Chapitre 5 – La vieille cité noréenne
Le soleil atteignait son zénith lorsqu’Ambre décida d’interrompre sa cueillette, jugeant son panier suffisamment garni de fruits charnus. Elle descendit de son perchoir, rangea les outils dans la remise et partit nettoyer ses mains terreuses dans l’onde fraîche du ruisseau, protégée par une allée d’arbres et la vieille charpente en bois du lavoir attenant. Des mèches collaient à ses tempes emperlées de sueur et épousaient les contours de sa nuque en des arabesques effilées. Pour pallier la chaleur, elle avait ôté son pull et retroussé les manches de sa chemise jusqu’aux coudes, dévoilant ses avant-bras constellés de taches de son, bien mises en évidence sur le tissu sapin strié de lignes ocres et cuivres. Elle avait également déboutonné son col, laissant entrevoir la naissance de sa poitrine aussi généreusement léopardée que ses membres.
Bien que les taches témoignent d’un héritage hrafn, jamais Ambre n’avait rencontré de noréen voilé d’une peau plus marbrée que la sienne, et ce sur l’entièreté du corps. La plupart n’en possédaient que sur la région du torse et de l’abdomen. De formes variées, souvent oblongues aux contours irréguliers et étendues sur plusieurs centimètres — crèmes, vanilles, cannelles ou café — elles n’excédaient généralement pas les épaules ou la mi-cuisse. Naturellement, certains en présentaient sur le visage ou les mains mais ces caractéristiques étaient peu communes. De plus, en dehors des extrémités, les taches dorsales et ventrales de la jeune femme avaient l’étonnante particularité de s’agencer à la manière d’un pelage de panthère.
L’animal n’avait jamais foulé l’île mais Ambre avait eu le loisir d’en observer un dessin coloré dans un des livres empruntés à la bibliothèque, le Magna Natura, une encyclopédie inventoriant la faune et la flore existantes dans chaque recoin du monde. Provenant de Pandreden, de l’empire de Charité plus exactement, comme bon nombre des panthérinés, elle avait trouvé ce félin sauvage fort majestueux, bien plus que le chat viverrin de son totem qui, à l’inverse du docte félidé, était assez répandu dans les zones marécageuses et lacustres de Norden.
Quant à Adèle, la chose était plus troublante encore. Car son albinisme se révélait unique, du moins actuellement sur cette partie du territoire. Rares avaient été les mentions de cette singularité dans les archives locales, et ce depuis les trois siècles que l’administration aranéenne répertoriait chaque citoyen dans les registres d’état civil. Loin d’être sujets aux moqueries, ces êtres à la peau lunaire étaient aux contraires appréciés, voire admirés, par certains noréens qui voyaient en eux la bénédiction du Aràn Harphang. Toutefois, ils suscitaient la méfiance des aranéens du lignage, eux pour qui la moindre éphélide était un signe d’infamie trahissant une défaillance génétique.
Adèle imita son aînée. Une fois ses mains lavées, elle but le liquide cristallin et s’aspergea la nuque. Pour se rafraîchir davantage, elle ôta ses souliers ainsi que ses chaussettes puis, le bas de son vêtement retroussé jusqu’aux genoux, s’assit sur la pierre froide et humide nichée au bord du lavoir. Elle trempa ses pieds dans le cours d’eau et barbota. Des dizaines de poissons curieux se rapprochèrent et commencèrent à happer la peau morte de ses orteils. Les chatouillements la firent rire et ses éclats de voix fusèrent à travers la cité où nul habitant, après plus de deux heures de récolte, n’avait été aperçu.
À l’abri et le ventre rongé par les stigmates de la faim, les deux sœurs déjeunèrent leur sandwich. Durant le trajet, le pain s’était ramolli et le fromage de chèvre, agressé par la chaleur, excitait les papilles, accentué par le goût piquant du radis noir. Elles mangèrent en silence, profitant du sempiternel gargouillement paisible de l’onde mouvante caressée par les reflets scintillants de l’astre diurne. Perché sur la branche d’un cerisier en fleur, un rouge-gorge gazouillait. Le délicat froissement du vent dans les feuillages, le coassement des grenouilles et le chant des oiseaux les plongeaient dans un état proche de la torpeur. Ernest, quant à lui, broutait à l’ombre d’un saule pleureur, chassant de sa queue les mouches qui ne cessaient de l’importuner.
Alors qu’elles venaient d’achever leur repas, une voix rocailleuse au timbre féminin résonna derrière elles.
— Bonjour mesdemoiselles ! Bienvenues en cette belle cité.
Les deux sœurs se retournèrent de concert et virent une vieille dame debout devant l’entrée du lavoir. Elles se redressèrent vivement et esquissèrent le salut noréen — une main posée contre le torse, le pouce et l’index épousant la nervure des clavicules et la tête légèrement inclinée en avant. Ce geste fit sourire la riveraine dont les traits parcheminés et les iris aussi perçants que ceux d’Adèle n’étaient pas inconnus aux yeux des visiteuses qui avaient déjà eu le loisir de la croiser lors de leurs précédentes promenades à Meriden. Leur père, surtout, paraissait la connaître intimement et s’exilait en sa compagnie pour converser, laissant ses filles s’amuser de leur côté.
— Bonjour madame Ortenga ! répondit joyeusement Adèle. On vient de cueillir des pommes et elles sont si bonnes ! Vous voulez qu’on vous en donne ? On en a plein dans notre panier !
— C’est très gentil à toi mon enfant, mais je n’en ai pas besoin. Je ne suis certes plus si jeune mais j’arrive encore à me hisser dans les arbres pour les atteindre.
La prénommée Ortenga était une pure noréenne descendante de hrafn, native de la cité qu’elle n’avait apparemment jamais quittée depuis ses presque neufs décennies d’existence. Son visage ancestral, froissé de rides, arborait un teint hâlé par le travail en plein air et sa bouche aux lèvres fines présentait des rangées de dents jaunes dont quelques-unes manquaient à l’appel. Deux bandes de fard noir, signe antique de deuil, sillonnaient ses joues des pommettes jusqu’au menton. Sa chevelure cendrée ornementée de perles et de tresses plumées accentuait les contours osseux de son visage. Plutôt petite, voûtée par le poids des années et la stature maigre, elle conservait néanmoins une forme spectaculaire pour quelqu’un de sa condition. Ses yeux alertes, d’un limpide bleu céruléen, trahissaient un esprit encore bien aiguisé.
En guise de vêtement, elle portait une longue tunique marengo à la couleur délavée, cintrée à la taille par une ceinture de cuir et brodée d’entrelacs effilochés aux extrémités, les jambes masquées sous un ample pantalon grège maintes fois rapiécé. Une fourrure de vison bordait son col et le haut de ses bottes usées. En revanche, nul emblème ne décorait son plastron, là où une éventuelle broche ou fibule aurait pu s’y trouver. Aucun indice d’ailleurs ne divulguait son animal-totem.
— Vous devez être fatiguées après un si long voyage, nota calmement Ortenga, que diriez-vous de boire une tisane en ma compagnie ? J’ai mis de l’eau à bouillir et je viens de concocter une fournée de tartelettes fraîchement sorties du feu.
Les pupilles d’Adèle se dilatèrent à cette précision et elle mira sa sœur d’un regard suppliant. Cette mention l’avait conquise, elle salivait et trépignait sur place. Consciente que le trajet du retour serait tout aussi interminable et laborieux que l’allée, l’aînée opina du chef. Pour autant, elle ne désirait pas s’attarder plus que de raison, redoutant que la nuit ne les surprenne avant qu’elles n’aient pu atteindre leur logis.
— Parfait ! s’exclama l’ancienne en joignant ses mains tavelées. Suivez-moi dans ce…
Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase que, pris d’un coup de folie, Ernest hennit et trotta dans leur direction, ses sabots ferrés claquant avec vivacité sur le sentier. Arrivé devant la vieille femme, il frotta sa tête velue contre son ventre en poussant une série d’ébrouements. Cette dernière glissa une main dans sa crinière puis le gratta entre les oreilles. Les ardeurs du fanfaron redoublèrent.
Adèle gloussa devant le comportement du poney si similaire à celui d’un chien envers son maître. Après tout, Ernest provenait lui aussi de la cité sylvestre, il n’était pas impensable qu’il conserve dans son esprit des souvenirs de cette ancienne voisine.
Ces marques de tendresse affublées, le shetland repartit vagabonder. Les deux sœurs suivirent leur hôtesse. Elles longèrent une première allée de maisons délabrées puis bifurquèrent à un carrefour indiqué par une antique torchère rouillée. Quelques mètres plus loin, une bâtisse mieux conservée que les autres se dressait. Intégralement construite dans du bois noir, elle présentait une porte d’entrée flanquée de piliers encastrés, sculptés de runes. Des corbeaux peints en blanc égayaient la façade au milieu de laquelle un immense crâne de cerf trônait.
La vieille dame leur ouvrit et les invita à pénétrer en son humble demeure. Des strates de tapis troués aux couleurs et motifs fanés recouvraient le sol en terre battue. Le mobilier était sommaire mais encore en bon état d’usage malgré le bois vermoulu aux contours limés. Table, chaises, lit et armoire constituaient les seuls meubles de la maison. Nulle fioriture n’égayait l’intérieur, hormis une succession de cruches et de saladiers posés sur le manteau de la cheminée. À côté d’un massif évier en pierre brute, les étagères du garde-manger se couvraient de bocaux, de fioles et de bouquets de fleurs séchées. Tandis que des cagettes et paniers d’osier exhibaient des monticules de légumes récemment récoltés, triés en de jolis dégradés colorés. Les cultures étaient diversifiées. Il en allait de même pour les fruits et les simples.
Un feu brûlait dans la cheminée. Au pied de l’âtre, juste devant un amas de bûches, un chat tigré et un écureuil dormaient sur un coussin mité fourré de plumes, leurs corps souples lovés l’un contre l’autre pour ne former qu’une seule et unique entité.
— Regarde Ambre ! On dirait Pantoufle ! s’étonna la fillette en lui montrant le félin.
— Mouette ! Il y a des milliers de chats sur cette île qui ressemblent à Pantoufle ! railla l’aînée.
— Oui mais lui il a la même cicatrice sur l’oreille et il est tout maigre comme lui.
— Je veux bien le croire mais c’est impossible, jamais une si petite bête n’effectuerait un tel trajet, voyons ! La forêt est trop dangereuse. Un lynx ou un coyote n’en ferait qu’une bouchée.
Comme s’il savait qu’on parlait de lui, le chat ouvrit un œil céladon qu’il referma presque aussitôt. Il commença à ronronner et se pressa davantage contre l’écureuil endormi, tapotant le coussin du bout de la queue.
Ortenga les convia à s’asseoir autour de la table au centre de laquelle trônait une assiette d’argile foisonnante de tartelettes aux pommes. Les fruits caramélisés par les flammes exhalaient un fumet alléchant, dorlotés par une croûte dorée. La noréenne sortit trois godets d’étain et les plongea un à un dans la marmite suspendue dans le foyer. Puis elle ouvrit un bocal et prit une poignée d’herbes qu’elle répartit entre les tasses.
— C’est un mélange de tilleul, de menthe et de verveine citronnée, annonça-t-elle en leur tendant leur boisson à l’enivrante flagrance florale.
Sur invitation de leur hôtesse, Adèle s’empara d’une tartelette. Elle poussa un couinement en avalant la première bouchée de gâterie encore chaude et souffla dessus pour l’attiédir. Ambre renifla l’infusion et piocha une douceur, désireuse d’en goûter un échantillon avant que sa cadette ne se charge de tout dévorer. Assise auprès d’elles, Ortenga les regarda faire, un sourire mélancolique aux lèvres. Elle semblait réjouie de pouvoir partager un peu de compagnie après tant de mois de solitude.
Pendant un temps, personne ne parla. On profita du silence environnant pour savourer cette collation improvisée, rythmée par le crépitement du feu et le ronronnement du félin. De plus, Ambre ressentait une gêne notable griffée d’amertume. C’était la première qu’elle se trouvait seule en présence de cette noréenne dont elle ne connaissait rien hormis le nom. L’absence de son père en cet instant lui pesait cruellement.
Papa aurait certainement aimé être ici avec nous… Quand vas-tu enfin rentrer à la maison ? Ça va bientôt faire quatre mois que tu es parti. Tes voyages n’ont jamais été aussi longs !
— Vous vivez toute cheule ichi, madame ? demanda Adèle en pleine mastication, extirpant sa sœur de ses sinistres réflexions. On a jamais vu perchone ichi à part vous.
— En effet, mon enfant. Je suis la doyenne et l’unique résidente de la cité depuis que la shaman nous a quittées il y a trois ans et demi de cela. Meriden ma vue naître et sera mon tombeau une fois mon dernier souffle expiré.
Adèle avala sa bouchée et s’essuya les lèvres d’un revers de la main sous l’air réprobateur de son aînée.
— Et elle est partie où la shaman ?
Un silence ponctua sa question. Le regard de la riveraine s’assombrit et son sourire se dissipa.
— Hélas, personne ne le sait vraiment, mon enfant. Certains pensent qu’elle est morte, d’autres qu’elle a fui en territoire noréen rejoindre ses pairs pour renouer avec ses racines ou qu’elle a tout simplement choisi de se métamorphoser en hibou.
— Et personne depuis sa disparition n’a décidé de prendre sa succession ? s’enquit Ambre en fronçant les sourcils.
— Medreva n’a formé aucun apprenti car seuls de rares élus dotés de capacités sensorielles exceptionnelles peuvent prétendre s’exercer au shamanisme. Malheureusement, aucun descendant d’Halfadir en âge d’être formé n’a hérité d’un tel don à l’époque. Tout comme pour les Hani, le territoire aranoréen a lui aussi perdu sa dernière shaman…
— Cela ne poserait-il pas problème d’ignorer la nature de nos totems ? réfléchit l’aînée en songeant au loup et à son éventuelle origine noréenne. Pour des raisons de sécurité publique, on nous a toujours obligés à les afficher. Les enfants non révélés sont encore jeunes mais dans quinze ans, certains seront adultes et probablement dotés de grands fauves ou rapaces.
— Tes craintes sont légitimes mais sachez, mesdemoiselles, que de nombreux noréens ne prennent plus la peine de révéler leur totem, et ce depuis plusieurs décennies. Bien avant la disparition de Medreva, les habitants de la côte orientale avaient d’ores et déjà abandonné tout pèlerinage jusqu’à Meriden et la shaman était trop âgée pour effectuer une si longue traversée par ses propres moyens. N’oubliez pas également le nombre croissant de métissages. Beaucoup d’aranoréens méconnaissent leur ascendance noréenne. Il y a même, à ce jour, bien plus d’aranoréens sur le territoire que de noréens et d’aranéens confondus. Imaginez le nombre d’enfants à révéler chaque année. Même si elle avait été plus jeune et vigoureuse, Medreva n’aurait jamais pu se déplacer pour célébrer chaque naissance.
Elle soupira et contempla d’un œil tendre les deux animaux nichés au coin du feu, encore profondément assoupis.
— Et puis, rares sont les noréens et aranoréens à souhaiter se métamorphoser de nos jours. Nos conditions de vie se sont nettement améliorées depuis l’arrivée du peuple fédéré. Qu’importe les quelques désaccords ou dissensions entre nos deux peuples, les aranéens ont su s’implanter sur notre île. Ils y ont bâti un havre de paix, des villes prospères où les habitants y mangent à leur faim et jouissent d’un confort considérable moyennant la force de leurs bras ou leur intellect. Peu de nos semblables oseraient quitter ces privilèges pour une vie sauvage sous la forme de leur animal totem, avec la crainte de se voir capturé, domestiqué ou chassé pour être finalement dévoré.
Ambre eut un rictus à cette déclaration, se demandant comment une telle femme vivant recluse et en dehors de la société pouvait apprécier, voire même encenser, la venue de ces étrangers sur leur île.
— Si ça fait tout ce temps que la shaman est partie, ça veut dire que je suis l’une des dernières à avoir été révélée ? réfléchit Adèle en triturant l’emblème de son collier. C’est pour ça que les plus petits que moi n’ont pas de broche ou médaillon.
— C’est exact, mon enfant ! Un oiseau si j’en juge ton totem.
— C’est une mouette rieuse ! annonça-t-elle fièrement en montrant le bijou de bois blanchi à son interlocutrice. C’est Ambre qui me l’a sculpté, il est beau hein ?
L’aînée rougit, émue par son compliment. Sitôt révélé, Ambre avait insisté auprès de ses parents pour façonner elle-même le totem de sa cadette. Elle avait tant bataillé à tailler puis polir cette petite planche de bois maculée de peinture blanche écaillée qu’elle avait ramassé sur la plage sinistrée, héritage sans doute d’une coque de navire brisée.
— Tu en as de la chance. Peu de gens se donnent la peine d’œuvrer eux-mêmes leur totem. C’était une tradition autrefois, avant que des artisans ne décident d’en faire leur commerce. J’ai sculpté et façonné ceux de mes trois enfants, le premier modelé dans l’argile, le second dans le bois et le troisième dans l’os. Sachez, mesdemoiselles, que la famille est ce qu’il y a de plus précieux. Rien n’est plus puissant que l’amour filial ou sororal.
— Vous avez des enfants, madame ? s’étonna la fillette.
— Oui, mais je n’ai pas l’honneur de les recevoir souvent.
— Pourquoi ils ne viennent plus vous voir ?
— Ils sont vieux maintenant. Deux d’entre eux ont pris leur forme animalière et la dernière n’est plus de ce monde depuis longtemps. Quant à mes petits et arrière-petits-enfants, ils ont fait leur vie à Iriden et Varden.
Ambre éprouva un pincement au cœur à cette révélation. Ortenga parlait d’amour familial or, comment pouvait-elle accepter d’avoir été abandonnée par les siens, ceux qu’elle a élevés et chéris ? De plus, comment une femme si âgée parvenait-elle à survivre seule céans, soumise à la rudesse de l’hiver et aux caprices de la sylve ? Elle ne semblait manquer de rien comme l’indiquaient son apothèque garnie de vivres et sa maison d’apparence confortable.
— La forêt regorge de richesses insoupçonnées, lui répondit la vieille dame une fois qu’elle lui eu posée la question. J’ai grandi en apprenant chaque spécificité, à reconnaître la nature des plantes et des baies qu’elle recèle et à épouser les affres saisonnières. Je sais chasser, pêcher, semer, soigner, réparer, confectionner… Je dispose d’un toit sur ma tête et la chaleur d’un foyer pour protéger mes vieux os une fois l’hiver venu. Il m’arrive même de me déplacer jusqu’aux premiers hameaux qui bordent la forêt pour y acheter des vivres moyennant mes connaissances. Parfois, des visiteurs viennent requérir mes services pour soigner leurs proches ou leurs troupeaux. Je troque ainsi mon aide contre du matériel ou leur main-d’œuvre.
Un silence méditatif ponctua son explication. Titillée par une question, Adèle s’exclama :
— Au fait, madame ! Vous n’auriez pas vu un loup ? Il paraît qu’il y en a un dans le coin et il a l’air d’être très gros !
— Bien sûr, mon enfant ! Cela fait des mois que je le côtoie régulièrement. Je l’ai même soigné lors de notre rencontre car la pauvre louve souffrait d’une affreuse blessure au poitrail.
Les deux filles l’observèrent avec stupéfaction.
— Louve ? répéta Ambre en haussant un sourcil. Vous voulez dire que c’est une femelle, madame ?
— Tout à fait ! Elle n’est plus très jeune, parfois hargneuse et brusque, mais pas méchante pour autant malgré son imposant gabarit et le tranchant de ses crocs. Elle se balade souvent. Il faut dire que c’est dans sa nature. Un tel prédateur a besoin d’espace pour se dépenser.
— Wahou ! exulta Adèle en frappant dans ses mains. Quand je raconterai ça à l’école lundi, les copains vont être impressionnés ! Je demanderai à Ferdinand de venir avec moi dans les bois pour aller la repérer !
— C’est absolument hors de question, Mouette ! objecta immédiatement l’aînée. Jamais je ne te laisserai aller seule en forêt, même accompagnée d’autres enfants ! Et encore moins pour aller t’acoquiner auprès de bêtes si dangereuses !
— Mais pourquoi ? gémit la fillette d’une voix plaintive. Je ferai attention, je te le promets ! En plus, madame Ortenga vient de dire qu’elle est gentille et…
La petite cessa aussitôt son plaidoyer, consciente que tout ce qu’elle pourrait argumenter ne ferait qu’accentuer le regard venimeux que son aînée dardait sur elle en cet instant. Elle baissa la tête puis s’excusa. La vieille dame la scruta avec amusement puis posa sa main noueuse sur la sienne.
— Ta grande sœur a raison. Les bois sont trop dangereux pour des enfants de ton âge. On y trouve d’innombrables prédateurs et pas toujours sous la forme que l’on croit. Et même si elle n’est pas farouche, la louve reste un animal sauvage, un carnassier redoutable mué par un instinct de prédation. Elle n’est en aucun cas comparable à un chiot avide de caresses et d’attentions.
En guise de remerciement, Ambre gratifia son interlocutrice d’un hochement de tête tandis qu’Adèle grimaçait de déception.
— Vous savez si cette louve est une ancienne noréenne ? s’enquit l’aînée en tentant d’ignorer l’air bougon de la fillette.
— Ça mon enfant, je ne vous le dirai pas. J’ai par principe de ne jamais évoquer l’identité de ceux qui foulent mon domaine.
Ortenga se racla la gorge et leur montra la porte.
— Sur ce, je ne voudrais pas vous chasser mais l’heure défile mes enfants, vous ne devriez pas trop vous attarder si vous désirez rentrer chez vous avant la nuit tombée.
L’aînée opina. Elle termina d’une traite le reste de son breuvage puis se leva, imitée par Adèle. Elles remercièrent leur hôtesse pour son hospitalité et se mirent en route une fois Ernest sanglé et chargé de son paquetage.
Alors qu’elles arpentaient les sentiers forestiers, la fillette guettait chaque recoin, espérant apercevoir la bête tapie à l’ombre d’un roc ou d’un fourré. Elle était obnubilée par cette histoire de loup dont la description n’était pas sans lui rappeler Ulfarks, le grand loup noir légendaire. À mi-chemin, après avoir quitté la forêt pour fouler la lande vallonnée, elle avait pris place sur le dos du poney et somnolait, vaincue par l’épuisement. Ses jambes flageolantes peinaient à soutenir son poids plume. Les arbres étiraient leurs ombres tentaculaires sous le soleil couchant.
Lorsqu’elles arrivèrent au cottage, Ambre conduisit Ernest à l’écurie. Elle le nourrit d’une bonne ration de foin, brossa sa robe moite de sueur et récura ses sabots. Une fois la corvée terminée, elle rentra au logis où elle vit sa sœur debout devant la table, lavant les pommes dans une bassine d’eau claire. L’aînée prit un chiffon et les essuya avant de les peler puis de les couper en dés. Elle mit ensuite sa marmite sur le gaz, ajouta un quart de beurre, du miel et un peu d’eau. Enfin, elle y incorpora les fruits et les laissa mariner à feu doux pour le reste de la soirée.
Après avoir lavé puis couché sa cadette, Ambre s’accouda à la fenêtre et s’alluma une cigarette qu’elle dégusta sous le chant des grillons. L’œil perdu dans l’horizon et ses prairies prospères, elle songeait aux révélations d’Ortenga. La bête était-elle réellement bienveillante ou bien la vieille dame avait tenté de les rassurer à son sujet afin de ne pas les terroriser ? Son échine frémit tandis que l’image de l’imposante empreinte ensanglantée lui revenait à l’esprit. Comme pour approuver ses obscures réflexions, la lande se teintait de pourpre. Avant que la nuit ne referme ses mâchoires ombreuses sur Norden.
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