Chapitre 32 – Les rivaux
— Je vous avais averti, Alexander !
Les mots prononcés par l’homme étaient cinglants. Le Baron décrocha son regard de sa défunte femme et leva la tête, scrutant son interlocuteur avec mépris. Le Duc von Hauzen se dressait juste devant lui. Une tension latente envahit l’atmosphère ; les deux rivaux devaient parler, attendant cette conversation depuis bien longtemps.
— Je présume que vous étiez au courant de l’affaire ? demanda le maire d’un ton solennel.
— C’est exact.
— Je me suis toujours demandé si Judith vous avait mis au courant de la petite entrevue que j’avais entretenue avec Enguerrand. Puisque je suppose qu’elle a dû nous apercevoir au manoir pour oser faire un tour à l’observatoire. J’ai vite compris qu’elle n’était pas morte ce soir-là, qu’elle avait pris sa forme animalière et avait fui.
— Vous avez bien supposé, en effet. Votre conversation l’avait fortement troublée et elle ne pouvait se résigner à laisser ce pauvre malheureux livré à ce triste sort.
— Quelle femme charmante ! Il est vrai que mes hommes avaient repéré ses habits sur la berge quelques mètres avant la falaise. De toute évidence, elle s’était changée juste avant la chute. Bien sûr, pour ne pas ébruiter ce scandale j’ai gardé cela secret. Je vous avoue que j’ai craint que vous interveniez dans mes affaires. Je vous ai déjà comme rival et concurrent politique. Je ne voulais pas vous avoir en plus sur le dos pour un fâcheux incident !
— Fâcheux incident ! répéta le Baron avec rage, les dents serrées. Je vois que vous ne manquez pas de compassion lorsque vous évoquez la mort d’un être qui m’est cher. Vous allez donc me dire enfin ce que vous manigancez ? Pourquoi est-ce que vous enlevez de pauvres enfants noréens pour les envoyer sur la Grande-terre ?
— Je peux vous le dire, en effet, puisque je compte vous évincer suite à cela, vous allez plonger avec moi et nous laisserons notre territoire aux mains de l’Hydre qui seront les plus aptes à diriger. Au vu de ce qu’il vient de se passer ce soir, je suis perdu de toute façon. Il serait cruel pour moi que je vous tue, vous m’avez accordé tellement de tracas avec votre arrogance et votre hargne de chien de chasse que je ne compte pas abréger vos souffrances aussi facilement. Sachez que j’ai le cœur lourd et que je ne suis absolument pas fier de mes actes et vous m’y avez poussé d’une certaine façon. Je commence à être éreinté de cette situation et de cette pression que je subis depuis tant d’années maintenant. Je deviens fou. Seuls quelques-uns de mes plus fidèles partisans sont au courant de cette histoire, si sinistre et obscure, je l’avoue, mais néanmoins nécessaire car il en va de la survie de Norden tout entière.
Le Baron haussa un sourcil et eut un rictus.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir Friedrich, soyez plus clair !
L’homme laissa échapper un rire, l’insolence de son interlocuteur l’amusait. L’arme pointée sur son rival, il lui ordonna de jeter la sienne au loin. Le Baron jura et s’exécuta.
— Alexander, commença-t-il gravement, vous savez que je suis maire depuis maintenant un certain nombre d’années, vingt-deux ans pour être précis. Je sais que vous convoitez ce poste depuis longtemps et vous en avez la trempe. Cependant, le statut de maire incombe énormément de tâches et de décisions douloureuses. Parfois, certains sacrifices sont nécessaires pour maintenir l’ordre et permettre à la majorité de survivre.
Le Baron fronça les sourcils et le toisa.
— Et donc ? cracha-t-il. Quel avantage y a-t-il à enlever des enfants ? Vous voulez les vendre ? Pourquoi donc, pour de l’argent ? Par souci d’eugénisme peut-être ?
— Je vous pensais beaucoup plus réfléchis Baron, ces années auprès de la noréenne et de son fils ont fait chuter vos capacités cognitives. C’en est navrant !
Alexander grogna, piqué au vif dans son égo.
— Cela fait maintenant plus de trois siècles que notre peuple s’est installé sur cette île dans l’espoir d’y fonder une société harmonieuse et paisible. Par chance, dirons-nous, il se trouve que les noréens ont eu les mêmes espoirs d’avenir et nous ont accueillis en leur sein. C’est d’ailleurs pour cela que notre société, loin d’être parfaite, fait tout son possible pour pouvoir maintenir ce havre de paix entre les peuples. Même si depuis nos échanges commerciaux avec Pandreden certains d’entre nous ont fait fortune et se sont crus supérieurs à nos compatriotes noréens, au point de les dénigrer, je tente malgré tout de rétablir un soupçon d’équité entre nos deux peuples. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi une noréenne en secondes noces, ma très chère Irène, aussi douce qu’une vipère et aussi protectrice qu’une hyène. Or ces familles dont nous descendons vous et moi sont pour la plupart réfractaires et difficiles à convaincre. Elles veulent continuer d’imposer leur suprématie sur l’île. L’Élite est impitoyable…
— Quelle société parfaite, en effet ! Et c’est vrai qu’il n’y a jamais eu la moindre insurrection ni le moindre scandale durant votre mandat ! ironisa le Baron.
— Ne soyez pas impertinent. Sachez qu’un désastre est en train de se passer. Une menace provenant de la Grande-terre elle-même, de l’empire de Providence pour être plus précis. Notre vie en totale autarcie nous a coupés du monde, et ce depuis de nombreuses années. Notre société, bien qu’avancée technologiquement par le passé se retrouve à présent complètement obsolète. Les empires de Pandreden continuent leur grande ascension et expansion. Ils ne tarderont pas à envahir Norden à nouveau. Et Alfadir n’est plus en mesure de pouvoir les repousser.
— Alfadir ? s’étonna le Baron. C’est bien la première fois que je vous entends mentionner le nom de cette entité.
— Effectivement, voyez-vous, le Aràn Alfadir est la seule entité capable de mettre à mal la menace de Pandreden. Comme vous avez dû l’apprendre dans votre jeunesse, c’est une entité mystique vivant au cœur des terres noréennes. Les noréens disent de lui qu’il est l’âme de Norden, son protecteur, leur Hjarta Aràn. Il a déjà repoussé plusieurs de ses assaillants par le passé. Pire encore lorsque le Aràn Jörmungand a pris le relai. Jadis, leur puissance était redoutée de tous, au point que les peuples de la Grande-terre étaient terrifiés et n’osaient mener un débarquement sur l’île ou même s’en approcher. C’est pour cela que nous avions conservé notre suprématie sur ces mers. Et pour assurer la protection de notre havre de paix, nos espions missionnés depuis de nombreuses années en terres étrangères nous ont rapporté de terribles nouvelles à propos de la volonté de nos ennemis. J’ai appris il y a quelques années qu’une attaque sur Norden était imminente. La peur des deux Aràn s’est estompée depuis que nos ennemis ont créé une arme redoutable qui puisse contrer leur toute-puissance.
— Votre théorie est de plus farfelue Friedrich. À vous entendre, j’ai l’impression que vous travaillez pour Alfadir lui-même. C’est à croire que vous délirez.
— Pourtant ce que je vous dis est vrai, que vous le croyiez ou non. Je n’ai jamais croisé Alfadir, mais j’ai des informations confidentielles à son propos et je travaille à la solde de quelqu’un qui pourrait tout à fait l’évincer à présent. Sachez juste que les puissants de Pandreden étudient Norden depuis longtemps. Et ces gens semblent de plus en plus s’intéresser au « don » si particulier de nos colocataires qu’ils ont, d’une certaine manière, réussi à apprivoiser et à percer le mystère.
— Ne me dites pas que vous avez alors volontairement échangé ces enfants contre des faveurs ! s’indigna le Baron.
— Je vous retrouve bien là ! ricana le Duc. Et vous n’avez pas tout à fait tort. J’ai effectivement échangé ces enfants mais pas pour une quelconque valeur marchande, non. Il y a que ces enfants, tous noréens, sont extrêmement convoités et que par conséquent, ils représentaient notre seul et unique salut pour sauver cette île. Leur transformation est quelque chose d’unique et nos ennemis paieraient cher pour posséder des spécimens afin de les étudier et de pouvoir subtiliser leur don.
— Vous êtes ignoble ! Je vous savais impitoyable, mais là vous provoquez en moi un profond dégoût. Aucune vie ne mérite d’être jetée en pâture ainsi.
— Ne faites pas l’oie blanche, Alexander ! Vous et moi, nous sommes pareils. Nous voulons tous les deux maintenir cette île dans l’harmonie, et ce, quoiqu’il en coûte. C’est d’ailleurs pour cela que je vous ai toujours fondamentalement détesté autant que respecté. Vous et moi sommes indispensables à la survie de cette île.
— Quelle délicate intention ! railla le Baron. Néanmoins, cela ne vous empêchera pas de me tuer, j’imagine. Pensez-vous seulement que je pourrais garder ce que vous venez de me dire uniquement pour moi ?
Le Duc rit devant la sollicitude de son rival.
— En effet, car je ne compte vous dévoiler qu’une infime partie des éléments, assez pour vous piquer au vif mais fort peu pour vous permettre d’émettre des hypothèses tangibles. Je veux vous laisser ruminer, vous voir rongé de l’intérieur par ces événements qui sonnent dans votre esprit comme une incompréhension totale, un acte insensé, alors qu’il n’en est rien ! Vous aurez tout le temps d’y réfléchir en prison, avec moi, s’ils me laissent vivre. Et je porterai sur vous un visage empli de délectation. Nous sommes enchaînés mon cher Alexander, et ce depuis de ce foutu incident qui a ruiné ma vie autant que la vôtre.
— Quel beau projet et je me réjouis bien de savoir que vous souffrez également ! Mais plutôt que de ruminer le passé, puis-je donc savoir, comment avez-vous réussi à renouer contact avec nos futurs envahisseurs ?
— Le salut me fut venu il y a quatre ans de cela avec l’arrivée sur Norden de deux fils de bonne famille, ces messieurs Enguerrand et Charles. Grâce à leur aide, j’ai pu entrer directement en relation avec les éminences de l’empire de Charité, le plus farouche opposant de l’empire de Providence avec lequel nous commerçons et qui possède l’arme tant redoutée. Ainsi j’ai pu nouer un accord diplomatique avec l’empereur de Charité lui-même. Ces deux braves garçons cherchaient désespérément à laver leur honneur déchu et à sauver leur peau ainsi que celle de leur ami captif. Je les ai donc engagés à ma solde et leur ai promis un avenir prospère s’ils m’obéissaient.
— Vous êtes bien magnanime. Je me disais bien qu’il était fort étrange que vous laissiez votre fille Meredith épouser un homme d’aussi basse lignée.
— Oh ! ma pauvre fille, si seulement elle savait !
Il y eut un moment de silence. Le Duc, las d’être debout, s’installa sur un gradin, son arme toujours pointée en direction de son rival.
— Comme je viens de vous le dire, cela fait plusieurs années que nos ennemis lorgnent Norden et prévoient une attaque afin de capturer les noréens qui s’y trouvent. D’autant que notre défense maritime n’est plus ce qu’elle était. Jörmungand entêté dans son orgueil et dans sa colère ne se laisse plus convaincre d’effectuer son travail de protection sur ces mers depuis plus de trois siècles. Alfadir a tenté il y a une quarantaine d’années, encore, de le raisonner mais cela n’a fait qu’accentuer son courroux. Un combat acharné a eu lieu entre ces deux entités et Alfadir s’en retrouva grièvement affaibli. Son seul nom suffit encore à effrayer nos ennemis mais si par malheur, ils se rendent compte que notre système de défense est brisé. Ils ne tarderont pas à déferler ici et à provoquer un véritable carnage.
— Je suis désolé Friedrich mais vos références à ces pseudodivinités me laissent perplexe. Vous êtes rongé par la folie. Sinon, comment oseriez-vous me sortir de telles élucubrations ! Jörmungand et Alfadir ne sont que des légendes, des divinités créées par le folklore noréen pour tenter d’expliquer leur don mystique. Les Aràn, tout comme les Pandaràn, ne sont pas réels !
— Croyez ce que vous voulez Alexander. Vous me décevez terriblement. Je vous pensais érudit. C’est à croire que vous n’avez jamais étudié en détail l’histoire de Norden et de son « folklore » comme vous dites. Car si vous vous étiez penché un minimum là-dessus, vous auriez compris pourquoi nos navires effectuent la traversée de ces mers, pourquoi nous sommes les seuls à n’avoir jamais accosté sur cette île et surtout à être autorisés à y rester !
Alexander jura. Il se sentait injustement humilié et les paroles de son interlocuteur l’exaspéraient.
— Notre seul salut était de gagner du temps avant que notre protecteur ne soit rétabli, poursuivit le Duc, en apprenant par ma plus fidèle émissaire l’arrivée d’une invasion imminente, mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai donc dû élaborer au plus vite, sur ordre de mes supérieurs, une stratégie afin de gagner quelques années supplémentaires. En espérant qu’Alfadir soit assez fort pour préserver l’île le moment venu. Une idée affreuse leur traversa alors l’esprit. Je m’en voulais de devoir la mettre à exécution et de me plier à leur volonté. Mais je tenais avant tout à faire mon devoir ; en tant que maire, je me dois de protéger mes concitoyens, noréens comme aranéens. J’ai donc pris contact avec cet Enguerrand afin de lui proposer un marché. Le jeune homme devait convaincre son père de ne pas attaquer l’île tout de suite. C’est ainsi que je suis entré en contact avec le puissant empire de Charité.
Il porta une main tremblante à ses lèvres et toussa.
— En échange de sa protection nous lui fournirons certains noréens afin qu’il ait l’ascendant sur son ennemi et se livre dans une guerre sanglante. L’empereur savait bien que Norden était convoitée par Providence et qu’avant de parvenir jusqu’à nous, ils allaient devoir se livrer bataille. Il ne voulait pas se mettre des concurrents à dos une fois arrivé sur l’île. Il a donc accepté ma proposition de lui envoyer des spécimens noréens. En contrepartie, il épargnera Norden et nous défendra en cas d’attaque ennemie. Je nous ai donc créé un allié puissant mais extrêmement redoutable. Un enfant cédé, une année de paix. Tel est l’accord que nous avons passé et je leur en ai laissé treize pour l’instant. Je me doute bien qu’il les utilisera à des fins plus que malsaines. Mais au moins, j’ai bon espoir qu’il utilisera le don de ces noréens afin de se livrer bataille sur Pandreden et non de s’acharner sur notre île. J’ai sacrifié ces enfants, j’en ai conscience. Je m’en veux sincèrement. Mais que vaut le sacrifice d’une poignée d’individus au profit de la préservation de notre nation tout entière ?
— Vous êtes ignoble ! vitupéra le Baron. Qui sont donc ces supérieurs que vous semblez tant craindre ? Des providenciens ? Des charitéiens ? Des Nordiens même ?
— Ceci mon cher sera la graine néfaste que je laisserai germer dans votre esprit afin qu’elle se déploie et vous ronge les entrailles.
— Dites-le-moi ! Sinon j’ai bien peur de ne vous laisser aucune chance de survie en prison. Je n’ai rien fait qui puisse m’être reprochable, von Dorff ne peut me condamner ! Vous êtes le seul fautif. Un enleveur d’enfants et un traître, un assassin de notre patrie ! Vous feriez mieux de m’éliminer, car je ne tiendrai pas ma langue, sachez-le !
— Par Alfadir, Alexander ! Cessez vos remarques méprisantes ! Vous n’êtes clairement pas mieux que moi ! Dois-je vous rappeler que vous avez voulu faire assassiner cette pauvre noréenne, l’amante de votre fidèle renard !
— C’était sous le coup de la colère, Friedrich ! objecta le Baron. Cette femme venait de gâcher ma vie et vous avez tout fait pour me rabaisser suite à cela. Tout cela pour garder votre influence et sauver vos hommes ! Ou plutôt, devrais-je dire, les hommes de l’Hydre !
Le Duc, agité et vacillant, sortit de sa poche un sachet. Il prit l’unique pastille vert sombre qui s’y trouvait et la porta à sa bouche afin de la croquer. Le voyant faire et reconnaissant de quoi il s’agissait, Alexander afficha une expression de stupeur mêlée d’effroi. Son adversaire ferma les yeux, inspira profondément et se laissa envahir par la douce sensation que venait de lui provoquer le cachet.
— Il n’y a pas que la vôtre qu’elle a gâchée soyez en certain ! ricana le Duc. Et il fallait bien cela, vous aviez les dents trop longues et je ne supportais plus votre défiance perpétuelle, vous êtes aussi enragé qu’un chien !
Friedrich eut un rire sardonique. Il rouvrit les yeux, dévoilant deux pupilles dilatées à l’extrême.
— Et puis, vous n’aviez pas l’air malheureux lorsque vous dansiez lors de l’Alliance dans les bras de sa charmante fille aînée.
Traversé d’un frisson, le Baron se révolta.
— Comment osez-vous…
— Oh comme je n’aurais jamais dû vous reparler de cet événement et de cette effroyable femme ! Je ne sais pas ce qui m’a pris de vous dévoiler cette lettre alors que j’avais tout fait pour dissimuler son existence, jusqu’à même dérober ces foutus registres. Un coup de sang certainement ! Oui, très certainement au vu de tout ce que je viens de perdre à jamais ! Et une envie supplémentaire de vous voir plonger avec moi ; de ne pas être seul à souffrir de cette monstrueuse affaire !
— Que voulez-vous dire par…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’une deuxième arme était pointée sur lui. En voyant son rival perturbé, le Duc se retourna.
Devant eux se tenait Ambre, trempée et grelottante, une arme à la main qu’elle venait de ramasser. Elle avait le regard dur et défiait les deux hommes avec sévérité.
— Mademoiselle Ambre ! s’exclama Friedrich avec effarement. Vous êtes vivante !
— Lâchez votre arme, monsieur, et jetez-la loin de vous ! lança-t-elle froidement.
Se sentant en danger, l’homme envoya valser son revolver puis tenta un pas amical en sa direction et s’inclina.
— Je ne pense pas m’être présenté. Je suis le Duc Friedrich von Hauzen, maire des villes d’Iriden et de Varden.
Ambre demeura muette et totalement impassible, bien qu’une étrange sensation, dont elle ne connaissait pas l’origine, la troublait. Il continua son avancée, le regard empli d’une lueur étrangement malsaine.
— Mais je suppose que vous le saviez déjà, mademoiselle. Meredith m’a énormément parlé de vous. Vous êtes très amies si j’ai bien compris…
— N’approchez pas ! le coupa-t-elle, cinglante.
Le Duc se trouva hébété, la jeune femme n’était visiblement pas encline à bavarder avec lui. Elle focalisait son attention sur le Baron qu’elle maintenait en joue. Ce dernier soutenait son regard. La tension entre les deux rivaux était palpable et, pour une fois, la noréenne avait l’avantage.
— Je vois que vous n’êtes pas morte, railla-t-il, avez-vous retrouvé votre sœur ?
— Adèle va bien. Je l’ai mise à l’abri avant de retourner sur les lieux et de voir les deux personnes que j’avais le moins envie de retrouver ! articula-t-elle sèchement.
— Et Anselme ? Ne me dites pas qu’il vous a faussé compagnie alors que vous tentiez de la retrouver ?
— Anselme est mort !
Ces paroles eurent sur le Baron l’effet d’un coup de poignard en plein cœur.
— Que… que dites-vous ? bredouilla-t-il, le souffle court et les yeux grands ouverts.
— Anselme est mort ! répéta-t-elle plus fortement. Il s’est jeté sur un des hommes afin de protéger sa mère. Il est tombé du haut de la falaise.
— Vous… vous mentez…
— J’aimerais tellement que ce soit le cas !
Le Baron commençait à trembler et son visage, devenu livide, affichait un affreux rictus.
Ravi de cette alliée inattendue, le Duc annonça :
— Oh ! quel miracle ! Je vous pensais morte chère enfant, tuée par cet effroyable loup ou enlevées, vous et votre petite sœur. Me voilà rassuré de vous revoir vivante.
Il se frotta les mains, atteint d’une exaltation soudaine, les yeux brillants d’un éclat de folie.
— Mon cher Baron, dit-il en se penchant vers lui, je vais pouvoir me passer de vous finalement…
Il regarda son rival de ses yeux noirs écarquillés, dont juste l’infime bordure de son iris marron était visible, et lui adressa un sourire carnassier. Puis il porta son intérêt sur la nouvelle venue.
— Ma chère, nous savons tous les deux que cet homme est mauvais. Il est votre principale source de conflits et c’est à lui que vous devez tous vos malheurs.
Le Baron serra les poings et grogna.
— Après tout, il a voulu tuer votre mère de sang-froid alors qu’elle était enceinte et il vous a par la suite interdit de côtoyer votre amant. Cet homme est un tyran et il ne cessera de vous hanter si vous décidez de l’épargner…
Lasse de l’entendre parler, Ambre leva la main pour l’interrompre. Elle prit une grande inspiration et remarqua une effluence inhabituelle, à la fois désagréable et terriblement attractive, qui fit émerger en son esprit des images floues. Ne voulant pas se laisser déconcentrer, elle s’avança lentement en direction de son bourreau avec l’envie irrésistible d’appuyer sur la gâchette. Le Baron, toujours assis avec la dépouille de Judith sur les genoux, eut un rire aigre.
— Ainsi donc, ce sera vous mon exécuteur ! En même temps, à qui d’autre pouvais-je m’attendre ! Je savais que vous seriez une cause de tourment pour nous. Si Anselme n’avait pas succombé à vos charmes et ne serait pas venu vous aider alors il serait encore vivant à l’heure qu’il est ! Vous avez donc sa mort sur la conscience, mais cela ne doit pas être trop compliqué à encaisser pour vous j’imagine ?
Un frisson parcourut l’échine de la jeune femme. Elle déglutit péniblement, les mains tressaillantes.
— Comment osez-vous ! feula-t-elle.
— Comment est-ce que j’ose ? Vous venez de détruire une vie et qui plus est celle de votre meilleur ami et amant. Comment voulez-vous que je ne sois pas furieux contre vous ! Vous êtes folle à lier, un monstre impitoyable sous votre joli minois.
Ambre grogna mais, sans savoir pourquoi, n’osait toujours pas appuyer sur la détente. Pourtant, le Baron était là, juste devant elle, vulnérable. Le Duc, pris de tremblements à cause de la substance psychotrope qu’il venait d’ingérer, tenta d’attiser sa colère.
— Ma chère, regardez cet homme et n’ayez aucune pitié pour lui ! Voyez comme il vous a anéantie, comme il vous a molestée. Sans lui, votre mère serait encore vivante, auprès de vous. C’est à cause de sa colère et de son arrogance qu’il l’a fait se transformer. Vous vous êtes retrouvée seule avec votre petite sœur sur les bras, sans famille. Il a gâché votre vie, votre avenir. Alors, laissez-vous enivrer par votre colère et libérez-vous de son emprise machiavélique.
Après un temps sans bouger, un éclair de lucidité traversa la noréenne qui dévia l’arme de sa trajectoire pour la pointer sur le Duc. Les deux hommes, choqués de ce revirement soudain, la regardèrent avec incompréhension.
— Non, c’est faux ! rétorqua-t-elle. Cet homme, bien qu’abominable et abject, n’est pas à l’origine de mon mal.
— De quoi parlez-vous ? demanda le Duc, interloqué.
Ambre les toisa tour à tour. Les tremblements s’intensifiaient et elle sentit la fureur la pénétrer, une sensation grisante de violence et de haine, accentuée par ce miasme âcre qui persistait dans l’air et l’aguichait.
— Le vrai bourreau dans cette affaire est ma mère ! C’est à cause d’elle que nos vies ont basculé. Si ma mère n’avait pas agi ainsi, Ambroise serait encore vivant et Anselme également. Et cet homme…
Elle pointa le Baron d’un doigt accusateur.
— Cet homme ne serait pas aussi malsain qu’il ne l’est aujourd’hui. Alors oui je suis furieuse contre lui mais je suis surtout furieuse contre ma mère ! Je hais profondément cette femme. C’est de sa faute si j’ai perdu mon unique ami. Il m’a été arraché pour être élevé par ce tyran. Pourtant lui et moi avons vu nos vies brisées en un claquement de doigts tout ça parce que cette femme a commis l’irréparable !
Un long silence s’ensuivit. Plongé dans le mutisme, Alexander observa Ambre qui lui coula un regard en coin, continuant de viser le Duc de son arme.
— Ne faites pas un geste que vous risqueriez de regretter, mon enfant ! somma Friedrich. Vous ne comptez pas tirer sur moi je l’espère ?
— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, monsieur ! Il m’a semblé comprendre qu’Enguerrand et Charles travaillaient pour vous. Je n’ai pas eu le fin mot de cette histoire d’enlèvement mais je crois que vous aussi y êtes mêlé. Je ne sais pas ce que vous recherchez chez moi mais apparemment cela fait longtemps que vous nous visiez ma sœur et moi ! J’aimerais bien savoir ce qu’Enguerrand a découvert à mon propos et comment étiez-vous au courant que nous étions des « spécimens à part » comme il me l’a avoué !
— Les spécimens H, marmonna Alexander en se souvenant des paroles rapportées de Judith.
Le Duc eut un mouvement de recul, son regard trahissant l’effroi. Ce geste n’échappa pas au Baron qui, bien qu’en mauvaise posture, esquissait un sourire en coin, ses yeux mi-clos tournés vers Ambre dont il décortiquait chaque mouvement.
— Cela ne vous regarde pas ! trancha le Duc. J’en sais déjà beaucoup sur votre cas et celui de votre sœur. Sachez que je ne partagerai pas ces informations avec un monstre de votre genre ! Votre mère, Lui et vous Baron avez ruiné ma vie ! Et Irène ! Oh Irène, la plus impitoyable créature de ce monde ! Vous m’avez tous rendu fou ! J’ai perdu ce que je possédais de plus cher à cause de vous ! Comme je m’en veux de ne pas avoir eu la décence de vous faire tous arrêter ou supprimer. Vous êtes de la vermine grouillante et vous allez rogner Norden jusqu’à la moelle.
Ambre feula et montra les dents.
— Ne me défiez pas, monsieur ! Je ne vois pas ce que je vous ai fait ! Si vous en voulez à ma mère, sachez que je ne suis nullement comme elle ! Même si je n’ai aucune envie d’être indulgente envers vous ! Vous mériteriez même que je vous tue sur place sans aucune pitié.
Le Baron ricana devant son audace.
— Eh bien, Friedrich, vous êtes en train de récolter les graines néfastes que vous avez semées. Cela doit être atrocement douloureux de vous voir diminué de la sorte. De voir son orgueil rabaissé par une femme sans rang ni titre.
— Fermez-la, vous ! cracha-t-elle en sa direction. N’envenimez pas votre cas ou je pourrai tout à fait me raviser, car je n’oublie pas ce que vous m’avez fait subir, sachez-le. Un jour ou l’autre je vous ferai payer pour cela !
Elle porta à nouveau son regard sur le Duc. Ses yeux brillaient d’une étrange intensité, projetant un fin halo lumineux de couleur flamboyante qui se discernait subtilement dans la pénombre. Horrifié de la voir ainsi, le Duc perdit sa contenance et la provoqua d’un ton cinglant :
— Qu’attendez-vous pour tirer, mademoiselle ?
— Je ne suis pas une meurtrière ! Je ne souhaite pas vous tuer, je ne m’abaisserai pas à ce niveau. J’ai peut-être hérité de la folie de ma mère, mais je sais me canaliser. Jamais je ne me transformerai en bête sauvage à la merci de mes pulsions ! Je ne succomberai pas à la tentation de vous étriper bien que j’en aie vraiment très envie !
— Dans ce cas, comment comptez-vous maîtriser deux hommes à vous seule ? Je ne suis pas sûr que vous y parveniez sans nous tuer. D’autant qu’au vu de l’abomination que vous êtes, l’idée de nous ôter la vie doit vous être fortement alléchante !
— Ne jouez pas avec mes nerfs, monsieur ! Vous allez me suivre gentiment tous les deux.
Il fut soudainement pris d’un rire effroyable.
— Vous comptez vraiment nous menacer alors que vous êtes seule contre deux ? Nous sommes au beau milieu de la nuit et Iriden se trouve à près de vingt kilomètres ! Vous êtes épuisée et trempée de la tête aux pieds. Vous tremblez comme une feuille ! Vous ne parviendrez pas à nous maintenir sous votre arme jusque là-bas. Laissez donc aller votre fureur et montrez-nous réellement qui vous êtes !
Il arriva juste à côté d’elle et planta son ventre contre l’embout de l’arme en signe de défiance. Sa grande masse vêtue de noire et sa silhouette imposante la dominaient en tout point. Il la scrutait de haut, les yeux écarquillés et brillants dont les pupilles étaient dilatées à l’extrême. Ambre demeura pétrifiée ; vu d’aussi près, l’homme ressemblait étrangement au monstre qui lui était apparu juste après son agression par le Baron. Il possédait les mêmes yeux noirs remplis de haine et d’une aura malsaine de folie.
— Alors, qu’attendez-vous pour tirer ?
Elle tremblait, tiraillée entre le désir et la raison, ne sachant où porter son choix. D’autant qu’elle en était sûre, le parfum émanait de lui et provoquait en elle l’envie irrésistible de fondre sur son assaillant pour le réduire en charpie ; de planter ses ongles et ses dents dans la chair de sa nuque et de le faire saigner jusqu’à la dernière goutte.
Devant son hésitation, le Duc chassa l’arme qu’elle tenait entre les mains. Puis, enivré par ses pulsions et par les affronts qu’elle avait proférés à son égard, il se jeta sur elle. Il la fit tomber à la renverse et la plaqua avec force de ses membres puissants. Sa victime neutralisée, il commença à la frapper avec acharnement, lacérant sa joue avec le « H » tranchant de sa chevalière.
Ambre criait et se débattait, tentant de parer puis d’encaisser les coups virulents de son assaillant qui semblaient lui déchirer les entrailles et briser les os. Son regard se voilait et ses oreilles sifflaient mais elle parvenait à entendre ces mots « Je suis désolé (…) Je n’en peux plus ! ».
La jeune femme défaillait, son corps convulsait. Elle sentait le goût du sang lui traverser sa bouche, mêlée à ce remugle délicieusement nauséabond qui s’engouffrait dans ses narines. À bout de force, elle ferma les yeux. Soudain, les coups s’arrêtèrent net et elle sentit le poids de l’homme se dégager de sa taille.
Après un temps, elle ouvrit un œil et remarqua, à demi évanouie, la silhouette du Duc gisant inconscient à ses côtés. Elle tenta péniblement de voir ce qu’il s’était produit et vit le Baron s’accroupir juste devant elle. L’homme se baissa au plus proche et lui murmura à l’oreille :
— Où est votre sœur ? Où l’avez-vous donc cachée ?
Elle toussa et le regarda avec mépris.
— Comme si j’allais vous le dire ! grogna-t-elle.
Voyant son entêtement, il réitéra :
— J’essaie de vous aider là ! Ne me faites pas perdre mon temps. Dites-moi où est votre sœur !
Dans un dernier élan, elle lui indiqua où se trouvait Adèle. Celui-ci posa une main sur son épaule et s’en alla. Dès qu’il fut éloigné, Ambre sombra dans les ténèbres pour la deuxième fois de la soirée.
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