs runiques révélaient les vestiges d’un ancien passage abandonné depuis des années. Par moments, les ruines de vieilles cabanes s’esquissaient, témoins de siècles de civilisation balayés par les ravages du temps dont seuls demeuraient les fondations.
Au fil de leur traversée, le ruisseau grossissait jusqu’à rejoindre l’embouchure d’une rivière dont le flot tumultueux grondait. Ambre s’approcha de la berge et s’accroupit parmi les roseaux pour y tremper sa gourde. Le sol de l’onde cristalline se couvrait de galets et d’algues mouvantes entre lesquelles nageaient des bancs de poissons aux écailles argentines. Elle la plongea dans l’eau glacée et but à grandes goulées pour étancher sa soif. Puis elle la remplit à nouveau et la scella de son bouchon. Elle s’apprêtait à se redresser quand une trace de pas imprimée sur la terre humide attira son attention. Celle-ci dessinait l’empreinte de quatre coussinets couplés de griffes anormalement longues. Troublée, Ambre plaça sa main à côté de l’estampille afin d’analyser sa grosseur et fut stupéfiée par son envergure démesurée. Une armada de questions secoua son esprit.
C’est beaucoup trop gros pour être celle du renard de tout à l’heure ! Elle est encore plus large que ma paume, je n’ose même pas imaginer la taille de l’animal ! Serait-ce ce fameux loup ?
Elle repensa aux paroles de Beyrus. S’il s’agissait effectivement du canidé, alors il était hautement probable que le prédateur soit un noréen récemment transformé. Contrairement aux coyotes ou aux chacals dorés, les meutes de canis lupus ont été décimées, jugées trop dangereuses pour la sécurité des habitants. De plus, un si gros spécimen sauvage aurait d’ores et déjà été repéré depuis des lustres, surtout s’il se hasardait à arpenter la campagne comme le relatait la presse locale.
Ambre s’attarda sur la touffe de poils fuligineux et les gouttes de sang coagulé qui reposaient à proximité, décorant la surface poreuse d’une roche fissurée.
À qui appartient ce sang, à une proie quelconque ? Si Beyrus dit vrai alors ce n’est certainement pas celui d’un noréen. Jamais, un noréen transformé n’attaquerait un de ses confrères encore sous forme humaine. Enfin, je l’espère !
Aux aguets, elle extirpa de nouveau son arme de fortune, les doigts crispés contre le manche, puis se redressa en hâte et inspecta les alentours à la recherche du moindre bruit ou mouvement suspect. Or, tout semblait parfaitement calme. Son regard finit par se poser sur Adèle qui, discrètement, avait ouvert le sachet de noix et de canneberges confites pour en avaler quelques-unes. La jeune femme eut un rire âpre devant la mine coupable que la fillette afficha lorsqu’elle se sut repérée. Au lieu de masquer son crime, elle lui adressa un sourire rayonnant, dévoilant ses dents maculées de pulpe. Ambre ne put s’empêcher de retrousser les lèvres en une moue amusée et la rejoignit.
— Tu en veux ? s’enquit la petite en lui tendant la poignée de fruits restants, à demi écrasés, dont la teinte écarlate resplendissait au creux de sa paume de marbre.
— C’est bon régale-toi, gloutonne ! refusa la jeune femme en poursuivant sa route. Mais ne te gave pas trop, Meriden n’est plus très loin maintenant.
Voyant enfin une ouverture pour entamer une conversation et égayer la fin de leur trajet, Adèle lui demanda :
— Au fait, Ambre, tu l’as trouvé joli mon bouquet ?
L’aînée leva les yeux au ciel, mi-exaspérée mi-amusée par son audace, et répondit d’un ton moqueur :
— Évidemment ma chère Mouette ! Je suppose que tu te sens terriblement coupable de ta conduite et que tu espères que ce magnifique cadeau corrigera ton affront ?
Adèle murmura un « oui » approximatif.
Après un instant de réflexion, Ambre soupira.
— Soit, je suppose que je dois te faire confiance et me résoudre à t’accorder un peu plus de liberté afin que tu puisses voler de tes propres ailes… Après tout, je ne veux pas passer le restant de mes journées à me disputer avec toi. Ta soif de découverte est compréhensible. Et je ne peux pas te brider éternellement.
— C’est vrai ? exulta la petite. Ça veut dire que je pourrais aller rendre visite à maman quand j’en ai envie ?
La jeune femme acquiesça d’un air grave.
— Tant que tu restes vigilante, je veux bien que tu te rendes là-bas. Mais prends garde, si la lande est dangereuse, les gens le sont plus encore et en pleine campagne personne ne t’entendra crier si un malheur t’arrive.
— Je te promets d’être prudente ! Je ferai comme toi quand tu avais mon âge et que tu vadrouillais !
— Sauf qu’à ton âge, ma Mouette, je vagabondais rarement aussi loin du cottage en solitaire.
À cette précision, Adèle se pinça les lèvres puis ajouta d’une voix incertaine :
— D’ailleurs, j’ai croisé Anselme hier.
Ambre cilla et cessa de marcher l’espace d’un instant. Elle déglutit, la bouche soudainement pâteuse.
— Comment va-t-il ? voulut-elle savoir, emparée d’une curiosité qu’elle aurait souhaité moins enflammée.
— Il avait l’air tout triste, mais il était très bien habillé. Il y avait Velours et Balthazar avec lui.
— Et… il t’a dit quelque chose ?
— Pas vraiment. Il m’a simplement demandé comment tu allais. Il a l’air de s’ennuyer autant que toi. Il me l’a pas dit mais je crois que tu lui manques à lui aussi.
— Et tu lui as répondu quoi ?
Le cœur de l’aînée s’accéléra et son estomac se noua, appréhendant la réponse à venir.
— Que t’étais toujours fâchée contre lui. Qu’il t’avait fait du mal et qu’il avait été méchant de t’avoir abandonnée. Je crois qu’il s’en veut, tu sais.
À cette révélation, l’aînée inspira profondément. L’air peina à pénétrer dans ses poumons comprimés par un étau invisible. Des réminiscences de son enfance lui revinrent en mémoire et agitèrent ses nerfs. Pour éviter de perdre contenance devant sa cadette, elle les chassa aussitôt et accéléra le pas.
Les arbres commençaient à s’éparpiller jusqu’à disparaître totalement, laissant place à une clairière tapissée d’herbes folles et de fleurs champêtres. Devant elles se dressait l’enceinte fortifiée de Meriden délimitée par ses hauts pics aux pointes émoussées. Sur l’arche d’entrée, structurée d’un imposant linteau soutenu par deux écrasantes colonnes, se gravait une multitude de corbeaux aux postures variées et aux reliefs érodés par les intempéries.
L’oiseau noir était le symbole de Hrafn. Comme son jumeau Korpr, ils étaient les fondateurs des deux premières tribus noréennes mais également les premiers-nés du Aràn Halfadir. À l’image de leur vénérable père, ils avaient régné sur leur peuple respectif plusieurs centaines d’années en tant qu’humains puis revêtu les traits de leur animal-totem une fois leur descendance prolifique assurée.
Les deux sœurs franchirent l’arche et se dirigèrent vers le centre de la cité où se trouvaient les pommiers tant convoités, sillonnant le ruisseau qui serpentait entre les habitations délabrées. Des torsades de lierre caparaçonnaient les murs, faits de pierre ou de torchis, grimpant jusqu’aux toits cabossés coiffés de chaume ou de lattes de bois. Au-dessus des huis, des enseignes rouillées couinaient au bout de leurs chaînettes, manquant de se décrocher. Seule une unique cheminée, située à l’extrémité de la ville crachait dans les cieux cérulés un panache de fumée.
Au moins reste-t-il des gens fidèles à nos coutumes dans la région ! pensa Ambre avec envie.
Meriden n’était dorénavant plus que le pâle reflet de sa superbe d’antan, des ruines sacrées témoins d’une époque révolue, annihilée par l’influence aranéenne. En effet, la cité sylvestre fut abandonnée lors du grand exode deux cents ans auparavant, soit peu après la signature du traité commercial imposé par Halfadir qui avait scindé l’île de Norden en deux zones géographiques distinctes ; le territoire aranoréen au nord, incluant également les terres Hani, et le territoire noréen au sud, divisé en trois régions ; les terres korpr, ulfarks et svingars. À cette époque, la majorité des noréens de la tribu hrafn avait déserté Meriden au profit de Varden en quête d’une existence plus prospère au sein d’une ville et de toutes les commodités qu’elle pouvait offrir. À l’inverse, d’autres avaient décidé de migrer plus au sud ou de rejoindre les terres noréennes afin de conserver leur mode de vie.
Une poignée de minutes plus tard, la mouette et la chatte viverrine arrivèrent aux vergers, le poney sur les talons. Ici se trouvaient les meilleurs pommiers de l’île et les seuls à donner des fruits en cette saison, et ce jusqu’à la fin de l’été. D’un rouge carmin, les sphères lisses et brillantes, à la chair aussi juteuse que savoureuse, attendaient sagement d’être cueillies. Une vieille remise libre d’accès cachait une échelle et du matériel de jardinage, noyés sous la poussière et des dentelles de toile d’araignée.
L’aînée s’empara de l’échelle qu’elle cala contre le tronc puis, munie d’une cisaille quelque peu rouillée, commença à grimper. Adèle restait au pied de l’arbre et récupérait les pommes que sa grande sœur lui tendait, les glissant dans le sac. Elle en donna une à Ernest qu’il dévora en un rien de temps. L’appétit éveillé, le shetland couva l’humaine à la peau d’hermine de ses yeux doux dans l’espoir d’en obtenir une autre.
— Je me demande qui de toi ou de moi est le plus glouton ! gloussa la fillette.
Elle lui accorda une tape amicale sur le chanfrein avant de poursuivre sa tâche, heureuse de partager un moment de complicité avec son aînée.
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