Chapitre 9 – L’amertume de l’infortune
Alors qu’Ambre terminait de débarrasser et de nettoyer les tables après le service du soir, la porte de la taverne s’ouvrit. Vêtu de ses éternels apparats charbonneux, Anselme entra dans l’établissement partiellement vidé de sa clientèle et s’approcha du comptoir. Sa canne tintait sur le parquet. La jeune femme fut surprise de le revoir si tôt et le gratifia d’un sourire sincère avant de délaisser sa tâche pour aller l’accueillir.
Le garçon commanda deux bières et en offrit une à son hôtesse. Elle voulut refuser de prime abord — boire pendant le service lui était interdit — mais Beyrus, qui avait entendu leur échange depuis la coquerie, l’autorisa à accepter son offrande, sa voix caverneuse résonnant derrière la cloison. Elle remercia son patron, remplit généreusement les pintes et partit s’exiler avec le nobliau dans un coin reculé, en quête d’intimité.
À peine assise, elle sortit son paquet de cigarettes, en proposa une à son interlocuteur qui déclina poliment puis alluma la sienne qu’elle porta à ses lèvres et inspira une bouffée libératrice. Ne sachant que dire pour entamer la discussion, les jeunes trinquèrent et burent leur première gorgée. Un sourire fendit les lèvres de la chatte lorsque le corbeau reposa son verre.
— Non ma chère rouquine, tu ne me verras plus rouler sous la table à la moindre lampée. Je ne suis pas un grand buveur mais les soirées mondaines ont forgé mon palais et le venin de l’alcool n’est plus aussi foudroyant qu’autrefois !
— Monsieur ne doit siroter que des vins et spiritueux raffinés, répliqua-t-elle d’un air espiègle. Je peux t’assurer que Beyrus possède dans sa cave plusieurs vieilles reliques de liqueurs et d’eau-de-vie distillées par ses soins et je te garantis qu’elles ont de quoi assommer un ours ou déboucher les gouttières.
— Ah oui ? Mademoiselle est connaisseuse. J’ignorais qu’elle trompait sa solitude et l’ennui dans la gnôle !
— Pas du tout ! Mais j’en ai déjà servi à quelques clients qui se sont effondrés au premier verre vidé. Et tu peux le croire, c’était pourtant des braves marins et travailleurs rompus à l’exercice. D’ailleurs, je me ferais un plaisir d’en verser à ton ami de la bibliothèque. Je serai heureuse de le voir s’écrouler puis de lui assener quelques coups de pied bien placés.
— Navré de te décevoir mais jamais monsieur le marquis Isaac de Malherbes ne daignerait se rendre en basse-ville, encore moins pour fouler l’enceinte d’une taverne populaire, aussi bien entretenue et renommée soit-elle. Mais pour être un peu plus sérieux, sache qu’il vaut mieux que tu évites à tout prix de le recroiser. C’est un pervers né à l’image de son père et de sombres rumeurs circulent à son sujet. Il se sert de son statut pour manipuler les hommes et profaner les femmes. La mise en garde qu’il t’a adressée n’est absolument pas à prendre à la légère.
Ambre expira un nuage de fumée et montra les dents, écœurée.
— Tu l’as revu ?
— Non mais j’ai eu le loisir de croiser son cousin Théodore. Sache que j’ai le malheur de travailler dans le même établissement que ce scélérat. Au vu des propos acides et du regard assassin qu’il m’a lancé ce matin, je suppose qu’Isaac a dû le tenir au courant de notre échange. Le concernant, je doute qu’il intervienne pour le venger de notre affront. Il n’est pas aussi mauvais et brutal que son cousin mais il lui est soumis et le redoute. Après tout, Isaac est charismatique tant dans sa gestuelle que dans sa verve. Il lui est aisé de soudoyer et d’imposer ses volontés à ses proches.
— Personne n’a déjà porté plainte ou tenté de le faire arrêter ?
— Oh que si ! Ce ne sont pas les témoignages de victimes qui manquent à son sujet. Paradoxalement, cela fait des mois qu’il n’a plus fait parler de lui mais il a à son actif un lot indécent de scandales, plus ou moins ébruités en fonction de leur gravité ou de la notoriété de l’opprimé. Les jeunes aranéennes surtout, ou du moins leurs parents, ont plusieurs fois alertés sur ses vices mais jamais aucune preuve tangible n’a pu être fournie pour engager une procédure. Isaac est un chasseur, un collectionneur de proies et de trophées. Il aime dominer, avilir et prend plaisir à torturer.
Ambre poussa un juron et tira violemment sur sa cigarette.
— Mais… si les autorités n’interviennent pas, pourquoi les parents ne se révoltent-ils pas ? Mon père s’empresserait de lui torde le cou si un tel prédateur osait ne serait-ce que m’effleurer !
— Ce n’est vraiment pas si simple. À l’instar des forces de l’ordre, les victimes et leurs proches sont muselés. Pour le coup, ce n’est pas Isaac qu’ils craignent mais son patriarche, le marquis Laurent de Malherbes. Tu as déjà dû en entendre parler.
Ambre opina. Elle le connaissait principalement grâce aux échanges de sa clientèle qu’elle percevait par bribes ou au portrait sommaire brossé par son père. Car l’aristocrate était le propriétaire de l’Alouette, le second navire de fret qui desservait Norden et Pandreden.
— Ce n’est pas tout, hélas ! précisa Anselme. C’est un homme riche, extrêmement puissant et influent. Il est haut magistrat à la cour et grand ami de Dieter von Dorff, son président. Son réseau est titanesque. Que ce soit les commerces dépendants de son voilier pour être achalandés, les institutions à qui il distribue sa fortune pour les consolider ou encore les familles élitistes qui lui sont redevables pour ses talents de stratège et l’immunité qu’il peut leur octroyer en cas de problème avec la justice. Sans compter qu’il est l’un des trois membres de l’Hydre, donc parfaitement intouchable. Mon beau-père lui voue une haine farouche. Rien que la mention de son nom suffit à le rendre irritable.
— Et tu n’as jamais voulu exercer en politique pour changer les choses et empêcher ce criminel de nuire à autrui par le futur ? demanda-t-elle, la voix teintée d’un léger ton de reproche. Maintenant que tu disposes d’un titre et d’une fortune.
Anselme faillit s’étouffer à cette proposition.
— Jamais ! J’ai vu ce que la politique avait fait à mon père. Il avait le cuir solide et n’avait aucun problème à user de la violence pour protéger ses intérêts et ceux du baron. Je ne pourrais pas me sacrifier de la même manière. Je ne suis pas assez téméraire ou calculateur pour ça et mes origines noréennes ainsi que mon infirmité seraient un frein non négligeable. Je préfère et de loin ma modeste fonction et les avantages qu’elle m’offre.
— Tu travailles où si ce n’est pas indiscret ?
— Dans un cabinet notarial. J’ai obtenu mon diplôme de fin de scolarité à la Licorne l’an dernier et je suis en formation rémunérée pour devenir clerc de notaire. Ce n’est pas un métier très captivant mais au moins j’ai des horaires encadrés et une paie convenable qui me permettent à la fois de m’acheter tout ce que je souhaite et d’avoir du temps libre à consacrer à mes loisirs.
Un silence se fit, rythmé par le crépitement du feu et le murmure des rares conversations annexes. Dehors, une pluie diluvienne s’abattait sur la ville. Les gouttes ruisselaient le long des vitres, illuminées par les nitescences ocrées des réverbères. La tête tournée vers la fenêtre et la mine courroucée, Ambre soupira, exaspérée à l’idée de devoir affronter la météo capricieuse avant de parvenir jusque chez elle.
— Tu vas bien sinon ? demanda-t-elle en reportant son attention sur son vis-à-vis. La vie à Iriden n’est pas trop dure ?
Il eut un rictus et haussa les épaules.
— Disons que ce n’est pas la vie dont je rêve. J’ai mis du temps à apprendre les codes et les mœurs de la haute société. À intégrer les familles et leur pedigree. J’ai dû assimilé les différentes affiliations politiques ainsi que leurs programmes, reconnaître qui sont les alliés de mon beau-père et qui sont ses rivaux.
Il but une gorgée et fit pianoter ses doigts sur sa chope.
— En plus de cela, il a fallu que je tente de me forger une place dans cette jungle de faux semblants. Étudier auprès de gens de mon âge des matières que je n’avais jamais apprises auparavant ; des cours d’éloquence, d’économie et de sociologie pour ne citer que ceux-là. Les deux premières années ont été un véritable calvaire. Mes origines noréennes étaient ouvertement critiquées par mes paires. J’ai essuyé tout un tas de brimades. Corbeau boiteux et Corbeau estropié sont devenus mes surnoms officiels.
Le cœur de la jeune femme se serra. En d’autres circonstances, elle se serait allègrement moquée de ces sobriquets ridicules qui, il fallait l’avouer, le qualifiaient si bien. Or, elle n’en fit rien, attristée par la mine assombrie du garçon.
— Mais le pire est que j’ai dû en l’espace de quelques mois affronter la cruelle réalité de mon existence ; mon père avait été assassiné, ma mère s’était remariée auprès du baron pour bénéficier de sa protection et j’ai dû encaisser l’idée de demeurer infirme jusqu’à la fin de mes jours… Et pour couronner cet admirable tableau, j’ai dû faire un trait sur notre amitié, renier tout ce qui me rattachait à mon passé pour continuer sur des bases nouvelles… Je n’avais jamais connu pareille solitude.
Un sourire triste naquit à la fin de sa tirade. Il couva son interlocutrice d’un œil attendri.
— Au moins ai-je pu enfin effacer ce dernier point. Ça me fait tellement plaisir d’être à nouveau à tes côtés.
— Tâche de ne pas tout gâcher alors ! le titilla-t-elle en tirant fugacement la langue. Et ta vie au manoir ? Ce doit quand même être nettement plus agréable que ton cottage !
— Ma foi, je te mentirais en affirmant le contraire. Le manoir von Tassle a toujours été réputé pour son élégance tant dans son architecture que pour son mobilier. Toutes proportions gardées, la demeure n’est pas des plus imposante mais le domaine possède un vaste jardin très bien entretenu. Sa façade sud s’ouvre sur l’océan. Il y a une serre, un potager, une roseraie sublime, des écuries et une loge de gardien.
— Vous avez beaucoup domestiques ?
— Seulement quatre. Tu as Maxime, le factotum à qui l’on confie les travaux de jardinage et de gardiennage. Sa sœur Émilie qui exerce en tant que femme de chambre et cuisinière. Ils ont dans la vingtaine et ont terminé leurs classes il y a peu. Alexander les a engagés peu après que ma mère et moi-même nous soyons installés chez lui. Comme ils manquent encore d’expérience, ils sont directement rattachés au service de leurs aînés ; le palefrenier Pieter et ma grand-mère, Séverine, qui fait office de gouvernante. Elle et Pieter travaillent pour la famille baronniale depuis plus de trente ans. Ils ont connu Alexander enfant ainsi que ses parents. Je t’en avais parlé il y a longtemps mais mon père a grandi au manoir. Il a connu Alexander alors qu’il n’avait que huit ans et le baron seulement trois. Autant t’avouer qu’ils se considéraient comme des frères.
Ambre écarquilla les yeux pour deux motifs ; premièrement, elle ne se souvenait guère que la grand-mère d’Anselme travaillait au manoir. Ce qui expliquait d’autant plus la volonté du baron de veiller à la sécurité de Judith et de son fils qu’il devait certainement considérer comme un neveu.
Secondement, elle n’avait jamais vraiment compris pourquoi les gens, à l’instar de son père, s’obstinaient à ne posséder qu’un unique emploi durant l’étendue de leur vie. Certes, elle aimait son travail à la taverne mais jamais elle ne pourrait se résoudre à conserver le même poste jusqu’à la fin de ses jours. Si elle avait pu perpétuer ses études et n’avait pas eu Adèle dans les pattes pour la brider pendant une décennie encore, elle serait devenue naturaliste ou exploratrice et aurait vagabondé sur l’entièreté de l’île, y compris par delà la frontière territoriale.
— Et ton beau-père, comment est-il ? s’enquit-elle, ne connaissant de cette éminence que des détails épars, tantôt enjolivés par ses partisans tantôt noircis par quelques opposants de passage.
— Je te mentirais si je te disais qu’il n’est qu’un tyran impitoyable dominé par la hargne et la soif de pouvoir. Rien ne serait plus faux. Même si, en vérité, il est loin d’être un homme tendre et sentimental. C’est avant tout un passionné qui ne recule devant rien et cherche la perfection dans tout ce qu’il entreprend.
» Tu as entendu Isaac le qualifier de chien enragé et, pour le coup, je ne peux le contredire. Il mord, sait ce qu’il veut et comment l’obtenir. Il est extrêmement patient et méticuleux, a confiance en son jugement et en ses capacités. Il a l’étoffe d’un meneur mais contrairement à son mentor, le duc Friedrich von Hauzen, il est largement moins enclin à faire des concessions pour satisfaire un minimum les intérêts du camp adverse, ceux de sa caste plus précisément.
— Ça n’a pas dû être simple pour toi et ta mère de vivre sous la coupe d’un tel homme.
— Je ne te le fais pas dire ! ricana-t-il. J’en ai essuyé des remontrances. Il n’est pas du genre à dorloter et à supporter l’apitoiement. Dès le début, il s’est montré ferme à mon égard. Il n’a pas cessé de veiller à mon rétablissement et m’a toujours obligé à m’exercer pour surmonter mon infirmité quitte à me houspiller sévèrement quand je ne voulais pas m’y plier. Il m’a payé un précepteur pour que je rattrape mon retard et comble mes lacunes. J’ai pleuré plus d’une fois lors de ses interrogatoires pour savoir si j’avais bien retenu mes leçons.
— Et tu oses me dire que ce n’est pas un tyran ? s’étonna Ambre en haussant un sourcil, écrasant rageusement sa cigarette dans le cendrier. Tu venais de perdre ton père et d’enterrer ta vie, la moindre des choses serait qu’il soit assez compréhensif pour te permettre de faire ton deuil et de t’acclimater !
— Justement ! Il savait pertinemment ce que je ressentais. Mon père était non seulement son associé mais aussi et surtout son plus fidèle ami. Apprendre qu’il a été tué par des opposants politiques a été un tel choc pour lui ! Il en a été anéanti au point qu’il est toujours compliqué aujourd’hui d’évoquer Ambroise en sa présence. Alors oui, en me voyant rechigner à me plier à ses exercices, il défoulait ses nerfs sur moi mais il n’a jamais été ouvertement méchant. Je suppose qu’il souhaitait m’endurcir car il se doutait bien de l’accueil qui me serait réservé dans la haute société. Il pensait qu’en se montrant frigide et intransigeant je gagnerais en caractère et ne me laisserais jamais marcher sur les pieds. L’ennui est que je suis très loin d’avoir autant de hardiesse que mon père ou lui. Son acharnement n’a fait que me braquer et me tourmenter davantage. Il a d’ailleurs cessé d’être aussi rude une fois que j’ai obtenu mon diplôme et que je lui ai expliqué que jamais je ne voudrais le seconder en politique. Mon choix l’a déçu mais il n’a pas objecté et a fini par l’accepter.
— Judith n’est jamais intervenue pour te soutenir quand il se montrait trop sadique ?
— Sadique ! par Halfadir tu exagères un peu, ma rouquine ! la railla-t-il en réprimant un rire. Quant à ma mère, elle était plutôt de son côté et approuvait les volontés de son nouvel époux. Malgré leurs très nombreux désaccords, elle savait qu’Alexander souhaitait me protéger et m’instruire pour être un descendant digne d’endosser le nom des von Tassle et le statut de baron. Dès le jour où ils se sont mariés, je suis devenu son héritier. Il avait donc le droit de m’élever comme il l’entendait et, comme je te l’ai dit, il a toujours agi en fonction de mes intérêts futurs…
Il termina son verre et pourlécha ses lèvres ourlées de bière.
— Mais assez parlé de moi, je ne pensais pas qu’en venant te voir j’essuierais un interrogatoire judiciaire.
Ambre se renfrogna. Elle aurait souhaité en apprendre davantage sur la relation qu’entretenait Judith auprès de son second mari qu’un fossé séparait en termes de mœurs et de conditions de vie. Mais la remarque d’Anselme la dissuada de poursuivre. Peut-être le questionnerait-elle plus tard, lorsque leur amitié serait pleinement renouée et qu’elle pourrait aborder de nombreux sujets sans tabou ni honte.
— Alors, ma chère rouquine, qu’avez-vous fait en l’espace de ces quatre longues années ? s’informa le brunet.
Le récit de la jeune femme fut plus concis et amplement moins trépidant que celui du garçon. Anselme l’écouta néanmoins avec un intérêt non feint. Travail, charges domestiques, entretien du jardin et des animaux mais, surtout, veiller et éduquer sa petite sœur rythmaient le quotidien de la noréenne. Elle n’avait rien vécu de notable ou d’événements dignes d’être narrés hormis ses premiers jours à la taverne et la transformation de sa mère qu’elle ne souhaitait nullement aborder ce soir.
— Voilà globalement tout ce que je peux te raconter ! conclut-elle après un soupir de lassitude. Inutile que je t’explique pourquoi je manque de sommeil et que j’ai souvent les nerfs à vif.
Comme pour approuver son état, elle bailla à s’en décrocher la mâchoire. Les aiguilles de la pendule indiquaient vingt-deux heures. Voyant l’heure tardive, Anselme décida de prendre congé et de libérer son hôtesse. Armé de sa canne, le garçon se rendit au comptoir, paya grassement le géant pour ses consommations puis il quitta l’établissement en compagnie de la jeune femme, chaudement couverte de son nouveau manteau incarnat. L’averse tempêtait encore et ne semblait pas vouloir se calmer. Une fois à l’extérieur, protégés par l’encorbellement de la façade, Ambre se risqua à lui demander :
— Au fait, pardonne ma question un peu cavalière, mais as-tu entendu parler du loup qui sévit dans les environs ? Tu vas peut-être trouver ça idiot, mais avec Beyrus, on a pensé qu’il aurait pu s’agir de ta mère. Judith était la seule personne que nous connaissions à posséder un tel totem dans le coin.
Un voile de tristesse passa dans les yeux du garçon et le faible sourire qu’il arborait s’évanouit aussitôt.
— Promets-moi de ne jamais répéter ce que je m’apprête à t’avouer d’accord ? Certes, beaucoup de gens sont déjà au courant mais peu sont au fait des détails de l’affaire.
La jeune femme acquiesça, inquiétée par ce changement brutal de comportement.
Le corbeau déglutit puis se confia :
— Ma mère est morte en octobre dernier. Ça s’est passé une nuit alors qu’elle se baladait sur le versant nord de l’île, non loin de l’observatoire. Son cheval a paniqué et s’est emballé. Il s’est mis à galoper comme un fou jusqu’au rebord de la falaise du haut de laquelle il s’est jeté. Du moins, c’est ce qu’en ont conclu les miliciens arrivés sur place quelques heures après le drame. Alexander s’inquiétait de ne pas voir Judith revenir et a donné l’alerte. Ils ont fouillé les environs et ont aperçu la dépouille de son palefroi complètement disloquée, ses entrailles éparpillées sur les rochers en contrebas. En revanche, le corps de ma mère n’a jamais été retrouvé. On nous a cependant remis son médaillon que les enquêteurs ont découvert coincé entre deux rocs. Elle s’est sûrement noyée, emportée par les eaux.
Ambre fut saisie d’effroi et son cœur éprouva un douloureux pincement à l’annonce d’un tel drame. Elle avait toujours apprécié cette femme douce et aimante qui l’accueillait avec plaisir dans sa maison et la gardait parfois à dîner. Herboriste de métier, elle explorait la lande ou la forêt en quête de simples et proposait occasionnellement aux deux enfants de l’accompagner.
— Je suis sincèrement désolée.
— Rien ne serre de t’excuser. Ce n’est qu’un tragique accident.
La voix enrouée d’Anselme trahissait son désarroi. Ne sachant que répondre, Ambre acquiesça et pressa ses mains dans les siennes. Cette subtile caresse le réconforta. Le baronnet se libéra et alpagua le premier fiacre libre qui traversait la chaussée.
Après avoir indiqué l’adresse au cocher puis salué son amie, il s’engouffra dans le véhicule. Désormais seule, la tête abritée sous son immense capeline cardinale, Ambre marchait d’un pas hâtif le long de l’avenue, éclairée à intervalle régulier par la lumière des réverbères dont les flammes, protégées derrière leurs glaces ornementées, valsaient au gré du vent. Sa bouche entrouverte sous l’effet de l’effort recrachait un nuage de vapeur qui se diluait dans l’air chargé d’un relent âcre d’humus et de pierre mouillée. Elle quitta la ville et emprunta le pont pour pénétrer dans la campagne caligineuse, dépourvue de la moindre source lumineuse et gagnée par les volutes de brume. Elle progressait dans cette oppressante obscurité, ses pieds bottés ralentis par la boue et parvenait à se repérer grâce à sa nyctalopie innée.
Lorsque l’averse s’intensifia, elle accéléra la cadence et courut le long du chemin sinueux sillonné d’ornières et piégé de crevasses. Puis elle s’arrêta soudainement en apercevant deux éclatants points jaunes qui se mouvaient au loin, en haut d’un mamelon boisé, isolé au beau milieu de la lande sans habitation ou sentier à proximité. Elle demeura un instant immobile, le cœur battant vaillamment devant ce phénomène étrange, puis poursuivit sa route quand les lumières s’éteignirent.
Ce doit être des torches… songea-t-elle, frissonnante. Franchement qui est assez fou pour affronter la campagne sous un tel déluge !
Un quart d’heure plus tard, Ambre arriva à son logis, trempée jusqu’aux os et grelottante. Dans la cuisine, son père lisait la gazette du jour, une cervoise à la main. Lorsqu’il aperçut son aînée, Georges partit aussitôt dans sa chambre et en revint avec une serviette. Puis il mit de l’eau à bouillir et lui prépara une tisane. Pendant ce temps, après s’être séchée grossièrement et avoir retiré son manteau, Ambre avalait son repas, composé de sardines et d’un potage de légumes qu’elle engloutissait avec appétit.
— Tu as enfin repris des couleurs, ma grande ! nota-t-il en se rasseyant, d’une voix assez faible pour éviter de réveiller Adèle. J’ai bien cru que tu tomberais dans les vapes tant tu étais livide !
— Oui, merci papa ! répondit-elle en mastiquant goulûment un morceau de pain.
— Tu as travaillé jusqu’à tard, dis-moi ! Je ne me souvenais plus que tu finissais à une heure si avancée.
— C’est normal, Anselme est venu et on a bavardé un plus que de raison. Je n’ai pas vu le temps défilé, excuse-moi.
— Le fils de Judith et d’Ambroise ? s’étonna-t-il en haussant les sourcils. Je n’aurais jamais imaginé vous savoir à nouveau réunis.
— Oh, c’est très récent ! On s’est croisés à la taverne mardi dernier. Il est venu pour avoir de mes nouvelles et vu que ça ne s’est pas trop mal passé, il est revenu aujourd’hui.
Son repas avalé, la jeune femme plaqua ses paumes contre les parois de sa tasse fumante puis poussa un soupir d’aise. La chaleur du récipient conjugué à l’odeur de tilleul baigné d’une cuillerée de miel la rassérénait. Elle se sentait détendue malgré l’affliction qu’elle éprouvait envers le décès de Judith.
— Au fait papa, aurais-tu entendu parler de ce qui est arrivé à sa mère récemment ?
— Tu veux savoir si j’étais au courant de sa disparition ? Oui ma fille, les rumeurs se diffusent vite dans les quartiers portuaires et celle-ci s’est répandue comme une traînée de poudre. Aucun détail n’a cependant été révélé et la presse n’a pas écrit un mot sur le sujet ce qui est chose troublante. À croire qu’il s’agit encore une fois d’une histoire sordide qui impliquerait ceux dont la notoriété ne doit nullement être entachée. Bien que la piste de l’accident soit tout à fait plausible. Il paraît que les autorités n’ont jamais retrouvé son corps. C’est bien cela ?
Elle acquiesça silencieusement. En réfléchissant à la situation, un sentiment d’amertume germa en son esprit.
— Dire qu’Anselme est désormais orphelin… C’est vraiment horrible de savoir qu’il a perdu ses deux parents dans des circonstances obscures ! Il n’a plus que sa grand-mère désormais.
— Ne t’inquiète pas, ma fille ! Connaissant le baron von Tassle de notoriété, je suis persuadé qu’il ne laissera pas ce mystère demeurer. Cet homme fera tout ce qui est en son pouvoir pour retrouver sa femme et démêler l’affaire, voire condamner les éventuels coupables s’il s’agit bien d’un meurtre ou d’un enlèvement.
Ambre grimaça. Même si elle était peu convaincue par sa justification, elle ne rétorqua rien. Son regard fut happé par le journal nonchalamment posé devant elle, dont le titre indiquait ; Nouvelle disparition inquiétante !
Chapitre 11 — C’est dans la boîte ! s’exclama Maud. Heureuse de sa capture, elle se trémoussa…
Merci aux donateurs du mois pour la Tour des Mondes ! ! Leslie V.// Max…
Chapitre 90 : Allons-y, bande de minables ! Il ne neigeait pas encore, mais il faisait…
Chapitre 335 : Les histoires des personnages (1) Diable de rang-62 : Valac.Surgissant d'un désert,…
Chap 330.5.13 L’heure de la décision 1 (Point de vue de Sophia) 「Aah. Quelle…
Merci aux donateurs du mois pour la Tour des Mondes ! ! Leslie V.// Max…