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NORDEN – Chapitre 31

Chapitre 10 – Balade sur l’Andrazure

Un mois s’écoula. En ce début de mai, alors que les premiers rayons de l’aurore embrasaient Norden, les deux sœurs et leur père naviguaient à bord d’un voilier qu’ils venaient de louer au port de Varden. La vieille embarcation fendait les eaux houleuses en direction du large. Sa peinture turquoise s’écaillait par endroits. Ses voiles safranées claquaient avec panache, malmenées par le souffle ardent d’un vent chargé d’embruns, accompagnées dans leur complainte par le carillon des poulies et le grincement des cordages. Les falaises rapetissaient à mesure que le trio s’éloignait des côtes, ne devenant qu’un fin liseré crénelé d’une blancheur diaphane, noyées par intermittence sous des volutes de brumes et des nuées d’oiseaux marins en quête de menu fretin.

Placée à califourchon sur la proue où elle imitait le jacassement des mouettes qui volaient à proximité, Adèle se laissait bercer par le mouvement des vagues, son ciré jaune ondoyant au gré des bourrasques et des secousses. Elle riait, les bras écartés, embrassant avec un plaisir délectable ce vaste domaine vierge aux innombrables mystères. Des larmes d’écume poudraient son visage aux pommettes rougies par le froid matinal et scintillaient au soleil. Pour éviter des torsades de nœuds que son père peinerait à démêler, ce dernier avait natté ses cheveux nacrés.

À l’inverse de sa sœur, Ambre demeurait prostrée à l’arrière, les jambes repliées contre son buste et le regard rivé sur ses pieds bottés. Une vareuse de gros temps emmitouflait son corps grelottant malgré la paire de gants et son épaisse écharpe en laine qui protégeaient son cou ainsi que ses extrémités des intempéries. Elle haletait et tentait désespérément de maîtriser les haut-le-cœur qui la gagnaient. Son teint avait pris une lividité maladive et une bile aigre stagnait dans sa gorge.

Mais pourquoi ai-je décidé de les accompagner finalement ! ne cessait-elle de se répéter, fulminant contre elle-même.

Bien qu’elle soit fille de marin et qu’elle ait grandi sur le littoral, elle avait toujours détesté les grandes étendues d’eau qui déclenchaient chez elle des accès de panique. Par conséquent, elle avait éternellement refusé d’apprendre à nager, même dans des sources plus clémentes et moins profondes. À peine osait-elle barboter dans un ruisseau. Mais le comble de la chose était le symbole de son totem, le chat viverrin, un félin reconnu pour chasser en milieu exclusivement aquatique.

C’est tristement risible ! Heureusement que le corbeau boiteux n’est pas là ! J’aurais essuyé une salve de moqueries de sa part !

— Ça va, ma chérie ? s’enquit son père.

Tandis qu’il manœuvrait, l’homme détourna son regard du gouvernail pour le porter sur son enfant dont l’état l’inquiétait. Afin d’éviter de cracher par-dessus bord l’intégralité de son petit-déjeuner, elle opina d’un faible hochement de tête. Après tout, elle avait insisté pour venir quitte à affronter sa peur, souhaitant profiter un maximum de son géniteur avant son prochain voyage, prévu pour le mardi, soit dans trois courtes journées.

En l’espace de ces cinq semaines d’escale, Georges avait récupéré de sa santé. Travaux manuels, tâches ménagères et aller-retour pour chercher sa plus jeune fille à l’école avaient composé son quotidien, assaisonné d’une bonne dose d’heures de sommeil. Il toussait moins, ses traits s’étaient radoucis et l’éclat de ses iris s’était renforcé. Son apparence avait regagné en prestance depuis qu’il avait taillé sa barbe et noué sa chevelure de feu en catogan.

Une fois qu’il trouva le lieu adéquat, l’officier largua l’ancre. L’embarcation cessa sa valse et se stabilisa, tanguant mollement au gré de l’oscillation des vagues, accordant à une Ambre nauséeuse un répit salvateur. Georges saisit les deux cannes à pêche. Il en tendit une à la fillette qui s’installa sur la banquette à ses côtés et l’aida à hameçonner un petit maquereau frétillant en guise d’appât avant de jeter le fil à l’eau.

Pendant qu’ils patientaient, leur perche calée contre le bois de la coque, le père sortit un récipient isotherme de sa besace et versa son contenu dans trois tasses. Pour réchauffer leur organisme, il avait préparé une soupe de poireau et pomme de terre dans laquelle marinaient des croûtons de pain et des lamelles de lard boucané tranchées finement.

Ne pouvant d’abord rien avaler, Ambre se surprit à voir son malaise s’étioler au fil des minutes écoulées et commença à laper cette collation bienvenue. Elle se risqua même à explorer d’un œil alerte le champ outremer vrillé d’ivoire. Néanmoins, son corps était d’une raideur cadavérique comme en témoignaient ses épaules relevées, ses doigts crispés sur les parois de la tasse et sa mâchoire contractée dont seules les lèvres parvenaient à remuer. Adèle, au contraire, était totalement détendue et caressait la surface paisible des flots de sa main libre.

— Dis, mon papa ! s’exclama la fillette en sirotant son breuvage encore tiède. Tu crois que le Aràn Harphang nous regarde en ce moment ? Je peux lui offrir un bout de lard pour qu’il nous permette de pêcher ses poissons sans être fâché ?

Georges sourit devant sa candeur.

— Oh ! tu sais, je doute qu’une si maigre offrande suffise à rassasier l’appétit d’une telle entité. Sache également que le Serpent est fainéant et qu’il ne quitte pas souvent son royaume pour remonter à la surface. À moins que des raisons impérieuses l’appellent.

Les yeux de l’enfant s’écarquillèrent.

— C’est vrai ? Il ressemble à quoi ?

Qu’importe le fait qu’elle eût d’ores et déjà entendu des centaines de fois ces récits épiques, entremêlant une réalité enjolivée à un soupçon de fantastique, la mouette ne pouvait jamais s’empêcher de questionner son père sur le sujet. De la même manière qu’elle quémandait à maintes reprises qu’on lui lise la même histoire plusieurs jours d’affilée. Au point que son aînée finissait par les détester tant elle ne pouvait plus les supporter.

Georges se racla la gorge et prit une voix de conteur, usant de gestes grandiloquents pour épouser ses dires. Comme décrit dans les livres, Harphang était un gigantesque serpent marin cuirassé d’écailles d’une blancheur nacrée aux reflets irisés dont l’œil droit luit d’or tandis que le gauche était d’une teinte cérulée qui, à l’image de celui des shamans, semblait forer l’âme pour vous sonder intimement. Des barbillons pendaient à son menton et une immense collerette dentelée couronnait le haut de son crâne, prolongée par une crête qui parcourait son dos jusqu’à la nageoire caudale. Sa tête reptilienne à la langue bifide et aux naseaux en amande était aussi grosse que le bâtiment de la mairie.

— Il est la plus imposante créature de ce monde. On dit qu’un seul claquement de mâchoires broie la coque d’un galion et que ses anneaux s’enroulent autour du navire ennemi pour l’étreindre et le couler plus aisément, sans échappatoire pour ses victimes.

— Wahou ! Et il ne vous a jamais attaqué ?

Georges eut un rire franc.

— Bien sûr que non, ma chérie ! Comme Halfadir, Harphang veille sur nous, il est notre hydre protectrice. Il n’y a que lorsque nous faisons naufrage et que l’on se noie qu’il se résout à venir nous chercher pour nous conduire dans son domaine. En cette occasion, il chante une berceuse pour les victimes afin d’apaiser leurs tourments et de les aider à accueillir dignement la mort.

— Il n’est pas très gentil ! se renfrogna la fillette. Pourquoi il préfère vous noyer plutôt que de vous ramener sur la terre ferme et vous sauver ?

Georges posa une main sur sa joue et la caressa tendrement.

— Parce qu’ainsi va la vie, ma chérie. Il ne faut pas aller à l’encontre des lois naturelles et le Serpent l’a appris à ses dépens. Il ne peut sauver ceux dont la fatalité est scellée, même si cela engendre énormément de souffrance à nous autres, pauvres mortels.

Plongée dans ses réflexions, Adèle fronça les sourcils. Ce fut en cet instant que sa canne vibra. Avec l’aide de son père, ils remontèrent le fil au bout duquel une dorade grise avait mordu et se trémoussait. Ils la tractèrent puis libérèrent sa bouche de l’hameçon avant de la glisser dans un seau rempli d’eau saline. L’enfant fut ravie de sa prise et réitéra le processus avec l’espoir d’un nouvel exploit, sous les félicitations de son géniteur.

Ambre ressentit une pointe de jalousie à cette intimité qu’elle ne pouvait partager au vu de son état. Elle éprouvait l’amer sentiment d’être de trop et de briser l’harmonie que le père et la cadette avaient instaurée depuis le début de leur périple. Ayant été fille unique pendant neuf années, il lui avait été très difficile de se sentir délaissée par ses parents au profit d’un marmot braillard et gesticulant. Avant de comprendre qu’elle était encore désirée et qu’elle ne pouvait désormais plus être la seule source de leur amour, scindé en deux parts équitables.

— Pourquoi à l’école la maîtresse nous dit que le Serpent et le Cerf ne se voient jamais ? demanda Adèle, en proie à de nouveaux questionnements. Ils sont fâchés ?

— On peut dire ça, oui ! répondit le père en remontant une prise à son tour.

— Mais pourquoi ils ne se réconcilient pas ? Ils sont frères pourtant ! Ambre et moi on fait bien la paix après s’être disputées. Pourquoi ils ne font pas pareil ?

— Disons que les querelles avec ta sœur ne sont pas aussi importantes que les leurs. Nos Aràn ont beau être très vieux, ils manquent de sagesse et sont incapables de pardonner leurs griefs mutuels. La rancune s’aggrave au fil des ans et envenime leur cœur gangrené par le chagrin et la haine.

Il déposa son loup de mer dans le seau en compagnie de la dorade. La cohabitation fugace entre les deux poissons semblait orageuse au vu du peu d’espace qu’ils avaient pour se mouvoir.

— Je trouve ça triste. Pourquoi ils se sont battus ?

— Ah ! ma fille, tout comme les humains, les Aràn ont leurs secrets qu’ils ne souhaitent en aucun cas divulguer.

— La maîtresse m’a dit qu’il y a eu deux grands combats depuis que les aranéens sont arrivés et qu’à cause de ça il y a eu de graves tremblements de terre qui ont totalement ravagé Iriden et Varden. Elle nous a raconté qu’il y a eu beaucoup de blessés et de morts sous les décombres et du sang partout ! Tu y étais ?

Ambre étrangla un rire à cette déclaration. L’écart entre la morbidité des événements et le ton jovial de la fillette qui narrait son récit avec tant d’entrain se révélait cyniquement sinistre. Elle doutait toutefois que madame Lérot se soit à ce point investie à dévoiler des détails aussi sordides qui, elle le supposait, pouvaient être l’œuvre de son ami Ferdinand.

Georges s’accorda un instant de silence, fouillant dans sa mémoire à la recherche d’une réponse adéquate :

— J’avais seulement quatre ans quand le second séisme est survenu. Je me souviens avoir entendu un étrange hurlement puis senti le sol trembler sous mes pieds dans la foulée. Notre vaisselle avait été chassée de l’armoire et s’était fracassée sur le carrelage, de même que nos livres et nos bibelots. Mon petit voilier en bois a lui aussi été endommagé. J’avais beaucoup pleuré car c’était mon jouet favori. Malgré mon très jeune âge, je revois nettement la réaction alarmée de mon frère aîné Ernest et de ma mère.

Les deux sœurs n’avaient jamais connu leur grand-mère, Adélaïde Roussette, une noréenne de belle éducation et fille d’un armateur, décédée d’une tumeur alors que ses enfants venaient tout juste de débuter leur carrière dans la marine. Leur grand-père, quant à lui, leur demeurait inconnu. Elles ne connaissaient pas même son nom et Ambre soupçonnait, au vu de l’embarras que son père éprouvait à évoquer cet homme, qu’il avait dû abandonner sa femme et ses fils sans le moindre scrupule. À moins qu’il n’ait été un ivrogne, un escroc ou un criminel dont il valait mieux oublier l’existence.

— Les autorités et les services sanitaires sont venus nous voir avec de l’eau potable et des provisions, poursuivit l’officier, les jours suivants, on nous a interdit l’accès à certaines rues où les demeures et la chaussée étaient devenues instables, mais aussi de nous aventurer près du littoral. En particulier vers la baie d’Eraven dont les hautes falaises s’étaient effondrées.

Georges laissa échapper un rire triste, ses yeux voilés par l’émotion focalisés vers l’horizon. Adèle se rapprocha et se lova contre lui, ses bras fluets peinant à effectuer le tour complet de sa taille. Il l’enserra et déposa un baiser sur le sommet de son crâne avant de poursuivre ses explications.

— En revanche, le premier séisme a eu lieu bien avant ma naissance, à l’époque où Varden s’appelait encore Raven et n’était qu’une modeste cité portuaire accolée à Iriden. Il est à l’origine de la création du territoire aranoréen en l’an quatre-vingt-seize et du début des relations commerciales entre Norden et Pandreden l’année d’après, suivi par la grande migration noréenne. Les raisons de ce premier affrontement entre le Serpent et le Cerf sont inconnues mais l’on peut supposer que Hrafn en ait été la cause.

En effet, la date du 19 octobre 296 célébrait l’unification des peuples ainsi que la création du territoire. En ce jour mémorable, baptisé Alliance, un décret fut signé entre le divin Cerf et le maire de l’époque ; monsieur le marquis Ludwig von Eyre. Le manuscrit était encore conservé dans le hall d’entrée de l’hôtel de ville, mentionnant clairement les enjeux et les clauses. Car, en contrepartie de la session du territoire, chaque nef commerciale transporterait en son sein des émissaires diplomatiques, appelés communément espions, qui auraient pour mission officielle de retrouver Hrafn, disparu depuis des siècles.

Selon une rumeur, le corbeau serait maintenu captif par l’un des empires rivaux. Mais qui de l’Aigle providencien ou de la Lionne charitéenne en était le geôlier ?

Un goéland se posa sur le mât de l’embarcation et toisait de son œil jaune les poissons empiégés dans leur seau de fortune, paré à les emporter à la première ouverture.

— Pourquoi Hrafn a été capturé ? s’enquit la fillette en défiant l’oiseau d’approcher.

— Pour la même raison que Korpr a été foudroyé par la flèche d’un harpon, expliqua son père, avant que les empires de Pandreden ne s’écharpent, la guerre a longtemps opposé Norden au continent. Aujourd’hui, la genèse de ce conflit est tombée dans l’oubli mais ses ramifications sont nombreuses et complexes. En étant capturé, Hrafn constitue une pression pour Halfadir d’où le fait que des espions continuent encore et toujours de sillonner Pandreden pour le récupérer.

— Des espions ! Tu en connais, mon papa ? Tu en as déjà transporté à ton bord ?

— Mon collègue James en est un ma fille. C’est un de Rochester et chaque membre de sa famille depuis la signature du traité est entièrement dévoué à cette docte mission, la Noble Cause, comme ils la surnomment. Un véritable honneur transmit de génération en génération.

Un véritable honneur ou bien un terrible fardeau ! songea Ambre, peu convaincue par ces fables qu’on lui avait tant narrées autrefois. Bien sûr, comme toute noréenne respectable, elle ne niait pas l’existence des Aràn. De nombreux éléments en attestent la présence, qu’ils soient d’ordre décoratif, législatif ou iconographique. Or, elle doutait que ces derniers demeurent encore en ce monde qu’ils avaient façonné et protégé des millénaires auparavant. D’après elle, ils n’étaient que des vestiges d’un passé révolu, à l’instar des corbeaux Korpr et Hrafn, du loup Ulfarks et du sanglier Svingars. Et les récents documents attestant leur présence n’étaient que des manigances opérées par le peuple de la Licorne pour prospérer sur cette île qu’ils étaient parvenus à dompter selon leur volonté.

La pêche fut fructueuse et ils rentrèrent au port aux alentours de midi, transportant dans leur seau leur précieux butin composé de deux dorades, d’un bar et d’une dizaine de sardines. Ne pouvant charrier jusque chez eux l’intégralité de leurs prises, ils vendirent les plus gros poissons à la criée, ne conservant dans leur besace que les sardines éventrées et décapitées, emmitouflées sous des couches de papier journal. Puis Georges distribua la somme récoltée à ses filles. Le pécule était maigre mais Adèle savait déjà où elle dépenserait son dû, la boulangerie de la Mésange Galante et ses merveilleuses friandises lui traversant l’esprit.

Le trio longea les docks bondés de marins surmenés, esquivant les amoncellements de caisses, de tonneaux et de sacs toilés encombrés de poissons et crustacés fraîchement ponctionnés à la mer. Devant chaque navire amarré, des caboteurs déchargeaient les victuailles sur les pontons glissants, aux planches de bois branlantes et vermoulues. Des files de charrettes et tombereaux, tractés par d’imposants chevaux de trait patientaient le long de l’avenue aux pavés noyés sous les flaques d’eau et les tapis de vase. Les bêtes piaffaient et renâclaient, broyant leur mors avec nervosité tant l’animation environnante agressait les sens.

Le vacarme heurtait les oreilles, en particulier les éclats de voix des vendeurs qui hurlaient pour se faire entendre par delà le craquement des cargaisons, le roulement des véhicules, les morsures du fouet ou le claquement métallique des sabots ferrés. Le tout supervisé par les cris stridents des divers laridés dont les silhouettes plumées pullulaient, qu’importe la présence des chats et chiens errants pour les courser.

L’air moite charriait des relents putrides de marée et d’algues décomposées, conjugués aux amas de crottins étalés sur la chaussée, aux nuages de fumée échappés des conduits de cheminée ainsi qu’aux odeurs corporelles fortement écœurantes telles que la sueur des travailleurs ou le parfum musqué de la clientèle.

Ambre grimaça et se boucha le nez, gênée par cette pestilence qui accentuait sa nausée. Adèle ne semblait pas incommodée par le chahut ou le champ olfactif et se faufilait entre les obstacles qui se dressaient devant elle. Minuscule point blanc et jaune, aussi visible qu’un poisson exotique dans un banc de harengs.

Les deux sœurs suivaient docilement leur père, habitué à déambuler dans ce chaos organisé. À leur droite, boutiques et tavernes se succédaient à la chaîne, indiquées par des enseignes tant variées que bariolées, bien mises en évidence sur ces façades cendrées, en pierre grise érodée, parfois égayées de colombages. Des affiches de propagandes avaient été placardées sur certaines, souvent pour dénoncer la faible rémunération des caboteurs et convoyeurs comparée à la rudesse de leurs conditions de travail.

Ils arrivèrent à la place des Libertés qui séparait les deux ports. L’un destiné à la pêche locale, qu’ils venaient de quitter, et l’autre réservé au fret, là où le voilier de leur père était amarré. Cette seconde zone portuaire, plus prestigieuse et nettement moins encombrée, accueillait les navires alloués aux échanges commerciaux, notamment l’Alouette et l’Hirondelle mais aussi les navettes desservant la côte est et le territoire Hani, le Fou de Bassan étant la plus réputée d’entre elles. Georges invita ses filles à pénétrer dans le Fulmar qui fume, une taverne respectable où l’officier et ses coéquipiers se rendaient régulièrement. À peine entré, l’homme salua le maître des lieux et partit s’installer à l’une des rares tables disponibles.

Une fois assise, Ambre soupira d’aise et son estomac gargouilla aux alléchants fumets émanant de la cuisine. Les sœurs commandèrent un haddock pané, leur spécialité — trois filets de poisson enveloppés d’une panure croustillante et baignée dans de l’huile de friture — tandis que le père s’orienta sur des moules marinières accompagnées d’une bière brune mousseuse. On demanda également un pichet d’eau et des rince-doigts.

Les plats furent servis rapidement, au grand soulagement des deux jeunes affamées qui se jetèrent sur leurs bâtonnets de pomme de terre et leurs filets qu’elles trempaient dans une sauce crémeuse assaisonnée d’ail et de ciboulette.

Ils mangeaient sans un bruit, concentrés sur les saveurs qui titillaient leurs papilles, jusqu’à ce qu’un homme vienne interrompre leur repas.

— Georges, quelle surprise ! Je ne m’attendais pas à vous trouver ici aujourd’hui lieutenant !

À l’entente de cette voix gutturale, Georges se redressa et, après avoir essuyé ses paumes visqueuses à l’aide de son rince-doigts, salua son homologue d’une virile poignée de main.

— Je peux également te retourner l’affirmation, Rufùs ! Je t’en prie, assieds-toi et bois un verre avec nous !

— Avec plaisir ! Mes hommages mes demoiselles ! ajouta-t-il en gratifiant les sœurs d’une courbette polie.

Il héla un serveur, commanda une bière puis s’installa en face de son ami de longue date qu’il dépassait aisément du haut de son un mètre quatre-vingt-dix. D’origine noréenne et digne descendant du peuple loup ulfarks, sa peau, sa chevelure ainsi que ses iris étaient d’une noirceur ébène qui n’avait d’égale que la blancheur de cygne de la cadette.

Alors qu’elle continuait à déguster son plat, Ambre écoutait la conversation qui venait de s’engager entre les deux hommes.

— Comment s’est passé ton séjour à Wolden ? s’enquit Georges en reprenant son repas, saisissant une frite qu’il trempa dans sa marinade vinée aux échalotes.

— Aussi bien que je pouvais l’espérer. Même si mon père se révèle de plus en plus pugnace et acariâtre. L’âge lui fait perdre la raison mais il refuse de passer le flambeau à Salazàr. Il juge mon frère aîné encore trop ardent et irréfléchi.

— Tant qu’il ne nous déclenche pas une guerre pour imposer sa future autorité ! répondit Georges avec une pointe de sarcasme. La côte orientale a déjà eu tant de soucis avec vos dirigeants par le passé. Combien de fois le comte de Laflégère a hurlé au scandale car ses voisins territoriaux franchissaient la frontière pour aller piller plus au sud.


— Le coq n’apprécie guère le corbeau et la licorne mais il les respecte et sait qu’il a beaucoup à obtenir de nos échanges mercantiles. Cela ne l’empêche pas de convoiter la côte est et ses nombreuses richesses. Hangàr rêverait de négocier auprès d’Halfadir pour agrandir son territoire qu’il juge trop insuffisant pour sa population en éternelle croissance ! Sans compter que nos sols sont chaque année plus stériles et pollués à cause de l’extraction du minerai. Nos mines s’élargissent, ruinent nos cultures et souillent nos nappes phréatiques.

— Un rêve impossible ! Jamais le Aràn n’accédera à votre requête. Il ne pardonnera pas de sitôt ce que votre ancien chef a osé lui infliger pendant des décennies. Le Cerf est réputé pour être rancunier !

— Saùr est de l’histoire ancienne et ne nous concerne plus désormais. Il est le symbole de la scission territoriale. Du haut de ses deux siècles et demi d’existence, il règne encore et toujours dans les carrières sud auprès de notre peuple ancestral. À l’inverse, le Coq hardi est universel. À ce titre, Hangàr exige pouvoir renégocier un contrat et réclamer une plus grande partie de votre territoire. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que mon père m’a forcé à travailler en tant que lieutenant sur ce navire au long cours. Il souhaite exprimer son engagement auprès du Aràn et lui prouver que lui aussi s’intéresse intimement au sort de Hrafn.

— Si le Cerf accepte finalement cet arrangement, je n’ose imaginer les querelles que cela va engendrer entre nos nations. Nos dirigeants vont grogner au même titre que nos ancêtres n’étaient pas bien réjouis d’accueillir le peuple de la Licorne et de remodeler leurs délimitations.

Rufùs hocha la tête. Leur entretien se poursuivit sur des notes plus légères. Une fois sa bière achevée, le Hani décida de prendre congé, ayant encore de nombreuses charges à régler avant le départ prochain de l’Hirondelle. Il salua son confrère ainsi que ses filles puis sortit d’un pas alerte, les laissant terminer tranquillement leur repas.

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