Norden

NORDEN – Chapitre 25

  • Chapitre 25 – Le rapt

Trois semaines s’écoulèrent. Durant ce laps de temps, la jeune femme s’était fait porter pâle auprès de son patron pendant plus d’une semaine avant de retourner travailler. Beyrus avait fini par s’adapter aux nombreux changements d’humeur de son employée et avait donc embauché en complément Thomas, le jeune coursier de Bernadette.

De son côté, Adèle avait continué l’école et était restée auprès de la famille de Ferdinand les fins de semaine qui suivirent. Sa grande sœur voulait ainsi la préserver et ne pas l’effrayer davantage quant à sa santé chaotique. D’autant que la fillette ne cessait de s’inquiéter pour son aînée qu’elle savait en proie à des tourments dont elle ignorait l’origine.

Ambre ne pouvait supporter ses regards de pitié portés sur elle. De plus, un profond malaise la gagnait à son sujet. Il lui était difficile, voire insupportable d’admettre qu’elle n’était pas sa petite sœur à part entière, mais l’enfant illégitime de deux amants. Elle avait même des haut-le-cœur en songeant à l’idée qu’Anselme était tout autant son frère qu’elle.

Pour achever son état, elle avait abandonné l’idée de revoir le jeune homme un jour, trop de souffrances les liaient. Ce n’était pas la première fois que les deux amis se disaient adieu mais celui-ci était, et de loin, le plus douloureux de tous.

Jamais le Baron ne laissera nous côtoyer de toute façon. Et cet imbécile m’a lâchement abandonnée. Quel couard ! Il n’a même pas bougé, parlé ou même soutenu mon regard. Comment a-t-il osé me laisser subir une telle humiliation ?

Elle avait fait une croix sur sa vie et ferait tout son possible pour qu’Adèle n’endure jamais ce qu’elle subissait. Sa seule satisfaction était que le Baron s’était porté volontaire pour payer sa pension et certainement, prendrait-il en charge ses études lorsqu’elle serait en âge.

Ambre mit son manteau et sortit fumer sur le perron. Elle se laissa bercer par le calme de la nuit brumeuse.

Je commence à comprendre pourquoi Judith m’a attaquée. Après tout, je suis la fille de la femme qui a gâché sa vie, qui a fait tuer son mari et fait passer à tabac son fils unique. Mais comment l’aurait-elle su ? L’instinct peut-être ?

Elle grogna à la pensée de sa mère. Cet être infâme et cruel qui avait fait assassiner l’homme qu’elle aimait, trompé son père et lâchement abandonné ses filles.

Rien que de penser que je suis sa fille me donne envie de gerber ! Je comprends mieux les notes d’Enguerrand à mon sujet ! Je suis tout autant pourrie qu’elle. « Hérédité » et « agressivité » c’était bien ce qui était écrit sur ma fiche !

Elle repensa à l’accès de fureur noire qui l’avait gagnée lorsque Anselme l’avait malmenée chez le Duc. Elle avait été grisée par cet excès de haine sanguinaire. Alors qu’elle examinait ses mains, elle nota qu’elles étaient crispées et ne demandaient qu’à s’enfoncer avec violence dans la peau d’une proie qui passerait à sa portée.

Comme s’il sentait la fureur de sa maîtresse, Pantoufle accourut. Ambre le laissa monter sur ses cuisses, l’animal s’y installa et ronronna. Pendant qu’elle le caressait, elle se demandait si Adèle n’avait pas tort à son sujet car, depuis qu’elle allait au plus mal, ce petit félin n’avait cessé de lui donner du réconfort.

Qui es-tu réellement mon cher Pantoufle ? Un banal petit chat des campagnes, un noréen ou bien un petit serviteur d’Alfadir qui veille sur moi ?

Après un long moment sans nouvelle d’elle, Enguerrand avait laissé un mot à son intention à la taverne, ne sachant pas où elle habitait. En retour, Ambre lui écrivit une lettre dans laquelle elle répondit à ses questions et lui dévoila son adresse si jamais il désirait converser en privé.

À la pensée du scientifique, la jeune femme décida de se rendre à la bibliothèque afin de se renseigner au sujet de la louve, voir s’il pouvait s’agir de quelqu’un d’autre que Judith. Pour cela, il lui fallait consulter le registre des naissances noréennes où tous les noms des noréens de la région étaient répertoriés et classés par année, mentionnant également le totem de chaque individu ainsi que les liens filiaux.

En plein après-midi, elle remonta l’allée menant à Iridien et arriva sur la place de la mairie. Là, elle passa le portique et entra dans la cour de l’institution. Devant l’immense porte noire, Ambre hésita. Cela faisait des années qu’elle ne s’y était pas rendue céans et elle se demanda s’il était vraiment nécessaire de mener une telle enquête.

Après un bref instant de réflexion, elle se décida et entra, guidée par sa curiosité. L’intérieur était aussi sobre que somptueux. La grande allée centrale se terminait par un escalier en marbre donnant accès à l’étage. Elle s’ouvrait de chaque côté sur des allées d’étagères où des livres par milliers étaient méticuleusement rangés, classés par thèmes. Le sol se pavait d’un dallage blanc et noir, rythmé par des colonnes qui soutenaient le plafond en solives.

La jeune femme étouffa un rire. Car, bien que les lieux soient austères, ils paraissaient nettement moins impressionnants que dans ses souvenirs. Elle s’avança jusqu’au guichet où une dame d’un certain âge renseignait les lecteurs. L’aspect sévère, elle se tenait droite, les mains jointes, et regardait la visiteuse à travers sa fine paire de lunettes. Une étiquette était épinglée sur son veston : Mme Héloïse Gènevoise.

— Que puis-je faire pour vous mademoiselle ? s’enquit cette dernière d’une voix posée.

— Bonjour madame, je souhaiterais consulter les registres des naissances s’il vous plaît.

La bibliothécaire leva un sourcil, surprise par sa demande ; cela faisait presque sept ans qu’il n’y avait pas eu de nouvelles inscriptions. Depuis la disparition de la Shaman, les noréens n’avaient pas jugé adéquat de renseigner l’animal totem de leurs enfants à l’état civil. Les nouvelles naissances, dont celle d’Adèle, étaient à présent directement inscrites à la mairie. Les anciens registres étaient conservés dans la bibliothèque en tant que documents d’archives, consultables par tous.

— Auriez-vous une naissance à déclarer mademoiselle ? Si tel est le cas, veuillez vous rendre directement à la mairie. Nous ne nous occupons plus de cela désormais.

— Oh non ! Je souhaiterais me renseigner sur mes aïeux, mentit-elle.

La dame esquissa un rictus et la dévisagea.

— Vous êtes bien nombreux à vouloir consulter les archives en ce moment ! répondit-elle sèchement. Mais si ce sont vos aïeux que vous recherchez comme vous dites, vous devriez trouver ce que vous désirez.

Ambre fit la moue et la regarda avec insistance.

— Soit, à l’étage, première allée à votre gauche. Porte du fond, pièce numéro sept.

Elle la remercia et prit la direction de l’escalier. En marchant, elle balayait avec curiosité les allées sombres, seulement éclairées par le faible halo des chandeliers. Les lieux étaient déserts, il régnait ici un silence inquiétant.

Je comprends pourquoi cet endroit me donnait la chair de poule avant ! C’est vrai que c’est déstabilisant, c’est encore plus calme que la campagne en pleine nuit.

Arrivée à la dernière allée, un bruit attira son attention et la fit stopper net. Elle tourna légèrement la tête et vit un couple enlacé. Un homme enserrait une femme et lui susurrait des mots à l’oreille avant de l’embrasser. Ambre ne put s’empêcher de soupirer et sentit monter en elle un profond sentiment d’amertume.

Quand l’homme défit son étreinte, il vit avec effroi qu’ils étaient observés. La jeune femme écarquilla les yeux en comprenant qu’il s’agissait de Philippe et de Marie, deux scientifiques de l’observatoire qu’elle avait rencontrés des mois plus tôt. Elle eut un mouvement de recul, confuse de les avoir dévisagés de la sorte, et monta les escaliers en hâte.

Une fois en haut, elle suivit l’itinéraire indiqué par madame Gènevoise et entra dans la salle sept, refermant la porte derrière elle. Ajourée par une lucarne, la pièce comprenait plusieurs étagères et casiers où fiches, livres et documents étaient rangés. Des vitrines exposaient des médaillons noréens ainsi que d’autres reliques de son peuple.

Ne voulant pas s’attarder, elle se mit à la tâche et étudia les bibliothèques afin de trouver le registre en question. Mais avant qu’elle n’ait pu mettre la main dessus, elle entendit la porte grincer. Elle se retourna et aperçut Philippe qui, essoufflé et visiblement très embarrassé, vint vers elle. La jeune femme croisa les bras et lui fit face.

— Veuillez m’excuser, mademoiselle, dit-il en se passant une main dans ses cheveux châtains, je ne souhaite pas vous importuner, mais je voudrais vous parler.

Elle le dévisagea avec dépit, attendant ses explications.

— Pouvez-vous, s’il vous plaît, faire mine de ne rien avoir vu ? commença-t-il faiblement. Voyez-vous, je suis un homme marié et de bonne réputation, si jamais des personnes apprennent que j’ai une amante et qu’elle se trouve être bien plus jeune que moi, ma protégée qui plus est, j’ai peur d’en prendre pour mon grade. Me comprenez-vous ?

Elle ne put réprimer un rire nerveux. L’homme affichait un teint blême et tremblait légèrement.

— Monsieur, il est bien évident que je ne compte rien dire de ce que je viens de voir, annonça-t-elle posément, je me fiche totalement de votre vie privée. D’autant que je ne vous connais même pas.

En entendant ces mots prononcés avec franchise, Philippe poussa un soupir. Son visage semblait avoir repris des couleurs et il respirait à nouveau normalement.

— Merci mademoiselle, lâcha-t-il, soulagé.

— Il n’y a pas de mal, se contenta-t-elle de répondre.

Elle détourna le regard de sa personne et reprit son affaire. L’homme l’observa et s’approcha, curieux.

— Que cherchez-vous ici ?

— Je cherche à me renseigner sur ce fameux loup, je voudrais savoir s’il existe des noréens portant ce totem afin de savoir s’il s’agit de l’un des nôtres, répondit-elle tout en continuant d’explorer les ouvrages.

— J’ai bien peur que vous ne trouviez rien de bien intéressant ici, mademoiselle, l’avertit-il.

Ambre parut stupéfaite par son aplomb.

— Pourquoi donc ?

Il était à présent juste à côté d’elle et, comme presque tous les aranéens de l’île, la dépassait de plusieurs centimètres. Il la regarda avec bienveillance.

— Sachez que nous nous sommes déjà renseignés là-dessus il y a plusieurs semaines, avoua-t-il.

— Qu’avez-vous trouvé ?

— Rien, justement. Les deux registres contenant les informations sur les noréens nés entre les années 260 et 300 ont disparu. Seuls restent les plus anciens.

— Comment ça ?

— Malheureusement je n’en sais rien, mais cela fait plusieurs années qu’ils ont été dérobés ou détruits. Nous avons voulu les consulter la dernière fois et madame Gènevoise à l’entrée nous a avertis de leur vol.

— Mais quand et par qui ?

— Hélas ! Si l’on savait. Quoiqu’il en soit, si c’est cela que vous cherchiez, il n’existe que trois personnes sur cette partie du territoire, potentiellement vivantes possédant un tel totem dans cette tranche d’âge. Il s’agit d’un garçon du nom de Hans âgé de onze ans, d’un autre du nom d’Hector, âgé de vingt ans et de madame Judith von Tassle, âgée de quarante-quatre ans. Et si vous voulez le savoir, sachez que le second est porté disparu depuis près de deux ans et la dernière depuis un an.

Ambre eut un mouvement de recul.

— C’est étrange ! marmonna-t-elle, troublée.

— Comme vous dites, du coup nous orientons nos recherches de manière différente. La Bête nous paraît être un noréen et nos choix de suspicion se portent sur madame Judith von Tassle, la femme disparue de monsieur le Baron ainsi que sur le jeune Hector.

— Ne pensez-vous pas qu’il pourrait exister deux loups ? L’un noréen et l’autre parfaitement ordinaire ?

— Non, je ne pense pas ou du moins rien ne semble prouver l’existence d’un deuxième loup. Les empreintes de pattes et la fourrure prélevées sur place trahissent l’appartenance d’un seul et même loup. Après, je reconnais que le spécimen est plutôt imposant, d’où le fait qu’il s’agisse, selon nous, d’un noréen avec une transformation bien particulière. Même si les journaux ont tendance à bien noircir la créature afin de faire vendre leur torchon plus facilement.

— Mais pourquoi un loup s’attaquerait-il aux enfants noréens ? C’est insensé vous ne trouvez pas ?

— Vous paraissez prendre très à cœur cette enquête. Si je puis me permettre, un de vos proches compte-t-il parmi les disparus ? Ou bien avez-vous quelques informations inédites sur le sujet que vous souhaitiez approfondir ?

— Ni l’un ni l’autre monsieur, mentit-elle avec aplomb.

— C’est fort dommage ! Après, si vous voulez mon avis, je doute que cette histoire d’enlèvement et de loup soit corrélée.

— Vous enquêtez aussi sur ces enlèvements d’enfants ?

— Non, mademoiselle, nous concentrons notre recherche sur le loup uniquement, il n’est pas de notre ressort de nous préoccuper des enfants noréens enlevés. Seuls Charles et Enguerrand semblent s’intéresser de près à cette affaire ; c’en est devenu une véritable obsession chez eux. Mais en ce qui concerne le loup, je doute fort que l’animal soit l’enleveur de ces enfants. Il se contenterait de les manger sur place comme il le fait déjà si bien avec le bétail et le gibier. Pourquoi traiterait-il les humains autrement ? Ce serait incongru. Le seul cas avéré de l’attaque de la Bête serait celui du fils du Marquis de Malherbes, où là aucun doute n’est possible, le loup s’est jeté sur lui et l’a abattu sur le champ afin de le dévorer en partie, laissant le reste aux corbeaux et aux charognards.

— Dans ce cas, qui enlèverait les enfants selon vous ?

— Nous ne savons pas vraiment, très certainement les mêmes personnes qui s’amusent à dérober des registres afin de se renseigner sur les potentiels enfants à enlever.

Elle fut parcourue d’un frisson. Les paroles de Philippe, aussi impitoyables soient-elles, trahissaient une pointe d’inquiétude et surtout, révélaient d’une certaine vérité. Ils restèrent silencieux un instant, réfléchissant à la discussion qu’ils venaient d’entretenir, tentant de remettre de l’ordre dans leurs idées. Puis l’homme regarda sa montre et, après avoir à nouveau averti la jeune femme de garder le secret sur sa liaison, la remercia grandement et partit. Ambre, quant à elle, demeura troublée par ces révélations.

Qui pourrait avoir volé les registres en toute discrétion et pour quelle raison ? Et surtout pourquoi enlever des enfants ? Quel humain serait assez mauvais pour faire ça ? Le Baron ? Judith se serait transformée, car elle en savait trop ? Et puis, au vu de son statut, il peut avoir accès à tout !

Puis, en y réfléchissant plus sérieusement, elle se ravisa.

Non, c’est stupide, pourquoi ferait-il ça ? Je déteste cet homme, certes, mais ça me paraît trop brutal de l’accuser de tous les torts, surtout pour une affaire aussi grave. D’autant qu’un enlèvement a été déploré lors de la soirée chez le Duc et il était présent…

***

Un soir en semaine, alors qu’elle était en train de dîner, quelqu’un toqua à la porte. Ambre ouvrit et, en reconnaissant Enguerrand, s’écarta pour le laisser entrer.

— Comment allez-vous ma chère ? Je me suis beaucoup inquiété à votre sujet ! J’ai bien cru qu’il vous était arrivé malheur. Norden n’est vraiment plus sûre en ce moment. Plusieurs enlèvements d’enfants ont été signalés, ce qui porte le chiffre à douze.

Elle lui raconta son histoire ne mentionnant aucun élément concernant Adèle ni n’osa lui parler des documents qu’elle avait lus chez lui ni révéler une quelconque information sur la louve. Pour conclure, elle l’avertit ne plus vouloir être son cobaye dorénavant ; jugeant en savoir assez sur son propre cas. De plus, elle lui en voulait de son indiscrétion lors de la fête de l’Alliance. Cependant, elle lui proposa de la voir de manière strictement formelle et amicale. Après tout, elle avait besoin d’une personne à qui parler, sur qui défouler ses nerfs et cracher son venin. D’autant qu’elle pourrait insidieusement soutirer des informations concernant l’enquête qu’il menait avec Charles.

Le scientifique accepta avec joie, désirant se faire pardonner et regagner un peu de confiance à ses yeux.

En ce laps de temps, Meredith lui avait rendu visite plusieurs fois. Elle s’inquiétait pour elle et voulait lui venir en aide par « solidarité féminine » comme elle aimait le dire. Les deux femmes passaient des soirées entières au cottage et conversaient parfois jusque tard dans la nuit.

En effet, la petite duchesse voyait de moins en moins Charles et ne comprenait pas pourquoi celui-ci semblait s’éloigner d’elle sans aucune raison. Du jour au lendemain, l’homme était devenu froid et n’était visiblement plus enclin à lui parler. Elle redoutait qu’il puisse aimer quelqu’un d’autre et cette idée la perturbait. Ou pire, elle en vint à penser que son père ne voulait plus célébrer sa future union avec lui. Submergée par le chagrin, elle fondait souvent en larmes dans les bras de son amie.

Accablées par des affres communes, la complicité des deux femmes était devenue puissante, presque sororale. Ainsi pouvaient-elles cracher sans filtre sur le dos de ces hommes qui les malmenaient.

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