Norden

NORDEN – Chapitre 26

Chapitre 26 – Les deux amants

L’hiver venait de s’installer, le givre et le brouillard régnaient en cette période où seuls les corbeaux osaient risquer un bec dehors, à la recherche de carcasses pour assouvir leur appétit carnassier. En proie à leur défoliation saisonnière, les arbres exposaient leur tronc à vif contre les vents glacials qui balayaient l’île du matin au soir.

Au fil des jours, Ambre avait appris à mieux gérer ses émotions. Elle était désormais exécrable envers tout le monde, y compris sa cadette qu’elle rechignait à voir. Ce comportement bouleversa l’enfant qui ne parvenait pas à comprendre la froideur qu’éprouvait sa sœur à son égard et la distance qu’elle imposait entre elles. Pour ne pas la faire souffrir, sa garde fut momentanément confiée aux parents de Ferdinand. De ce fait, elle avait envoyé une lettre à Anselme afin qu’il l’aide à subvenir financièrement aux besoins de sa demi-sœur.

Quelques jours après cela, la jeune femme apprit par son patron que le Baron payait grassement le couple pour ce service. Elle ne savait pas si elle devait se réjouir de cette nouvelle. D’un côté, elle était rassurée que sa Mouette passe l’intégralité de son temps à Varden, préservée de la menace du loup avec une famille aimante pour veiller à son bien-être. De l’autre, le Baron avait la mainmise sur la petite et par conséquent sur elle.

Un matin de fin décembre Ambre se réveilla et partit en direction de la cuisine afin de se préparer un thé. Sa santé avait repris en vigueur, les sentiments de rage et de tristesse qui la rongeaient tantôt s’étaient estompés. Elle prit une cigarette et la porta à ses lèvres, la dégustant avec plaisir tandis qu’elle lisait Le Naturae Librae Noréeden, un livre sur la faune de Norden emprunté à la bibliothèque.

Elle ne lisait plus par divertissement mais pour se renseigner sur les comportements animaliers ainsi que sur les transformations noréennes, espérant trouver des indices au sujet de la louve. Pour approfondir, elle avait pris l’habitude de lire les journaux quotidiennement.

Alors qu’elle terminait sa page, elle fut sortie de sa lecture par un bruit de sabots qui résonnait non loin et semblait se rapprocher. Elle passa la tête par la fenêtre et écarquilla les yeux en apercevant Anselme sur Balthazar accourir au grand galop. Arrivé près de l’écurie, le cavalier descendit de son cheval. En deux mois de séparation, son physique avait perdu en volume et son teint blême rehaussait l’éclat rougi de ses yeux cernés de sillons noirs. Il avança péniblement vers elle, pantelant.

— Bonjour Ambre, dit-il sans aucun entrain.

— Que me veux-tu ? lança-t-elle d’une voix cinglante.

Elle croisa les bras, un rictus sur les lèvres. Il s’arrêta, surpris par son ton menaçant.

— Je voulais te voir, savoir comment tu allais, c’est tout.

— C’est tout ? Tu viens jusqu’ici, désobéissant à ton père, uniquement pour me demander comment je vais ?

Elle planta ses iris ambrés dans ceux du jeune homme.

— Eh bien ! Comme tu peux le voir, je suis toujours vivante ! Que ça plaise à ton père ou non !

Il grimaça, prêt à fondre en larmes. Il avança timidement de quelques pas, s’arrêta juste devant elle puis baissa la tête en guise de soumission. Son cœur se serra et ses membres tressaillirent à la vue de son annulaire dépourvu d’alliance. Alors qu’il avançait une main pour aller cueillir la sienne, elle la repoussa aussitôt.

— Ambre, murmura-t-il d’une voix étranglée, je suis terriblement désolé, si tu savais ! Je m’en veux tellement !

Une larme roula sur sa joue. Elle lui saisit le poignet et l’emmena à l’intérieur afin qu’il retrouve ses esprits. Dans la cuisine, elle le fit asseoir sur une chaise tandis qu’elle s’appuya sur l’évier, face à lui, totalement impassible devant son lâcher-prise.

— Mon Ambre, parvint-il à articuler en gémissant, je sais qu’un homme ne devrait pas se montrer aussi faible. Pourtant, je n’ai jamais été aussi malheureux qu’en cet instant. Si tu savais à quel point tu me manques et ô combien notre séparation et ton absence m’ont brisé le cœur. Je suis rongé de l’intérieur et je m’en veux terriblement de ma lâcheté !

Sa voix s’étrangla. D’une main tremblante, il sortit un mouchoir de sa poche et étouffa une toux.

— Ta présence à mes côtés avait donné un sens à mon existence. Tu étais ma seule amie, la seule et unique femme que je n’ai jamais désirée… Je t’ai déjà dit adieu plusieurs fois, mais celui-ci m’anéantit au plus haut point. Je me rends compte au fil des jours que ton absence m’est insupportable, que tu fais partie de ma vie, partie de moi.

Incapable de poursuivre, il se pinça les lèvres et renifla. Ces aveux ébranlèrent la jeune femme qui, ne parvenant à canaliser son émoi, hoqueta. Elle eut l’impression soudaine de se noyer tant l’air peinait à rentrer dans ses poumons compressés. Voyant enfin une réaction de sa part, Anselme se leva et se rua vers elle l’étreignant ardemment, la tête nichée contre sa nuque.

— Mon Ambre ! Si tu savais comme je m’en veux de ne pas avoir tenu tête au Baron, de t’avoir laissé subir ses horribles sermons. Je t’ai fuie et abandonnée alors que tu cherchais désespérément mon soutien. Je suis un sombre crétin, ma couardise me rend pitoyable ! Je m’en excuse sincèrement, mon comportement est plus qu’impardonnable !

Il desserra son étreinte et la contempla. Le visage livide et les yeux striés de veines carmines, une larme perlait sur son visage qu’il essuya d’un revers du pouce. Lentement, il s’avança et effleura sa bouche pour y déposer un baiser. La jeune femme entrouvrit les lèvres et le doux baiser se mua peu à peu en un échange passionnel. Ce baiser venait de sceller leur union. Il signifiait à lui seul plus que n’importe quel mot, effaçant en une fraction de seconde toutes ces dernières semaines remplies de tourments.

Après cet échange enflammé, il desserra son étreinte, posa son front contre le sien et murmura :

— Je ne veux plus jamais te perdre ! Rien ne nous séparera plus. Je t’en fais la promesse.

***

Trois semaines s’écoulèrent. Ambre retrouvait un goût à la vie et commençait à connaître un nouvel équilibre. Anselme avait tenu sa promesse et venait la voir régulièrement la nuit, en cachette, désobéissant délibérément à son père. Il prenait d’ailleurs grand soin de ne pas trop côtoyer ce dernier afin qu’il ne remarque ni son simulacre ni ses escapades nocturnes.

La fin de semaine, il lui mentait éhontément, lui faisant croire qu’il allait passer la journée entière en compagnie de sa demi-sœur afin de nouer des liens fraternels. Ce qui était vrai d’une certaine façon, puisqu’il l’emmenait avec lui les samedis, en toute discrétion.

La petite, ravie, tint parole et promit de tenir sa langue. Ainsi, ils passaient leur samedi à profiter tous les trois des plaisirs simples que la vie pouvait leur offrir. Ils allaient à la plage, près du vieux phare, laissant parfois Adèle jouer avec Japs une heure ou deux pendant que les deux amants s’éclipsaient discrètement afin de partager un moment d’intimité. À leur retour, à moitié débraillés et les cheveux ébouriffés, ils étaient pris de fou rire car l’enfant affichait chaque fois une drôle d’expression.

En semaine, les deux tourtereaux passaient des nuits entières au cottage. Le garçon regagnait le manoir aux aurores, intimant à Maxime, son domestique complice, de lui ouvrir les grilles en toute discrétion. Les amants restaient allongés au coin du feu, se laissant bercer par la chaleur des flammes et de leurs étreintes. Le brasier de la cheminée était ardent, une belle lueur rougeâtre baignait la pièce du matin au soir et consumait le bois avec avidité.

Le corps de la jeune femme, à demi-dénudé, se dessinait nettement sous cette chatoyante clarté. Anselme restait des heures à la contempler ainsi, l’air rêveur, un sourire béat dessiné sur son visage. Ambre finissait souvent assise sur ses genoux, vêtue d’une fine chemisette liliale, les cheveux dénoués ondulants le long de son corps. Bercés par la découverte des plaisirs charnels, ils s’échangeaient maints baisers et gâteries.

Leur amour interdit décuplait leurs ardeurs. Elle avait d’ailleurs remis l’anneau en ces moments de retrouvailles. Personne en dehors de sa chère amie Meredith, Maxime et Adèle n’était mis au fait de leur relation. C’était une liaison cachée. Cependant, l’un comme l’autre savait que cette situation ne serait pas viable sur le long terme mais ils n’en avaient cure et préféraient profiter de chaque jour qui passait à leur portée, ne pensant jamais au lendemain.

***

Le ciel était découvert et la forêt étrangement calme. De la neige maculait le sol jonché de feuilles mortes, cristallisées dans la glace. Assis sur le destrier, les deux amants avançaient au pas. La jeune femme tenait une corde où, à l’autre bout de celle-ci, Ernest suivait le pas. Ils se rendaient à Meriden afin de l’y déposer auprès de la vieille Ortenga.

C’était là-bas qu’elle et son père l’avaient rencontré, il y a de cela près de six ans. À l’époque, ils étaient partis cueillir des pommes avec Adèle, encore bébé, qu’Ambre portait en écharpe. Le Shetland les avait croisés et les avait suivis toute la journée comme un chien, les raccompagnant même jusqu’à leur cottage sans plus jamais les quitter. À présent, le poney dépérissait, frustré que personne ne s’occupe plus de lui. Il ronchonnait à longueur de journée, ne mangeant presque plus. À Meriden, au moins, il serait libre et en compagnie de ses semblables noréens.

La vieille cité abandonnée se dessinait devant eux. Ils laissèrent Balthazar à l’entrée et pénétrèrent dans l’enceinte, Ernest sur les talons. Les oreilles dirigées vers l’avant, l’équidé marchait avec entrain. En cette saison morte, les bâtisses se couvraient d’un tapis de neige.

Bien que froid et austère, le paysage laissait transparaître une atmosphère accueillante, accentuée par la splendide frimousse d’un écureuil. Le rongeur trônait en haut d’une cheminée et les observa un temps avant de poursuivre sa route, sautant de toit en toit avec agilité. Sa toison rousse se détachait nettement, créant une jolie tache de couleur dans cette nature ternie.

Anselme prit Ambre par le bras et pointa du doigt une masure où un petit nuage de fumée s’échappait de l’évent. En se rapprochant, la jeune femme remarqua qu’il s’agissait de la maison d’Ortenga. Comme si elle avait eu vent de leur venue, la vieille dame les attendait devant sa porte, l’écureuil lové entre ses bras.

Les deux amants la dévisagèrent avec intérêt ; la vieille noréenne portait un énorme manteau en peau d’ours qui enveloppait l’ensemble de son corps. Comme la fois précédente, un tissu à frange dissimulait le haut de son visage dont seul le halo bleu de ses yeux perçants luisait.

— Bien le bonjour mes enfants, leur dit-elle posément, que me vaut l’honneur de votre visite ?

À sa vue, le poney tira sur la corde et trottina gaiement en sa direction. Ortenga se baissa, prit sa tête entre ses mains et l’embrassa sur le chanfrein.

— Bonjour madame, dit Ambre poliment, j’ai un poney que j’ai récupéré ici, jadis. Malheureusement, je n’ai plus le temps ni l’argent pour m’occuper de lui. C’est donc, à contrecœur que je dois m’en séparer. Je ne peux supporter de le voir aussi triste. Serait-il possible de vous le confier ?

La vieille noréenne ne répondit rien et la regarda intensément. Puis, elle porta son attention sur le poney qui frottait vigoureusement sa tête contre ses jambes.

— Je vois que vos paroles sont sincères et il est bien évident que je vais prendre cet animal sous mon aile. Je le connais très bien, il vivait effectivement ici avant qu’il ne décide de vous suivre.

Soulagée par ces propos, Ambre ne sut quoi répondre et acquiesça. Elle sentit une pression contre son bras, en jetant une œillade à son fiancé, elle nota qu’il commençait à grelotter. La neige environnante rendait son visage anormalement éburné et ses lèvres arboraient une teinte bleutée. Le froid ambiant ravivait la blessure de sa jambe et il peinait à masquer sa douleur tant elle était lancinante.

— Vous avez l’air d’avoir froid et de vous sentir mal, jeune homme, déclara la vieille dame, puis-je vous proposer d’entrer chez moi afin de vous réchauffer au coin du feu ? J’ai un peu de soupe chaude à vous offrir également.

Les deux amants s’échangèrent un sourire entendu puis entrèrent à la suite de leur hôtesse. L’air intérieur était à peine plus chaud qu’au-dehors. Néanmoins, le feu incandescent qui crépitait dans le foyer avait le mérite d’être réconfortant et de les réchauffer lorsqu’ils s’installèrent à proximité. Une marmite était suspendue à la crémaillère, exhalant une agréable senteur de légumes bouillis.

Brusquement, le garçon posa sa canne et s’affala sur le sol glacé recouvert d’un maillage de jonc, le dos appuyé contre le muret et la jambe tendue. La jeune femme fut stupéfaite par ce malaise. Elle se baissa et se serra contre lui tandis que la vieille dame étendit sur leurs cuisses une épaisse peau de loup tannée. Elle sortit ensuite deux gobelets qu’elle remplit de soupe et le tendit à ses hôtes qui avalèrent goulûment ce potage à base de choux et de navets.

Le contact de leurs doigts engourdis contre les parois de la tasse était relaxant, ils se sentaient revigorés. Ortenga s’assit à son tour et caressa l’écureuil qui s’amusait et s’agitait entre ses vêtements.

En la voyant faire, Ambre songea à Pantoufle.

— Connaissez-vous les coutumes noréennes, madame ?

— Que désirez-vous me demander jeune fille ? s’enquit-elle en lui adressant un sourire.

— Je souhaiterais savoir… comment être sûr qu’un animal est bien d’origine noréenne et surtout comment savoir s’il fait partie de notre famille ou de notre entourage ?

— Vous avez des doutes quant à l’origine de certains de vos animaux ?

— En effet ! Tout d’abord, je trouve le comportement d’Ernest étrange, je veux dire, il ne se comporte pas comme un poney normal. On dirait qu’il a une vraie personnalité, surtout lorsqu’il est auprès d’Adèle.

Elle gloussa et posa son gobelet vide sur le rebord de la cheminée.

— Et pour ma part, j’ai mon chat Pantoufle qui lui aussi me semble un peu trop humain dans ses réactions. J’ai vraiment l’impression qu’il communique avec moi…

— Mais ? rétorqua son interlocutrice, le sourire en coin.

— Mais l’ennui c’est que je ne sais absolument pas de qui il pourrait s’agir. Pourtant ma petite sœur est formelle, elle me dit que les animaux lui ont parlé et qu’apparemment Ernest serait notre oncle et Pantoufle son fils. Mais s’il s’agit bien de notre oncle, je suis absolument sûre et certaine qu’il n’a jamais eu d’enfant. Il a disparu il y a fort longtemps en mer alors qu’il était encore jeune. Son totem était un cheval, mais c’est un totem très répandu. Et maman ma toujours dit qu’elle était fille unique, orpheline en plus, élevée par son oncle et sa tante à Varden, que je n’ai jamais connus. Je doute qu’il s’agisse d’eux.

Elle se mordit les lèvres, plongée dans ses réflexions :

— Je ne sais pas si Adèle me dit ça parce qu’elle a énormément d’imagination ou si c’est juste pour se rassurer.

Le visage de la dame devint grave. Elle cessa de jouer avec l’écureuil et joignit ses mains devant elle.

— Pourquoi doutez-vous des paroles de votre sœur ? Ne la croyez-vous pas sincère lorsqu’elle vous les raconte ?

Stupéfiée par ses propos, Ambre se retrouva pantoise et jeta un œil en direction d’Anselme qui paraissait tout autant interdit, se contentant de hausser les épaules.

Voyant leur embarras, Ortenga poursuivit :

— Mes enfants, il y a tellement de choses que vous ne comprenez pas encore et que vous ne comprendrez jamais, car tout ce qui se déroule sur Norden nous dépasse.

— Que voulez-vous dire par là ? s’enquit le garçon qui parvint enfin à décrocher un son.

— Norden est une île particulière, aux habitants spéciaux, pour les noréens j’entends. Nous sommes les maillons d’un seul et même ensemble, les descendants d’une unique entité âgée de bien des siècles et qui, aujourd’hui encore, veille sur nous. La force des noréens ne réside pas seulement dans leur capacité à pouvoir se transformer. Non, notre force est dans l’union ! Le lien qui nous unit tous, qu’il soit d’ordre fraternel, familial, marital, clanique ou purement amical. C’est pour cela que notre peuple est pacifique de nature. Perdez foi en vos pairs et en vos valeurs et c’est vous qui vous perdrez.

Ambre eut un rire nerveux et croisa les bras.

— Pour la grande majorité d’entre nous, vous voulez dire, madame ! Car je doute fort que ma mère puisse être considérée comme une femme douce et aimante au vu des atrocités qu’elle a commises et qui se répercutent encore aujourd’hui sur ma sœur et moi. D’autant que…

Ortenga leva la main pour l’interrompre.

— Jeune fille, je vois bien que vous ressentez une profonde aversion pour votre mère, de la haine même. Mais vous est-il déjà arrivé de vous demander ce qui avait bien pu la pousser à en arriver là ? Qu’importe ce qu’elle ait pu commettre… vous êtes-vous ne serait-ce qu’une fois mise à vous questionner sur le pourquoi de ses actes ? Ses motivations, ce qu’elle aurait pu subir ?

Courroucée d’être rudoyée, Ambre se leva, la colère commençait à germer et à se répandre en son sein tel un venin.

— Madame, sachez que jamais je ne pardonnerai à ma mère ce qu’elle nous a fait subir à ma sœur et moi-même ! Ni même à Anselme ou encore à son père ! J’ai beaucoup trop souffert pour cela, il n’y a rien d’excusable dans son action, tout aussi désespérée soit-elle ! Elle aurait mieux fait de se donner la mort plutôt que de prendre la vie d’un autre, notre vie aurait été tellement plus simple !

Face à de tels propos enfiellés, le visage de la vieille noréenne se décomposa. Un rictus prit possession de ses lèvres tandis qu’elle peinait à maîtriser ses tremblements.

— Calmez-vous jeune fille, s’il vous plaît ! Ne vous laissez pas emporter par votre colère. Il n’y a rien de bon à se laisser submerger par des émotions si néfastes.

— Vos paroles sont sages madame, à vous entendre j’ai l’impression de côtoyer une Shaman ! Je n’ai jamais pu parler avec celle de Meriden, mais c’est l’idée que je me fais de ces êtres supérieurs.

— Ils ne vous sont pas supérieurs, jeune fille, juste à peine plus chastes que les autres et surtout beaucoup plus à l’écoute du monde qui les entoure !

À ces paroles prononcées si sereinement, Ambre parvint à regagner son sang-froid et se rassit.

— Vous avez connu celle de Meriden ? demanda Anselme avec intérêt.

— En effet, je l’ai côtoyée toute ma vie avant qu’elle ne disparaisse il y a six ans de cela.

— Comment était-elle ? Était-elle aussi sage que tout le monde semblait le dire ? Et pourquoi a-t-elle disparu ?

— Disons qu’elle en a eu assez de son existence. C’était une femme torturée que la vie avait mise à rude épreuve de bien des façons. Elle ne supportait plus ce qu’elle était devenue et a décidé de renier son existence et son titre de Shaman. C’est vous dire que même les plus sages d’entre nous peuvent baisser les bras et perdre pied.

— Que lui est-il arrivé ? Vous dites qu’elle est partie il y a six ans pourtant, jamais avec mon père nous n’avions pu la voir pour faire baptiser Adèle, cela fera sept ans en janvier.

— C’est juste, Medreva ne supportait plus le poids de ses actions qui allait à l’encontre de ses convictions personnelles. Elle ne parvenait plus à assumer son rôle de Shaman et ses obligations. Elle a d’abord renié ses fonctions puis en parla à Alfadir qui lui ôta son titre, terriblement déçu de son choix et de l’avoir abandonné.

— Vous avez déjà rencontré Alfadir ? À quoi ressemble-t-il ? s’enquit le garçon, les yeux brillants.

— Ça mes enfants, je ne vous le dirais pas. Vous aurez l’opportunité de le rencontrer plus tard, au cours de votre vie, soyez-en certains. Alfadir veille sur Norden et même si ses actions sont toujours très loin d’être comprises et souvent plus que discutables, il n’en reste pas moins le plus farouche et fervent défenseur de l’île.

— Dans ce cas. Pourquoi ne s’inquiète-t-il pas des enfants noréens enlevés sur notre territoire ? réfléchit Ambre. Les aranoréens ne comptent plus pour lui désormais ?

Un long silence s’installa où seul les flammes présentes dans le foyer crépitaient.

Le soir venu, les deux amants rentrèrent au cottage sans qu’aucun d’eux ne puisse parler, troublés par ces révélations. Dès qu’ils furent chez elle, Ambre se changea puis s’allongea sur le lit, caressant la chevelure noire de jais de son amant. Étendu sur le matelas, la tête posée sur le bas-ventre de sa fiancée, Anselme triturait son médaillon.

— Dis-moi, ma chère. Crois-tu que nous serions plus heureux si nous décidions de nous transformer ? Après tout, nous n’aurions plus aucun compte à rendre à personne et pourrons ainsi vivre librement sur Norden. D’autant que ni toi ni moi ne possédons d’animal menaçant ou qui puisse être chassé.

Ambre baissa la tête et plongea son regard dans le sien.

— Tu parles sérieusement ? Ma foi, je dois t’avouer que cette idée m’a très souvent traversé l’esprit, surtout ces derniers mois. D’autant qu’il me reste moins d’un an avant que je ne puisse me métamorphoser.

— Dans ce cas, serais-tu prête à partager cette expérience avec moi, une fois le moment venu ? Comme l’ont fait beaucoup de nos ancêtres. Alfadir nous a accordé ce don, il serait dommage de ne pas pouvoir l’utiliser alors que nous ne sommes voués qu’à une existence misérable en tant qu’humains. Nous pourrons être ensemble à jamais : toi en tant que chatte et moi en tant que corbeau. Je ne sais pas si tous nos souvenirs seront effacés, mais j’ai bon espoir que ce ne sera pas le cas.

— Ce serait avec grand plaisir Anselme, murmura-t-elle, l’ennui est que je ne peux pas !

— Pourquoi donc ?

Elle soupira, les yeux larmoyants.

— Je ne peux pas me permettre d’abandonner Adèle ! De la laisser seule ici pendant que je vivrai égoïstement ma vie. Elle a déjà tant souffert de la disparition de nos parents. Toi et moi sommes la seule famille qu’il lui reste. Ce serait terriblement injuste et cruel de lui faire ça !

Il se redressa et posa une main tendre sur sa joue.

— Ambre, tu as déjà bien assez fait pour elle. De toute ta vie tu n’as jamais vécu pleinement pour toi. Tu as toujours dû t’occuper des autres et comme tu as pu le remarquer, cela ne t’a jamais apporté que du malheur et des tourments. Je sais que c’est une décision difficile et qui mérite réflexion, mais tu as encore du temps avant de te décider. Je te demande juste d’y réfléchir. Certes, Adèle n’aura pas encore tout à fait huit ans, mais tu ne pourras pas la laisser vivre toute la vie accrochée à toi ! Il y aura bien un moment où elle prendra son envol et décidera elle-même de son destin.

Elle demeurait muette et écoutait ces paroles, le regard perdu dans le vide.

— Et puis, sache que si jamais tu veux encore patienter plusieurs années afin d’être sûre qu’elle puisse encaisser cette décision, je ne m’en formaliserai pas. Je sais être patient quand le jeu en vaut la chandelle et je t’ai déjà tellement attendue que je peux encore patienter quelques années de plus. Surtout si c’est pour passer le reste de mon existence avec la femme que j’aime !

Un sourire s’esquissa sur les lèvres de la jeune femme. Anselme l’embrassa puis se leva ; il commençait à se faire tard et il devait regagner le manoir avant que son absence ne devienne douteuse. Il se rhabilla, prit la direction de la sortie et passa le pas de la porte, accompagné de sa dulcinée qui, restée en simple nuisette, grelottait de froid. L’air était glacial, mordant, mais elle tenait plus que tout à lui dire au revoir.

Après lui avoir accordé un dernier baiser, le garçon monta en selle et partit au galop rejoindre sa demeure, sous l’œil attentif d’un cavalier qui les observait au loin, tapis dans la brume, les poings serrés et la mâchoire crispée.

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