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NORDEN – Chapitre 28

Chapitre 7 – Le combat de coqs

Cigarette en main et la démarche raide, Ambre remonta l’avenue en direction de la grande place de Varden et ses galeries d’arcades si caractéristiques. Les flaques d’eau saumâtre et les carreaux humides de la récente averse scintillaient sous la lumière chamois d’un soleil paresseux, noyé dans un ciel aux couleurs délavées où des mouettes et hirondelles voltigeaient par centaines. Leurs cris stridents résonnaient en écho dans les allées nettement moins encombrées que durant la matinée. L’odeur de pétrichor embaumait l’air ambiant, d’une moiteur désagréable, masquant les remugles familiers de la basse-ville. Contrairement à sa cadette, Ambre ignorait les stimuli environnant y compris les alléchants fumets des fourneaux et rôtissoires ou les magnifiques devantures des fleuristes et épiceries fines. Concentrée sur sa destination, elle tirait sur sa cigarette avec un acharnement qui frôlait l’obsession, laissant le goût âcre du tabac imprégner son palais.

Sa rencontre avec Anselme l’avait troublée et elle se sentait aussi fiévreuse qu’étourdie. Pourtant, force était de constater que sa venue ne lui avait pas paru plus insolite que de raison. Était-ce à cause d’Adèle qui lui avait confié la solitude que le nobliau ressentait ? Ou l’humeur de la jeune femme s’était-elle finalement apaisée, devenue à présent encline à pardonner cet ami de jadis ? Malgré cette réjouissante perspective, Ambre redoutait les informations que sa cadette avait pu divulguer au garçon lors de ses entrevues. Car la fillette avait la fâcheuse manie de dévoiler la vérité sans user d’aucun filtre, avec une spontanéité couplée d’une franchise extrêmement déroutante que même le plus imbibé des ivrognes ne pouvait égaler.

Néanmoins, en dépit de ses yeux auréolés de tristesse, Ambre fut soulagée de savoir le nobliau en relative bonne santé même s’il était toujours aussi maigre et haut qu’un échassier, la peau d’une blancheur maladive que ses cheveux ébènes accentuaient. Il paraissait plus incisif dans ses propos et la gravité de son timbre lui octroyait davantage d’assurance qu’autrefois. D’enfant discret et réservé, il semblait être devenu un jeune homme digne et ferme, capable d’affronter l’impitoyable société dans laquelle on l’avait propulsé contre son gré.

Le corbeau déploie enfin ses ailes et aiguise ses serres ! songea-t-elle, presque soulagée de cette autorité naissante qu’elle n’aurait jamais imaginée de sa part. Je ne crois pas avoir déjà essuyé autant de piques. Tu m’as déstabilisée aujourd’hui mais crois-moi, mon vieux, que je me ferai un plaisir de les contrer à l’avenir. Dorénavant, c’est moi qui te clouerai le bec maudit volatile !

Elle dépassa la statue ornementale du maire von Hauzen flanqué de ses chimères, longea les arcades et leur florilège de boutiques puis s’engagea au nord, dans l’avenue de l’Égalité, artère principale reliant la grande place de Varden à celle d’Iriden. Avant que la large voie carrossable ne prenne une pente ascendante, la caserne de la Garde d’honneur se dressait à sa gauche. Dans l’immense cour sableuse, devant un somptueux bâtiment en pierre écrue enchâssé d’une tourelle et d’écuries, des cavaliers en costume militaire écoutaient sagement les directives assénées par leurs meneurs.

Un casque cuivré doté d’un plumet rouge et d’une crinière brune encadrait leur mine patibulaire, aux cheveux coupés ras ou maintenus en catogan et à la barbe rasée de frais. Tous revêtaient une veste alizarine galonnée et ourlée d’épaulettes ainsi qu’un pantalon blanc masqué jusqu’aux genoux par une paire de bottes charbonneuses. Un sabre pendait à leur ceinture tandis qu’un fusil s’accrochait à leur selle où le blason de la milice était brodé en fils dorés ; une tourelle cerclée des quatre points cardinaux, titré du nom de la vénérable corporation. Les montures, des destriers à la robe baie ou alezane et aux crins noirs tondus en brosse, broyaient leur mors et piaffaient.

La Garde d’honneur était la milice locale, vouée à protéger la sécurité des citadins et de leurs biens. Par groupes de deux ou trois individus, ils patrouillaient régulièrement dans la ville et son agglomération.

L’échine de la jeune femme se hérissa.

Ma parole, je ne crois pas avoir déjà vu autant de soldats déployés ! Ils se préparent à chasser la louve ? À moins qu’une menace plus sérieuse ne sévit dans les environs ? se demanda-t-elle en les regardant du coin de l’œil tout en continuant sa progression.

Pour ne pas perdre de temps à déambuler dans cette interminable avenue sinueuse, entrecoupée de multiples croisements et encombrée de véhicules hippomobiles lancés à bonne vitesse, Ambre gravit une série d’escaliers et, de ce fait, raccourcit son trajet de plusieurs minutes. Au fil de son ascension, les commerces et les habitations se modifiaient. Le chaos architectural de Varden s’estompait au profit de bâtiments en pierre grise, plus larges et espacés, parfois dotés de jardins privatifs. Le prix des échoppes évoluait proportionnellement au dénivelé. Troquets et bistrots affichaient des tarifs légèrement supérieurs à ceux de Varden dans cette zone médiane, frontière entre la haute et basse-ville. Ici, l’artisanat fleurissait ; couturiers, menuisiers, verriers ou encore orfèvres et céramistes dominaient dans ces dédales de rues annexes, souvent tortueuses et étriquées, accompagnés des célèbres antiquaires. Le quartier fut d’ailleurs nommé en référence à cette dernière corporation.

Après une dizaine de minutes, Ambre atteignit la place de l’hôtel de ville, très vaste et monumentale, orchestrée autour de l’immense fontaine qui trônait en son centre et faisait office de rond-point. Là où à Varden, on avait décidé de mettre à l’honneur le maire actuel et sa politique égalitaire, la statue de la haute-ville commémorait l’arrivée du peuple aranéen sur l’île.

Ainsi, on avait choisi de représenter le duc Vladimir von Hauzen, considéré comme un héros national. Puisque l’aristocrate était l’instigateur de l’exode fédéré dont la flotte colossale avait permis à ses fidèles sujets de quitter leur terre natale ravagée par la guerre en quête d’un havre de paix. Vêtu d’un costume militaire suranné, l’homme d’une soixantaine d’années tenait en sa main gantée un drapeau aux armoiries de la licorne. Sous ses pieds bottés, un cartouche en marbre mouluré affichait l’ancienne devise de la Fédération ; Union, Protection et Justice. La place, desservie par pas moins de sept rues et avenues, était le cœur du pouvoir comme en témoignaient les nombreuses institutions de prestige dressées sur son pourtour, entrecroisées de commerces luxueux à destination d’une clientèle aisée.

La plus majestueuse d’entre-elles, l’hôtel de ville, s’étendait sur tout un pan, éblouissant la vue des passants par sa façade en pierre écrue, érigée sur un étage et couronnée d’une rambarde. Au sommet du toit, le drapeau du territoire aranoréen — un cerf d’argent sous fond d’azur affrontant une licorne d’or sur champ de gueule — claquait à la brise. D’aspect massif pour appuyer la solidité de sa fonction, l’édifice possédait deux rangées de six larges baies vitrées, rythmées par des colonnes symétriquement réparties de chaque côté du portail que deux statues de lions protégeaient. Droits et fiers, les fauves d’albâtre jaugeaient toute personne désirant pénétrer en son sein. La grosse horloge encastrée sous le fronton égrainait silencieusement les heures.

La bibliothèque siégeait à droite de la mairie. Construit en pierre grège, couvert d’un toit ardoisé parcouru de chiens assis et doté de multiples fenêtres à croisillons, aussi fines qu’élancées, le monument était enclavé dans un jardin boisé ceint de grilles en fer forgé, égayé de sculptures et de bancs où des badauds flânaient, profitant de cet ensoleillement bienvenu.

Ambre traversa la place balayée par des grappes de domestiques en livrée, les armoiries de leur maître cousues sur leur poitrail. Telles des fourmis, ils se mouvaient avec vivacité, les bras chargés de victuailles ou de dossiers. Quelques membres de la noblesse exerçant dans les institutions alentour se glissaient parmi eux, nettement percevables dans cette foule monochrome au vu de leur mise soignée et de leur allure impériale.

La jeune femme franchit le portail, sillonna le chemin gravillonné puis entra dans le bâtiment. Ses pupilles se dilatèrent pour s’acclimater à la noirceur des lieux silencieux, éclairés faiblement par des séries de lanternes postées sur chaque bureau et en début de travées. Elle se rendit au guichet puis extirpa de sa besace les livres qu’elle avait empruntés pour les remettre à leur propriétaire. Pendant que son interlocutrice, madame Genevoise, étudiait de ses yeux sépia les éventuels défauts d’usure, Ambre déboutonnait son manteau pour être plus à son aise, évitant pour l’occasion de croiser le regard perçant de la bibliothécaire.

D’aussi loin qu’elle se souvenait, elle n’avait jamais apprécié cette femme d’âge mûr, engoncée dans un tailleur claustral trop étriqué pour sa physionomie généreuse et dont les cheveux bruns relevés en un ample chignon se parsemaient de mèches grises. Sa face sévère l’avait toujours déstabilisée, surtout lorsqu’elle était enfant, avec sa voix râpeuse, ses lèvres pincées et ses bajoues tombantes. Au-dessus de ses lunettes rectangulaires, ses sourcils arqués lui octroyaient un air de hibou grand duc.

Une fois qu’elle eut jaugé leur état, la guichetière approuva leur retour. Ambre fut soulagée de ne pas avoir à essuyer de réprimande cette fois-ci — Adèle ayant la fâcheuse manie de grignoter pendant sa lecture, éparpillant des miettes ou gravant des taches juteuses entre les pages. Elle s’enfonça dans la nef en quête de nouveaux trésors, ses pas résonnant sur le dallage en damier noir et blanc. Sa toison rousse, en écho aux flammes tamisées, dénotait dans cet espace opaque, en camaïeu de bruns, avec ce plafond en solives et ses nombreuses travées d’étagères marquetées de bois sombre, foisonnantes d’ouvrages classés par thématique.

La jeune femme adorait ce sanctuaire familier et son ambiance à la fois austère et apaisante. L’air fleurait la senteur du vieux cuir mêlée au vélin et à la cire d’abeille. Ces odeurs la réconfortaient, la propulsant des années en arrière, lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant et furetait en compagnie de sa mère pour y dénicher ses futures histoires qu’elles liraient ensuite toutes deux au coin du feu, Adèle endormie dans son couffin.

Ces moments partagés étaient l’un des seuls souvenirs que la chatte viverrine gardait de sa mère, avant que son amnésie n’efface tout ce qui pouvait la concerner. La cause de cette détérioration mémorielle ? Elle ne s’en rappelait guère mais elle concordait avec l’apparition de ses premiers cauchemars. Par conséquent, elle ne conservait d’Hélène que le portrait de cette femme triste et mélancolique, souvent encline aux larmes et assaillie par des crises de colères, aussi vives que fugaces.

La jeune femme chassa ces pensées délétères puis se faufila dans une première travée, intitulée « contes et légendes ». Elle inspecta les étagères, déjà maintes fois explorées. Elle eut beau feuilleter des dizaines de livres, aucun ne sut piquer un tant soit peu sa curiosité. Déçue, elle soupira puis retourna dans l’allée en quête d’une autre thématique « territoire et patrimoine » tout aussi peu concluante. Ainsi réitéra-t-elle son errance.

Au milieu de l’édifice, un espace de lecture avait été aménagé où écritoires, banquettes et fauteuils avaient été pris d’assaut par des étudiants. Derrière ces meubles, des vitrines exhibaient des reliques de l’ancien temps ; les imposants globes terrestres et maquettes de voiliers rivalisaient avec le raffinement des boussoles, compas et astrolabes. D’antiques sceaux, écussons et pièces de monnaie reposaient au sein d’écrins sertis de pierres précieuses, surveillés par l’œil vide et immobile des bustes, gravures et portraits miniatures disposés à proximité. Scientifiques, explorateurs, politiciens ou encore érudits, l’effigie de ces éminents fédérés faisait office de memento afin que les générations aranéennes futures n’oublient jamais leurs racines et la raison de leur exil.

Sur des planisphères marbrés aux bords effrités, encadrés le long du mur, on pouvait discerner les tracés des îles et de leurs frontières. Norden paraissait minuscule comparée au continent de Pandreden, presque trois cents fois plus étendu qu’elle. Un immense océan, l’Andrazure, les séparait. Hormis ces deux îles, le monde se révélait majoritairement aquatique où seules quelques poignées d’îlots et d’archipels émergeaient çà et là, probablement habités par des oiseaux et diverses créatures marines. Cependant, de nombreuses zones d’ombres et contrées inconnues demeuraient, aucun explorateur reconnu n’avait encore cartographié l’entièreté du globe.

Les navires, y compris les plus modernes, peinaient à braver les eaux tumultueuses où ouragans et maelstrom sévissaient, sans compter la terreur permanente de rencontrer le Aràn des flots Harphang, même bien loin de Norden.

Cela faisait des années qu’Ambre ne s’attardait plus sur ces ex-voto. Pour elle, Halfadir n’aurait jamais dû permettre à ces gens-là d’accoster et encore moins leur accorder une partie de son île.

La source de cette profonde aversion à l’encontre de ses concitoyens était peu justifiée, elle en avait conscience. D’autant que les aranéens et aranoréens qu’elle côtoyait d’ordinaire, nonobstant leur physique, ne se différenciaient guère des noréens, tant dans leur conduite que dans leur mode de vie. Mais elle ne pouvait en aucun cas pardonner ce que des membres de ce peuple parasite avaient osé infliger à son meilleur ami.

Comme pour appuyer ses ressentiments, Ambre aperçut un jeune homme qui, avachi avec désinvolture sur un fauteuil non loin de là, décrocha de sa lecture pour darder sur elle ses iris acérains. Plutôt que de continuer son avancée, elle soutint un instant le regard scrutateur du blondin, dont le visage soigné trahissait un mépris notable de voir une noréenne de basse extraction fouler son fief. Une confrontation muette s’engagea puis, lasse de demeurer immobile, Ambre détourna la tête avec une effronterie excessive et poursuivit sa route jusqu’au fond de la nef où un imposant escalier s’ouvrait sur le premier étage. Il donnait accès aux salles d’études et aux archives où totems et registres étaient conservés, aisément consultables.

Elle bifurqua dans la dernière travée, vide de toute présence, intitulée « nature et cultures ». N’ayant pas eu le loisir de prolonger sa scolarité, Ambre parcourait les livres aux dos maroquinés à la recherche d’exemplaires vulgarisés, regorgeant d’illustrations et à l’écriture relativement simpliste afin d’en saisir la pleine compréhension. De ce fait, elle ignora d’emblée la forêt d’ouvrages rédigée par le comte de Serignac, pourtant considéré comme une sommité dans l’étude de la civilisation noréenne. Les récits de l’auteur étaient régulièrement décortiqués en cours mais sa plume trop alambiquée et son style ennuyeux avaient fini par dégoûter des générations entières de lecteurs. La seule mention de son nom était tournée en ridicule.

Alors qu’elle s’apprêtait à consulter un énième livre, une voix masculine un tantinet mielleuse l’interpella :

— Depuis quand la vermine tachetée daigne s’instruire et souiller ces lieux respectables de sa vile présence ?

Ambre feula et fit volte-face pour toiser son interlocuteur qui, sans surprise, n’était autre que le jeune homme qu’elle venait d’affronter du regard. Ce dernier se tenait en début de travée, l’épaule appuyée contre l’étagère et un sourire carnassier affiché sur son visage. Telle la huppe d’un oiseau de proie, ses cheveux ondulaient au-dessus de son crâne. Leur blondeur exacerbait la noirceur de ses iris. D’instinct, Ambre se raidit, les poings et la mâchoire serrés. Nul doute que ce mufle arrogant était un membre de l’élite, probablement un noble au vu de la chevalière dorée qui ornait son annulaire et de l’élégance de son uniforme. À l’image de ses pairs, le garçon portait une chemise liliale, immaculée et fignolée de boutons de manchettes, cintrée sous un veston outremer festonné et assorti d’une lavallière, nouvel accessoire à la mode chez les jeunes gens bien nés, remplaçant cravates et nœud papillon. Un pantalon moulant habillait ses jambes et enveloppait le haut de ses souliers vernis.

— Tu donnes ta langue au chat noréenne ? ricana-t-il alors qu’il s’avançait, les yeux rivés sur son totem à demi masqué par le manteau, où le félin à la patte dressée et armée de griffes acérées semblait dissuader tout ennemi d’approcher. À moins que ma présence à tes côtés t’intimide ? N’aies crainte petit chaton esseulé, loin de moi l’idée de te dévorer. Je préfère davantage jouer avec mes proies plutôt que de les croquer. Et si cela peut te rassurer, j’ai trop de respect pour ma personne et ne pourrais en aucun cas m’abaisser à coudoyer et encore moins souiller mon corps auprès d’une vermine de ton espèce. Même si ton minois et tes atouts féminins ne sont pas des plus disgracieux, il me faut l’avouer.

— Puis-je savoir ce que vous me voulez dans ce cas, monsieur ? cracha Ambre, sur ses gardes, prête à riposter si l’aranéen esquissait le moindre mouvement brusque.

Il cessa son avancée puis leva les mains devant lui en signe d’apaisement, les paumes fièrement visibles. Il était grand, les épaules solides et la carrure musclée, la dominant d’une tête. Même s’il était loin d’être aussi intimidant que Beyrus, elle rivaliserait difficilement avec un adversaire pourvu d’un tel gabarit.

— Oh ! tout doux joli minou, loin de moi l’idée de t’offusquer. Comme je te l’ai dit, je ne viens pas en ennemi. Je suis d’humeur taquine et simplement curieux à l’idée de voir quelqu’un de ta veine pénétrer dans une si docte institution. D’habitude, toi et tes semblables ne quittez jamais votre trou à rats. Les seuls que l’on peut observer ici sont des domestiques instruits ou bien quelques savants mais au vu de ta désinvolture et de tes oripeaux, tu n’appartiens à aucune de ces catégories !

Si les piques d’Anselme avaient eu le don de l’agacer autant que de l’amuser, dans une moindre mesure, les siennes se révélaient hautement plus agressives. La menace sourdait sous chacun de ces mots que l’ardeur de son regard soulignait. Deux choix s’offraient à elle ; soit elle ignorait ses tentatives d’intimidation et continuait sa sélection sans se préoccuper du prédateur qui rôdait autour d’elle. Soit elle se confronterait à lui, qu’importe son titre ou le respect dû à son rang. Dans tous les cas, elle se refuserait à baisser le museau et déguerpir la queue entre les jambes. De plus, elle savait que l’inconnu ne pourrait la malmener physiquement ou porter la main sur elle. Dans ces lieux silencieux, le simple éclat de voix ou fracas détonnait et avertirait le personnel qui, elle l’espérait, s’empresserait de débarquer pour interrompre la mêlée.

Par conséquent, sûre d’être à l’abri de représailles éventuelles, la jeune femme opta pour la deuxième stratégie. Les yeux vernis d’une nuance enflammée, elle croisa les bras puis déclara avec emphase, usant du parlé châtié de la haute société :

— Et donc ? Monsieur a-t-il suffisamment assouvi sa curiosité ? À moins que vous ne comptiez vous mesurer à moi et m’imposer l’étendue de votre immense savoir ? Il est bien évident que la pauvre noréenne issue de la basse-ville que je suis sera plus que subjuguée de vous écouter palabrer et vanter vos mérites ainsi que vos éblouissantes prouesses. Malheureusement pour vous, monsieur, je suis plutôt pressée et ne souhaite pas, par ailleurs, gaspiller votre temps si précieux. Vous devez avoir sous la main une ribambelle de jouvencelles à charmer, bien plus belles et disposées que je ne le suis. Il serait donc fort regrettable de les priver de votre majestueuse prestance.

Cette réplique désarçonna le blondin qui éclata de rire. Une lueur malicieuse traversa ses prunelles. Il s’avança d’un pas et se baissa à sa hauteur, les mains appuyées sur ses cuisses et la tête dangereusement proche de la sienne.

— Tu ne manques pas d’audace, je te le concède. Tu manies la nargue et parles bien mieux que la plupart de tes paires. Mais tu apprendras noréenne, qu’au jeu de la provocation, je suis le maître et que personne ne peut outrepasser mon autori…

Il n’eut pas le temps d’achever sa sentence que quelqu’un l’interrompit, criant presque ces mots :

— Écarte-toi d’elle, Isaac !

Déconcerté d’être ainsi interpellé, le nobliau se redressa aussitôt puis, ayant reconnu cette voix familière, il se retourna lentement pour foudroyer ce rival de trois ans son cadet.

— Anselme ! susurra-t-il en passant une main dans sa chevelure, le poitrail gonflé à outrance. Que me vaut le plaisir de ta présence ? Tu sais pertinemment que j’ai horreur que l’on m’importune lorsque je suis en grande conversation, surtout auprès d’une dame. C’est très impoli, je te croyais mieux éduqué.

— Hélas, tu devrais savoir que j’éprouve quelques difficultés à intégrer tous vos principes, répliqua le brunet.

Il haletait et tremblait quelque peu, les joues rosies par l’ascension qu’il venait d’effectuer.

— Maintenant, évite de mettre ma patience à l’épreuve et va-t’en ! ajouta-t-il d’un ton autoritaire, la face gravée d’une expression si sévère qu’Ambre ne lui avait jamais connue.

Muette, elle recula d’un pas et dévisagea les deux hommes qui, tels des coqs de combats, s’apprêtaient à s’affronter.

— Voyez-vous ça ! persifla le prénommé Isaac. Le pitoyable corbeau daigne enfin me tenir tête ! Le baron est-il parvenu à t’inculquer le goût de la domination ou bien la vue d’une demoiselle en détresse te fait pousser des ailes ?

Il tourna la tête et gratifia la jeune femme d’un clin d’œil conjugué d’un sourire moqueur avant de reporter son attention sur lui.

— À moins que tu ne viennes retrouver ta dulcinée ? Sa présence en ces lieux s’éclaire ! C’est étrange, mais je ne suis pas étonné que tu aies choisi de t’accoupler avec une vermine tachetée. Ton beau-père sera sans aucun doute ravi de ton choix. Elle possède le même mordant que ce chien enragé !

La main crispée sur le pommeau de sa canne, Anselme riposta :

— Plutôt que de te perdre en conjecture, tu devrais envisager de nous laisser. Tes larbins sont absents à ce que je note. Tu as beau vomir ta bile et nous menacer, tu n’as malheureusement personne pour t’épauler cette fois-ci ! Tu es seul et impuissant.

— Voyez-vous ça ! Voilà que le baronnet s’amuse à jouer les preux chevaliers et voler au secours de son oiselle ! Je tremble devant tant de témérité !

— Ce n’est pas moi que tu as intérêt à craindre mais plutôt la furie que tu t’apprêtais à malmener. Si j’étais toi, je déguerpirais sur le champ avant que cette sauvageonne ne te réduise en charpie. Elle n’est peut-être pas bien grande ou dangereuse de prime abord mais elle est franchement redoutable…

D’un signe du chef, il indiqua l’entrée.

— Et si cette mise en garde ne suffit pas à taire ton obstination, je peux toujours aller quérir madame Genevoise à l’accueil. Je suis sûr qu’elle sera ravie de nous rejoindre pour nous écouter palabrer. Elle est si douce et patiente. Et saura, sans aucun doute, se montrer fort aimable envers l’éminent marquis que tu es.

Cette remarque fit sourire la jeune femme. Qui savait combien de victimes la vieille bibliothécaire avait dû rappeler à l’ordre ou discipliner. Sa jouissance s’accrut d’autant plus que la sentence déstabilisa le blondin dont le flegme avait disparu, laissant place au dédain.

— Sale petit enfoiré ! marmonna-t-il en fulminant, ses yeux café luisants d’une animosité farouche et la face empourprée. Profite bien de ta position, corbeau estropié, car tu sais ce qui arrive à ceux qui osent se dresser sur mon chemin et me défier. Ton beau-père et ton statut de baronnet ne pourront pas éternellement te protéger.

Comprenant qu’il ne pouvait lutter contre ce duo d’assaillants aux langues aiguisées, Isaac décida d’abréger l’altercation et se retira. Non sans avoir au préalable convenu d’une entrevue prochaine à l’un comme à l’autre, qui promettait d’être douloureusement houleuse. Ambre pria pour ne jamais recroiser sa route, ajoutant à son répertoire une raison supplémentaire d’éviter la haute-ville et ses travers.

Après son départ, un silence régna quelques instants entre les deux anciens amis, le temps que leurs agitations internes s’évaporent et que la tension redescende. Alors qu’elle se maîtrisait jusque là, le cœur de la jeune femme commença à tambouriner contre sa poitrine et son souffle se saccada. Pour ne pas trahir son émoi, elle reporta son attention sur les étagères et continua ses recherches. Elle étudia chaque titre avec un intérêt démesuré. Le garçon l’imita et l’aida dans sa quête.

— Tiens, prend celui-ci, lui recommanda-t-il au bout d’un moment, tendant à Ambre un vieux livre à la couverture cornée, preuve qu’il avait été maintes fois consulté. Je ne sais pas si tu l’as déjà lu mais je pense sans trop me tromper qu’il devrait te plaire.

Elle cessa sa tache et saisit l’ouvrage dont l’intitulé,le chant de la mer, la charmait. Elle l’ouvrit et feuilleta rapidement les pages où des gravures et esquisses crayonnées entrecoupaient le texte dont le niveau de langage semblait aisément compréhensible, y compris pour les enfants. Elle le remercia d’une voix trop douce et aiguë qui la stupéfia elle-même.

— Avec plaisir, répondit-il calmement, tu veux que je t’aide à en trouver un autre ?

Elle se racla la gorge et déclina.

— C’est très gentil à toi mais même si je ne reprends pas mon travail avant une bonne heure et demie, je compte rentrer tant que la météo est encore clémente.

— Comme tu le souhaites, ma chère. Je ne te propose pas de te raccompagner. Sauf si tu désires être en retard pour ton service.

Ambre réprima un rire et le couva d’un œil tendre. Peu encline à le titiller de nouveau, elle chassa ses faux-semblants et adopta son attitude coutumière.

Après tout, il a bien réussi son pari et il a su tenir tête à ce goujat ! La moindre des choses serait de faire preuve d’un minimum de gentillesse.

— Je pense avoir suffisamment d’avance pour marcher à la vitesse d’un canard boiteux. Donc si tu es assez brave pour tolérer mon odieux caractère l’espace d’une trentaine de minutes, je veux bien te servir de béquille. Seulement, sache que si l’orage survient, je t’abandonnerai sans aucun scrupule sous un auvent et rentrerai en courant. À moins que monsieur soit assez aimable pour nous payer un fiacre.

Sans attendre, le garçon extirpa une pièce cuivrée de sa poche et l’exhiba tel un trophée.

— La dernière proposition me convient tout à fait. Pour tout t’avouer, je suis fourbu et ne pense même pas pouvoir marcher encore plus d’un kilomètre. Et je doute fort que tu veuilles me porter jusqu’à la taverne.

— Je ne fais pas dans la charité, monsieur le baronnet ! répliqua-t-elle en tendant son bras pour l’aider à avancer. De toute façon, t’es devenu bien trop lourd.

De sa main libre, elle lui pinça gentiment le biceps puis ajouta, d’un air moqueur :

— Même si, ne le prends pas mal, tu devrais te remplumer un peu. T’es à peine plus épais qu’un lièvre.

— J’en prends bonne note !

Après avoir signalé l’emprunt puis quitté la bibliothèque, les deux jeunes gens patientèrent sur le trottoir en quête d’un véhicule disponible. Ils n’attendirent pas longtemps avant qu’un coursier se présente et les accueille en son carrosse. Une fois installés côte à côte sur une banquette molletonnée, le mutisme les escorta durant l’entièreté du trajet. Ce n’était pas tant la gêne qui muselait leur langue mais plutôt la saveur délectable de ces retrouvailles inespérées. Par ailleurs, la fatigue tiraillait le garçon. Il regardait d’un œil vitreux le paysage défiler à travers le carreau de l’habitacle et massait inlassablement sa cuisse endolorie, d’ordinaire peu sollicitée.

Arrivés à destination sous un léger crachin, Anselme paya le cocher qui repartit aussitôt. Comme irrité d’avoir été délaissé par son maître, Balthazar s’ébroua puis renâcla, fouettant l’air de sa queue. Le jeune homme asséna une tape affectueuse sur l’encolure du destrier. Avant qu’Ambre ne retourne à son poste, elle soutint la canne du cavalier tandis qu’il se hissait péniblement en selle. Il la lui reprit puis, les rênes en main, osa se confier :

— Ça m’a fait plaisir de te revoir. Et si jamais tu y tiens, sache que je serais plus qu’heureux de renouer notre amitié. Bien sûr, j’ai gagné mon pari, mais je ne veux pas te contraindre à me côtoyer si tu ne le désires pas. Le choix t’appartient.

La pluie s’intensifia. Le visage emperlé de gouttes froides, la chatte approuva. Soulagé, un sourire rayonnant étira les lèvres du corbeau. Il talonna sa monture et s’engagea au petit trot dans l’allée. Ambre le regarda s’éloigner puis partit s’abriter dans la taverne chauffée où, une tisane entre les mains, elle patienterait une bonne heure au coin du feu avant d’entamer son service du soir, les membres éthérés et l’esprit brumeux.

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