Chapitre 13 – Objets de curiosité
Postée sur le siège molletonné d’une calèche à deux roues tirée par un coursier alezan, Ambre observait d’un œil ensommeillé la campagne défilante, bercée par le claquement régulier des sabots et les explications trop ardues d’Enguerrand au sujet de son domaine d’étude. Le scientifique se tenait à ses côtés et guidait la monture engagée au trot sur la large route pavée, artère principale reliant Iriden aux grandes villes de la côte est. Adèle était assise entre eux et s’extasiait au moindre élément que ses pupilles captaient, poussant des criaillements aigus qui extrayaient l’aînée de sa torpeur.
La balade jusqu’à l’observatoire — institut perdu au beau milieu de la lande non loin des falaises septentrionales du territoire — était agréable. Après avoir quitté une basse-ville grouillante d’activité dont les chaussées croulaient sous un incessant chassé-croisé de véhicules hippomobiles chargés de personnes et de diverses marchandises, le trio avait emprunté l’un des ponts enjambant le Coursivet puis remonté vers le nord, longeant les berges du fleuve et le pourtour extérieur de la haute-ville qui se déployait sur plusieurs kilomètres.
La splendeur d’Iriden s’étiolait au fil de leur progression. Les majestueuses demeures en pierre polie sises dans la zone sud avaient disparu au profit d’étroits bâtiments en brique dépourvus de verdure, imbriqués les uns sur les autres, puis d’une succession de manufactures, d’usines et d’entrepôts parmi lesquels la compagnie gazière dominait. De hautes cheminées crachaient de leurs gueules béantes des gerbes de fumée dont les volutes se mêlaient au ciel couleur rocaille chiné de nuages sableux.
Quand la ville fut dépassée et que l’on arriva à la fourche, on délaissa les rives du Coursivet pour suivre celles plus vastes et sauvages de l’Ouestrian où gabarres et chalands voguaient. Les valons déroulaient leur immense tapis verdoyant, ornés par endroits de bocages et d’étangs où des nuées d’oiseaux barbotaient bruyamment. Leurs chants éraillés et leurs froissements de plumes s’accompagnaient du coassement des grenouilles éclipsées sous leur couverture de nénuphars. Hormis quelques troupeaux de moutons épars, on comptait peu d’élevages dans les environs, bien plus venteux qu’ailleurs et majoritairement dépourvus d’arbres et d’halliers.
De vieilles maisons et corps de ferme s’établissaient de chaque côté de la voie, parfois réunis en hameaux et villages dotés d’auberges ainsi que d’écuries afin d’accueillir les estafettes et voyageurs de passage. En plus des panneaux mentionnant le nom des bourgades et des routes annexes, des bornes placées à intervalle régulier indiquaient les kilomètres parcourus.
On en dénombrait plus de cent-quatre-vingts jusqu’à Exaden et près de deux-cent-trente pour parvenir à Wolden. Les postillons les plus zélés pouvaient rallier le fief de la côte est à celui de l’ouest en deux jours de temps.
— Il y a pas mal de gens sur cette voie, dit donc ! nota Adèle en suivant le passage d’un coursier lancé en plein galop, talonné d’une diligence.
— Tu es très observatrice ! la complimenta Enguerrand d’un ton affable. L’allée des Gardes est un carrefour commercial entre les différentes villes principales, y compris celles des mines septentrionales. Des marchands l’empruntent quotidiennement de même que des messagers de la malle-poste qui délivrent le courrier et font circuler l’information. Le fleuve, quant à lui, est régulièrement sillonné par des navettes destinées à l’importation et l’exportation des denrées.
— Oh ! et est-ce qu’on va croiser des Cocardis en chemin ?
— Ce n’est pas impossible, encore faut-il qu’il y ait un convoi exceptionnel à escorter.
Les Cocardis, contraction de l’emblème coq-hardi, étaient des cavaliers issus des mines septentrionales, souvent d’origine Hani. Ils étaient une milice privée. Vêtus d’un pantalon noir couplé d’une veste incarnate et armés de fusils, ils protégeaient l’intégrité de riches clients ou personnalités diplomatiques dont ils avaient la charge. Leur carrure massive dissuadait les larcins éventuels portés à l’encontre de leur employeur.
Ils finirent par quitter l’allée pour un sentier plus étroit, sillonné de broussailles et au sol recouvert de terre battue. Leur trajet perdura une dizaine de minutes avant que l’observatoire ne se dessine à l’horizon. Il s’agissait d’une vieille longère en pierre grège, coiffée d’un toit ardoisé parcouru de chien-assis, surplombée d’une tourelle où la lentille rutilante d’un imposant télescope saillait. Une écurie ainsi qu’une élégante serre, faite de plaques de verre entrelacées de fer, au sein de laquelle reposait une forêt luxuriante composée par des mains humaines, jouxtaient la propriété. Une autre chaumière était située un peu à l’écart. Cette dernière était destinée à loger les résidents de l’institution pendant leur séjour.
L’attelage se gara juste devant l’entrée du bâtiment principal. Le trio mit pied à terre puis s’avança jusque sous la marquise. Le scientifique tourna la poignée et invita ses hôtes à pénétrer dans cette salle spacieuse aux allures de musée, ajourée sur deux pans de mur par des fenêtres à croisillon. L’intérieur exhalait une suave odeur de cire d’abeille mêlée d’essence florale et de térébenthine. Une petite dizaine d’individus était en train de travailler. À peine entendirent-ils le grincement de la porte que tous cessèrent leur activité pour dévisager les nouvelles venues d’un œil inquisiteur.
Après des salutations courtoises, l’ancien fédéré présenta l’ensemble de l’équipe à l’exception des astronomes qui manquaient à l’appel, oiseaux nocturnes présentement endormis dans leurs chambres respectives en attente de la nuit pour étudier les astres du haut de leur perchoir.
Les géologues étaient également en déplacement. Au grand soulagement d’Enguerrand qui ne paraissait guère les apprécier au vu du rictus qui tordait ses traits lorsqu’il les évoquait.
Ainsi, il y avait Johannes Lièvre et Baptiste VisonOudry, des frères botanistes dans la trentaine dont le nom de famille accolé à leur totem témoignait d’une origine métissée. Leur mission consistait à répertorier les végétaux disséminés sur l’ensemble du territoire puis d’élaborer des décoctions, remèdes et onguents, à partir de recettes noréennes ancestrales qu’ils fournissaient par la suite aux herboristeries, hospices et cabinet de médecine.
En parallèle, Philippe Deslauriers et André Laboisières, plus âgés d’une dizaine d’années, se passionnaient pour la faune. Le soin de leur mise et leur attitude pondérée indiquaient au premier coup d’œil qu’ils provenaient d’un milieu plus aisé que le reste du groupe. Ils analysaient les spécimens locaux, si nombreux et diversifiés pour une île d’une envergure aussi réduite. Car Norden, du haut de ses soixante-sept mille kilomètres carrés, comptait autant d’espèces que Pandreden, d’après les relevés effectués par leurs homologues naturalistes vivants sur le continent avec qui, ils échangeaient régulièrement. Le consensus régnait dans les domaines de la science et ne connaissait pas de frontière.
Stephan Dufresnes, Charles Lebrun et Enguerrand de Villars étaient spécialisés dans le domaine de l’anthropologie, passionnés notamment par les quatre physionomies noréennes et leur don inné de transformation. Ne pouvant fâcheusement pénétrer par delà la chaîne montagneuse des Aravennes par crainte de violer le traité territorial afin d’étudier les membres des tribus natives — en particulier les populations svingars et korpr totalement absentes dans la région — ils concentraient leurs recherches sur des harfn et ulfarks volontaires.
Pour finir, Delphine Héron et Eugénie Rivière, artistes de métier, triaient et illustraient à l’aide d’aquarelle, d’encre et de fusain les rapports remis par leurs confrères. Elles confectionnaient également des herbiers élaborés ainsi que des peintures — paysages et natures mortes — vendues par la suite en ville pour récolter des fonds à destination de l’institution.
Une fois les présentations terminées, Enguerrand endossa son rôle de conférencier et leur fit faire le tour des lieux. Squelettes animaliers, mammifères et oiseaux empaillés, série de plumes et coquillages ainsi qu’une ribambelle d’œufs mouchetés, insectes et minéraux trônaient dans d’immenses étagères en bois sombre, étiquetés et protégés par des vitrines transparentes soigneusement époussetées. Dans le coin opposé, des bibliothèques foisonnaient d’ouvrages et de revues scientifiques tandis qu’entre les fenêtres, on avait accroché divers portraits et croquis en hommage à l’observatoire et à ses membres. Des plantes grimpantes et des bouquets de fleurs champêtres accordaient un soupçon de couleur dans ces lieux en camaïeu de brun et d’ivoire. Au centre, des planches posées sur des tréteaux faisaient office de tables et croulaient sous un amas de documents, journaux, plumes et encriers.
Le groupe se dirigea vers la partie la plus lumineuse de l’atelier. Là, les deux artistes exposaient leurs créations en cours. La plus âgée, Eugénie, réalisait une série de gravures destinées à illustrer une encyclopédie. L’aranéenne paraissait d’une nature discrète comme en témoignait sa chevelure café agencée en un chignon serré sans qu’aucune mèche ne s’en échappe. Une grosse paire de lunettes dissimulait ses iris noisettes et son style vestimentaire, bien que de bonne facture, se révélait fort commun avec cette robe acajou corsetée par un simple tablier blanc. Une lavallière accrochée à son col lui accordait toutefois un soupçon d’élégance.
Adèle fut davantage fascinée par la peinture que Delphine était en train de réaliser, représentant un voilier bravant la tempête, perdu au beau milieu d’un océan déchaîné. Les coups de pinceaux étaient vifs et énergiques donnant l’illusion de mouvement. De multiples esquisses préparatoires reposaient entre les pinceaux, les chiffons et les tubes d’acrylique. La fillette observa la toile d’un air admiratif puis complimenta la jeune peintre.
Delphine gloussa et la remercia. Noréenne d’origine, elle n’était pas plus grande qu’Ambre et disposait d’une physionomie similaire avec sa silhouette en forme de huit et ses joues constellées de taches de son. Elle était d’une nature plus excentrique que sa partenaire avec sa chevelure châtaine torsadée à la va-vite, sa chemise bouffante étranglée sous un bustier puce rayé et ce pantalon moutarde rentré sous ses bottines. Une broche en forme de héron aux ailes déployées décorait sa poitrine.
Par la suite, le groupe sortit pour effectuer un rapide tour de la serre, sous la supervision de Johannes. Elles y retrouvèrent Baptiste, affairé à broyer des feuilles séchées derrière son atelier, entouré d’une jungle de végétaux et de bocaux. Des fioles plus petites capturaient des échantillons de résines et de graines.
Comme il faisait extrêmement chaud et humide, le trentenaire s’était mis à son aise. En d’autres circonstances, sa tenue aurait été parfaitement inconvenante avec sa chemise déboutonnée jusqu’à son torse dont la peau hâlée se marbrait de taches laiteuses. Ses manches retroussées au niveau des coudes révélaient sur l’un de ses avant-bras un tatouage en forme de mustélidé.
Son attitude décontractée et les anneaux qu’il arborait à l’arcade ainsi que sur le lobe de ses oreilles lui octroyaient une allure de matelot. Le physique de son frère n’était pas moins étonnant avec sa longue crinière tressée attachée en queue de cheval et sa tunique bleu paon ourlée d’entrelacs qui n’étaient pas sans rappeler la mode noréenne. Une patte de lièvre, tel un porte-bonheur, pendait à sa ceinture.
Ambre fut surprise par leur apparence tant ils tranchaient avec la vision qu’elle s’était imaginée d’un scientifique. La fratrie assumait pleinement ses origines et était parvenue à s’intégrer dans le milieu intellectuel pourtant très largement aranéen.
Tandis que Baptiste travaillait, Johannes leur racontait les enjeux de leur métier. La préservation des ressources et du savoir faire noréen était, selon eux, tant une urgence qu’une nécessité, puisque la dernière shaman du territoire s’était volatilisée. La disparition de Medreva était une perte désastreuse car la vieille dame jouissait de connaissances hors du commun dans le domaine des médecines naturelles. Depuis lors, seuls demeuraient les antiques écrits de spécialistes en anthropologie culturelle ainsi qu’une poignée de textes runiques qu’il leur fallait traduire auprès des très rares hrafn encore capables de les déchiffrer.
Une fois ses explications terminées, le botaniste retourna travailler, laissant le groupe regagner la longère. La visite étant achevée, Enguerrand fit asseoir ses hôtes autour de la table.
— Et qu’y a-t-il derrière cette porte ? s’enquit Ambre en pointant du doigt la discrète ouverture fichée entre les bibliothèques.
— Il s’agit des réserves, répondit l’anthropologue. Je n’ose pas vous les montrer car c’est à cet endroit que l’on empaille nos spécimens animaliers. Il y a toute une série de crânes et d’ossements humains ainsi que des organes ou autres monstruosités conservés dans du formol. Sans compter la présence de nombreux outils tranchants laissés sur les établis. Je ne suis pas sûr que mesdemoiselles souhaitent voir ces préciosités de plus près.
Comme pour approuver ses dires, Adèle grimaça, gagnée par l’écœurement. À l’inverse, cette mention piqua la curiosité de la jeune femme qui dû décliner, à contrecœur, car sa petite sœur ne paraissait pas réjouie par la perspective d’une telle visite.
Charles, Stephan, Delphine et les deux naturalistes abandonnèrent leur poste et les rejoignirent autour de la table sur laquelle on disposa un service à thé accompagné de biscuits sablés. Un samovar fumant exhalait un exquis parfum d’agrumes. Charles empoigna l’anse et versa l’intégralité du breuvage dans les huit tasses qu’il distribua par la suite à chacun.
Contrairement à son habitude, la fillette ne se rua pas sur les friandises, impressionnée par ces nombreux adultes qui, malgré leur affabilité, étaient si différents des gens qu’elle apercevait d’ordinaire. De plus, elle sentait le poids de leur regard inquisiteur converger sur sa maigre personne, en particulier celui de cet homme aux cheveux ébouriffés et à la barbe mal rasée attifé de vieilles hardes dépareillées. Assis face à elle, Stephan paraissait fasciné et la sondait avec un intérêt démesuré, ses yeux glauques grands ouverts, aussi ronds que ceux d’un hibou.
— Que pensez-vous des lieux, mesdemoiselles ? demanda ce dernier en faisant rouler son stylo entre ses doigts.
— Je trouve cet endroit magnifique ! répondit Ambre en toute sincérité. Je vous remercie pour cette visite ! Vos métiers sont passionnants ! Vous travaillez ici tous les jours ?
— Cela dépend, certains d’entre nous sont souvent en déplacement. Par exemple, André ici présent donne des cours particuliers à des élèves en difficulté. Philippe exerce en parallèle à l’institut paléontologique d’Iriden et mes confrères anthropologues mènent l’essentiel de leurs recherches en ville. Habitant à proximité de l’observatoire, je suis le seul à m’y rendre quotidiennement et en possède un jeu de clés. Les journées sont plus redondantes et moins trépidantes que la ville. Mais malgré son humeur paisible et son isolement, la lande nous offre matière à réflexion. Il nous arrive à certaines occasions d’entendre le loup chanter et d’apercevoir ça et là l’empreinte de ses coussinets ou le reste de ses carcasses, des brebis et des lapins principalement.
— Vous avez pu l’apercevoir ?
— Hélas non ! répondit posément André de sa voix nasillarde. Le loup demeure un mystère dont seuls les excréments et les touffes de poils noirs laissés dans son sillage nous sont révélés.
Ambre but une gorgée de thé et acquiesça.
— Savez-vous si elle est en lien avec les enlèvements ?
— Pour l’instant, rien n’atteste cette théorie. Il nous ait arrivé plus d’une fois d’entendre les hurlements nocturnes de l’animal sans qu’aucune disparition n’ait été déclarée dans la foulée. C’est à croire que celui qui a colporté cette rumeur s’est fourvoyé.
— Pourtant, selon la presse, les apparitions du canidé paraissent coïncider avec les enlèvements.
— Certes, mademoiselle, mais ne prenez pas pour parole d’or ce que les journaux clament haut et fort. Leur objectif est d’avant tout de vendre et non de déclamer la stricte vérité. Pour connaître quelques membres des forces de l’ordre, je peux vous assurer que rien, en réalité, ne permet d’associer officiellement cet animal sauvage aux rapts perpétrés.
— Sans compter, ajouta Philippe, que par sa taille démesurée, la créature a de quoi faire fantasmer et effrayer les esprits. Les gens des campagnes l’associent volontiers à un funeste présage sans que l’animal n’ait attenté quoi que ce soit à leur encontre.
— Dans ce cas, vous avez une idée de qui pourrait vouloir nuire à ces enfants et à quel dessein ?
À cette question, certains grimacèrent tandis que d’autres étranglèrent un rire nerveux.
— Ma foi, pas la moindre ! Nous ne sommes que d’humbles scientifiques et non pas enquêteurs, mademoiselle ! persifla Charles en glissant un morceau de sucre dans sa boisson qu’il touillait du bout de la cuillère. Vous vous doutez bien que si nous suspections une piste probante, nous nous en serions référés aux autorités.
— La question est plutôt pertinente, monsieur Lebrun ! répliqua sèchement André que l’attitude outrancière de son homologue exaspérait. Vous nous avez avoué l’autre jour que les quatre enfants enlevés présentaient tous des totems de grand prédateur ce qui, d’après ce que nous savons, est un point à ne pas négliger.
— Que voulez-vous dire ? s’enquit Ambre, le cœur battant la chamade, égoïstement rassurée si cela s’avérait être le cas car Adèle serait préservée d’un tel sort funeste.
Un sourire étira les lèvres de l’ancien fédéré qui sirota une gorgée avant répondre :
— Il est vrai que l’on peut commencer à esquisser un portrait sommaire des victimes ! approuva Charles en glissant désinvoltement une mèche auburn derrière son oreille. Deux filles et deux garçons, âgés entre six et dix ans dont les animaux totems ont tous la particularité d’être de redoutables prédateurs. Ours brun, puma, aigle royal et varan de tempérance pour le dernier en date.
Ambre écarquilla les yeux, stupéfaite.
— Par Halfadir ! Je ne crois pas avoir croisé plus de dix personnes pourvues d’un totem reptilien…
— Ils ne représentent que trois pour cent de la population noréenne. Chez les hrafn et les ulfarks tout du moins. Là où les mammifères en englobent plus de quatre-vingts et quinze pour les oiseaux. Ce qui laisse deux pour cent pour les amphibiens. Aucun poisson ni invertébré n’a jamais été recensé dans les registres. Quant à ces bêtes que l’on surnomme prédateurs alpha, des carnivores au sommet de la chaîne alimentaire, ils ne doivent pas excéder le millier d’individus réparti sur l’ensemble territoire. Sur presque cinq cent mille aranoréens et noréens confondus, parvenir à dénicher un tel animal totem parmi la population révèle de l’exploit surtout en pleine campagne.
Cette affirmation laissa Ambre pantoise. À ses côtés, Adèle ne semblait pas saisir la pleine mesure de ces informations et se contentait de boire son thé, sa jambe tressautant légèrement.
— Selon nos estimations ! précisa Stephan en inscrivant des notes sur son calepin. Car, comme vous le savez, la révélation de l’animal totem est une tradition sur le déclin. Il y a plus quarante ans, lorsque j’étais encore enfant, tous les hrafn ou métisses de mon village connaissaient leur totem et quelques-uns envisageaient même de se métamorphoser pour passer leurs vieux jours sous une nouvelle forme. Désormais, beaucoup de jeunes adultes l’ignorent et ne s’en offensent pas.
Il redressa la tête et scruta les deux sœurs :
— Cela dit, pardonnez d’interrompre le sujet, mais je n’avais jamais vu jusqu’alors des noréennes à votre image ! Votre couleur de peau est si inhabituelle de même que l’éclat de vos iris. Monsieur de Villars ne nous avait pas menti, en dépit de vos totems relativement communs, vous êtes également des spécimens rares mesdemoiselles !
Désarçonnée par sa franchise et la gravité de ses propos, Ambre se redressa instantanément, le dos appuyé contre le dossier de sa chaise. Un frisson serpenta le long de son échine et une boule d’aigreur à l’encontre d’Enguerrand germa dans ses entrailles. Toujours assise à côté de sa sœur, l’agitation d’Adèle s’intensifia. Encore plus blême qu’à l’accoutumée, la fillette se recroquevilla et glissa une main sous la table pour aller cueillir celle de son aînée qu’elle pressa fermement.
Sitôt après l’estocade, Philippe eut un rire cynique et couva son confrère d’un œil amusé :
— Voyons Stephan ! Un peu de tact à l’égard de nos invitées, je vous prie ! La fièvre vous emporte à nouveau !
— Oh ! s’exclama-t-il en passant une main dans sa chevelure désordonnée, une moue penaude affichée sur son visage. Veuillez me pardonner, mesdemoiselles. Nous recevons peu de compagnie ici. Et quand monsieur de Villars nous a avertis désirer nous présenter deux noréennes des plus particulières, j’ai de suite été très excité à l’idée de vous rencontrer.
Il pointa l’aînée à l’aide de son stylo et affirma :
— Vous par exemple. En plus de leur teinte si inhabituelle, il paraît que vos yeux brillent étrangement lorsque vous êtes en proie à des émotions fortes. Vous auriez également la faculté de voir la nuit ! Est-ce exact ?
— Euh… oui… balbutia Ambre après un instant de réflexion, encore plus déstabilisée de se savoir épiée de la sorte.
— Ça alors ! Quel prodige ! s’émerveilla Stephan en griffonnant dans son carnet. Nonobstant votre nyctalopie, jouissez-vous d’autres aptitudes particulières ? Une ouïe perçante, un odorat surdéveloppé, une plus grande résistance à la douleur ou au froid par exemple ? Ou bien une force décuplée, une capacité cognitive, pulmonaire ou mémorielle accrue ?
Ne sachant que répondre, la jeune femme toisa Enguerrand d’un regard courroucé et lui asséna une réplique cinglante. Elle se sentait trahie d’avoir été conviée pour le seul motif d’être étudiée comme une bête de foire. Face à cette remontrance appuyée de cet air menaçant dardé sur sa personne, le scientifique rougit. Gêné, il se pinça les lèvres et se racla la gorge avant de se justifier :
— Ne vous enflammez pas, mademoiselle ! Je vous prie de me croire mais l’invitation était parfaitement honnête et n’avait nullement pour objectif de vous questionner sur votre singularité. Y compris celle de votre petite sœur dont l’albinisme et l’éclat azuré des iris nous interrogent davantage.
— Que voulez-vous dire ? grogna Ambre en serrant son poing libre, à la fois piquée au vif et aiguisée dans sa curiosité.
La conversation prenait un chemin glissant. Comme pour s’en exclure, Philippe et la jeune artiste échangeaient des messes basses pendant que le second naturaliste scrutait ses mains avec une insistance démesurée. Les trois anthropologues, en revanche, se jaugeaient du regard dans l’attente que l’un d’eux daigne répondre.
Charles fut le premier à réagir :
— Eh bien… ne le prenez pas mal, mais la fillette possède des caractéristiques physiques fort inhabituelles. Vous avez certainement dû le remarquer par ailleurs mais elle est l’unique noréenne actuellement recensée à être dotée d’une telle dépigmentation. De plus, l’intensité de ses yeux est une chose troublante. Aucun document ne répertorie ni ne classe officiellement la couleur des iris mais les seules mentions courantes aux sujets d’yeux bleutés particulièrement étincelants concernent des shamans qui, d’après ce que nous savons, détiennent exclusivement des totems d’oiseaux comme c’est aussi le cas pour votre sœur.
— Vous sous-entendez que Adèle serait une shaman ? s’étouffa Ambre en dévisageant sa cadette.
Si Adèle n’était pas à ce point tourmentée par la situation présente, elle aurait exulté devant cette suggestion. Or, être l’objet d’une telle convoitise ne faisait qu’accroître son malaise. Un nœud douloureux se forma dans son ventre et les larmes assaillirent ses rétines sous le coup de l’émotion.
— Nul ne le sait, tempéra Stephan, pour cela il faudrait que vous consentiez à nous laisser l’étudier. Bien qu’il ne soit pas impossible qu’il s’agisse simplement d’une dérive génétique, en opposition au mélanisme des ulfarks, et que votre sœur soit parfaitement quelconque. Après tout, tous les chats blancs aux yeux bleus ne sont pas albinos. Et l’intensité de son regard pourrait probablement se révéler moins brillante sur une peau plus hâlée.
Embarrassé par les réflexions, pourtant censées, de son confrère, Enguerrand décida de couper court à cette discussion. Il frappa dans ses mains et invita ces demoiselles à prendre le chemin du retour. Tous, à l’exception de Stephan, parurent soulagés par cette résolution. Ambre approuva gravement et salua ses hôtes, les remerciant une nouvelle fois pour leur hospitalité. Toutefois, elle eut quelques réserves à serrer la main de l’anthropologue aux yeux de hibou. Adèle, totalement ébranlée par sa vue, n’osa même pas le gratifier d’un simple au revoir.
Pour apaiser les tourments de l’enfant, Delphine lui offrit l’un de ses dessins illustrant un albatros perché sur une cheminée. La fillette accepta l’offrande et lui accorda un faible sourire avant de rejoindre sa sœur et de sortir en sa compagnie.
Les deux noréennes grimpèrent dans la calèche, suivies par Enguerrand. À peine assise, Adèle se pelotonna contre son aînée, la tête nichée contre sa poitrine, en quête de chaleur et de réconfort. Ambre passa une main dans ses cheveux d’hermine et déposa un baiser sur le haut de son crâne.
— Surtout, ne prenez pas ombrage de l’attitude de Stephan, murmura le scientifique en s’emparant des rênes et du fouet. Ce n’est pas un homme mauvais. Il ne pensait pas à mal et ne comptait pas vous vexer. Il est juste un peu… différent dira-t-on. C’est un passionné qui vit reclus dans son cottage et qui ne côtoie que les membres de notre institution ainsi que les gens de son village. Il n’a pas vraiment les codes du savoir-vivre.
— À vrai dire, objecta Ambre avec dédain, je suis davantage énervée par votre langue déliée plutôt que par les explications maladroites de votre confrère. De quel droit osez-vous désigner ma sœur et moi comme des curiosités qu’il vous faut étudier ?
— Je suis sincèrement navré de vous avoir affligée, soupira-t-il tandis qu’il fit claquer le fouet pour engager le cheval au pas. Veuillez m’excuser. Je vous assure que je ne porterai plus de paroles déplacées à votre encontre.
Ambre inspira. Sans lui accorder l’ombre d’un regard, elle déclara froidement :
— Soit… n’en parlons plus dans ce cas !
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