Chapitre 35 – Le mystérieux cavalier
Alors qu’Ambre, déjà en retard sur ses horaires, venait enfin d’achever ses tâches et s’apprêtait à quitter la Taverne de l’Ours, une rixe éclata entre deux hommes avinés. Ces derniers étaient engagés depuis plusieurs minutes dans une discussion houleuse dont les tensions ne faisaient que s’accroître à mesure qu’ils s’enivraient. Nul ne saisit réellement les motifs de cet affrontement précipité. On supposa toutefois que la terrible nouvelle qui s’était abattue pas plus tard que la veille dans les unes de la presse n’y était pas étrangère ; la disparition d’un cinquième enfant d’origine noréenne dont la famille vivait dans la proche périphérie de Varden, soit juste en dehors des rives du Coursivet. Le garçon était doté d’un léopard des mers en guise de totem et Ambre ne put s’empêcher de songer que la théorie de Charles Lebrun gagnait en notoriété.
L’annonce aussi affolante que cruelle avait ruiné le moral des citadins, désormais à cran et inquiets pour leur progéniture. Dans les rues, on criait au scandale, insultait la milice impuissante et dévisageait son voisin d’un œil mauvais comme s’il pouvait être l’auteur de ces crimes. Mais le pire était la vive scission qui commençait à opposer certains noréens à leurs confrères aranéens. Puisque tous les enfants enlevés jusqu’alors étaient d’authentiques descendants hrafn, sans distinction sexuelle apparente. Des idées complotistes germaient dans les esprits échaudés, exacerbés par le poison de l’alcool et la peur viscérale de la perte prochaine d’un être cher par on-ne-savait-qui ni quels sombres desseins on avait réservés à ces victimes infortunées.
Pourquoi seuls des enfants du peuple corbeau étaient-ils pris pour cible ? Pourquoi les forces de l’ordre ne parvenaient-elles pas à mettre un terme à ces drames ni à occire la maudite bête qui giboie aux alentours ? D’ailleurs, ce monstre n’était-il pas une fable destinée à effrayer la population pour mieux l’asservir et diminuer drastiquement ses libertés ?
Aidé par quelques volontaires, Beyrus réussit à mettre fin au conflit et chassa les deux rivaux de son établissement avant d’alerter les autorités ainsi que les secours. Car les hommes en étaient venus aux mains et s’étaient sévèrement rossés mutuellement. Durant l’affrontement, de la vaisselle et une bouteille à moitié pleine furent brisées ainsi qu’une chaise. Tandis que son patron attendait la milice, Ambre encaissa les derniers clients qui s’étaient empressés de regagner leur domicile avec une fébrilité palpable, laissant leur boisson ou leur repas partiellement entamés sur la table. Elle épongea par la suite le liquide liquoreux et les reliquats de nourriture répandus sur le parquet puis ramassa les fragments de verre et de céramique, prenant garde à ne pas s’entailler les doigts. Pour finir, elle imbiba un chiffon de vinaigre blanc et frotta avec acharnement les traînées de sang éparpillées sur les lattes du plancher.
Dès que tout fut rentré dans l’ordre, le géant remercia puis libéra son employée qui s’enfuit aussitôt, espérant que sa petite sœur n’angoissait pas outre mesure de son retard. Heureusement, Ambre l’avait alimentée au préalable, la mouette ne mourrait donc pas de faim ni ne fouinerait dans les placards en quête de nourriture. En revanche, elle devait s’impatienter et attendre que son aînée daigne revenir pour lui conter une histoire avant de s’endormir comme elle le lui avait promis. Car la fillette, sur ordre de sa grande sœur, avait dû se résoudre à passer l’entièreté de l’après-midi cloîtrée dans le cottage. Elle s’était d’abord rebiffée, trouvant cette injonction injuste d’autant que la météo était clémente. Or, elle avait fini par capituler lorsqu’elle se rendit compte que la chatte ne semblait pas plus réjouie qu’elle par cette initiative et craignait sincèrement pour sa sécurité.
La jeune femme franchit le pont puis marcha d’un pas alerte en direction de son logis. L’altercation l’avait chamboulée et elle peinait à dissiper son malaise. D’abord ce fut la fascination morbide à l’égard de ses deux hommes entraînés dans un duel tels de fauves enragés, conjuguée à l’odeur ferreuse et entêtante de l’hémoglobine qui avait assailli ses narines. Son excitation des premiers instants s’était muée en aversion lorsque le monstre au visage léonin, celui de ses sombres cauchemars, avait resurgi avec fulgurance, lacérant de ses griffes acérées les lambeaux de son esprit pour la tourmenter à nouveau.
Le froid était mordant en cette nuit de saison estivale où aucune étoile pas même un frileux croissant de lune ne parvenait à percer le champ de nuages obscurs. Seule la cendre incandescente qui grignotait l’emboue de sa cigarette accordait un soupçon d’éclat, en écho aux réverbères de la ville qu’elle venait de quitter, dont les nitescences s’éteignaient au fil de son errance, masquées par les vallons et les frondaisons.
Pour se repérer, elle se fiait à sa nyctalopie fortement altérée au vu de la pauvreté lumineuse que la campagne offrait. Sa cigarette achevée, elle balança le mégot par delà la sente et croisa ses bras contre sa poitrine. N’ayant sur ses épaules qu’une chemise légère, elle grelottait et claquait des dents. De la vapeur tiède s’échappait de sa bouche et elle parvenait difficilement à bouger ses doigts engourdis. Dans les arbres aux branches malmenées par le froissement du vent, un couple de chouettes hululait, sonnant le glas de la chasse. Des corbeaux leur répondaient. Leurs croassements rauques et secs cassaient le chant mélodieux des grillons.
Soudain, un bruit de sabots approchant à vive allure résonna derrière elle. Elle fit volte-face et distingua un point ocré en mouvance, révélant par intermittence la silhouette d’un cavalier qui galopait dans sa direction.
Ma parole, mais il va me rentrer dedans cet étourdi ! s’alarma-t-elle.
L’inconnu ne semblait pas l’avoir remarquée et manqua de peu de la percuter lorsqu’il arriva à sa hauteur. Ambre avait basculé sur le bas-côté afin de l’éviter. Elle se réceptionna du mieux qu’elle put sur un tapis d’herbe jonché de cailloux, de sable et de flaques fangeuses puis lâcha à voix haute un chapelet de jurons. Alerté par le bruit, le cavalier fit stopper net son cheval et descendit s’enquérir de son état. Il empoignait l’anse d’une petite lanterne à pétrole, faible source lumineuse pour s’orienter dans la chape ténébreuse. À l’image de la louve ou des félidés, les yeux de la jeune femme se firent phosphorescents, grâce au tapetum lucidum niché derrière ses rétines.
— Non, mais vous êtes fou ! Vous ne pouviez pas faire attention ! cracha Ambre, les membres frémissants et les sens embrouillés après la brusque frayeur qu’elle venait d’essuyer.
— Je vous prie sincèrement de m’excuser mademoiselle, je ne vous avais pas vue ! répondit l’homme avec empressement.
— Comment ça vous ne m’avez pas vue ? rugit-elle en se redressant, incapable de maîtriser ses émotions tant cette seconde frayeur, ajoutée à la précédente, avait drastiquement accru son agitation. Ce n’est pas comme si la route était suffisamment large ! C’est à croire que vous l’avez fait exprès !
Son cœur battait fiévreusement et une bile aigre stagnait à son palais. La chute avait déstabilisé son oreille interne, l’étourdissant momentanément.
— Je vous assure que je n’avais nullement l’intention de vous charger. J’étais distrait. Vous n’êtes pas blessée au moins ?
L’homme arriva à sa hauteur et éclaira sa cible. Ambre plissa les yeux et tourna la tête, éblouie par le faisceau. Elle épousseta ses mains souillées sur ses cuisses, couina de douleur au contact de sa peau contre le tissu puis inspecta son état. Sous la flamme rousse de la lampe, ses paumes présentaient des égratignures, son pantalon était éraflé au niveau des genoux et les manches de sa chemise se couvraient de boue.
Par les bois d’Halfadir ! j’ai encore plus froid à présent ! fulmina-t-elle, les dents serrées, tentant de maîtriser le peu de contenance qu’elle conservait. Quelle journée pitoyable ! Vraiment !
Elle s’apprêtait à proférer une réplique cinglante lorsque, contre toute attente, l’homme saisit délicatement un de ses poignets à l’aide de sa main libre et examina les dommages qu’il lui avait infligés malgré lui.
— Je vois que vous saignez. Avez-vous mal, mademoiselle ?
— Non, ça va, rien de grave ! finit-elle par maugréer, désarçonnée devant la franche proximité qu’il venait d’établir par un simple touché. Je vais bien, mais faites gaffe quand même, vous auriez pu me tuer avec une monture aussi imposante.
D’un geste du menton, elle indiqua le sublime palefroi moreau qui piaffait à quelques mètres de là, aussi noir de crins et de robe que les ombres environnantes.
— Loin de moi l’idée de faire subir quelques souffrances à une charmante demoiselle, assura-t-il d’un ton solennel. Je n’aurais jamais imaginé qu’une jeune femme puisse entreprendre un tel périple dans cette obscurité presque absolue. Surtout lorsque l’on sait quelles bêtes dangereuses rôdent dans les alentours en quête de savoureux gibier. Vous êtes fort courageuse ou bien extrêmement imprudente.
Il rompit le contact, sortit un mouchoir de la poche avant de son manteau et le lui tendit.
— Tenez, pressez cela contre vos grafignes, il serait fort dommage de souiller davantage votre mise.
Elle eut un rire nerveux devant son langage châtié et accepta l’offrande qu’elle manqua de lui arracher des mains. Tandis qu’elle tapotait le tissu nivéen contre ses plaies, elle ne cessait de jeter des œillades à son interlocuteur. Malgré la pénombre, elle parvenait à distinguer les traits de cet homme dans la proche quarantaine, doté d’une prestance naturelle avec son visage glabre et harmonieux, cerclé de longs cheveux ébène qui descendaient jusqu’au bas de ses épaules solides. Une ride du lion se dessinait entre ses sourcils froncés aussi sombres que ses iris. Le teint de sa peau semblait pâle et dépourvu de moucheture, seulement incisé de ridules au coin des yeux et à la commissure des lèvres. Un épais manteau cendré épousait sa silhouette à la fois élancée et robuste.
Ambre ne sut si le choc l’avait assommée et ôté tout filtre de raisonnement logique mais elle ne resta pas indifférente à la vue de cet inconnu qui la dominait d’une tête.
Mais c’est qu’il est vraiment pas mal, l’étourdi ! Beau serait le terme juste ! Bon… un peu vieux, certes… Je me demande bien de qui il s’agit. Certainement aranéen, il ne porte pas de médaillon et vu son parlé, ce n’est pas un des nôtres.
Pendant qu’elle estompait à la va-vite les stigmates de sa chute, l’homme demeurait aussi muet qu’immobile jusqu’à ce qu’il la vit frissonner exagérément, les poils de ses avant-bras dressés au garde-à-vous et la stature roidie.
— Vous ne devriez pas vous attarder céans. Vous semblez transie de froid, mademoiselle ! s’inquiéta-t-il.
La jeune femme aurait voulu rétorquer et frapper d’estoc mais s’abstint. Elle préférait faire profil bas afin de ne pas s’attirer d’ennuis avec un individu qui n’était clairement pas de son milieu et dont l’embarras ne paraissait pas feint.
Et je ne prendrais certainement pas le risque d’exciter les nerfs d’un inconnu doté d’une carrure faisant le double de la mienne, et ce, au beau milieu de la nuit, au beau milieu de la lande… Je ne veux pas terminer trucidée dans un fossé à demi dévorée par ces maudits corbeaux !
— Je le sais, merci bien ! fit-elle en lui rendant son mouchoir abîmé de traces pourprées. D’ailleurs, je vais continuer ma route si vous le voulez bien. J’ai d’autres choses à faire que de discuter dans le noir avec l’illustre étourdi qui a bien failli m’écraser !
L’homme la toisa longuement. Interloquée d’être observée de la sorte, Ambre releva le menton et croisa les bras.
— On ne vous a jamais dit, monsieur, qu’il était bien malaisant de dévisager ainsi une demoiselle esseulée et parfaitement respectable ? railla-t-elle en imitant l’accent et le parlé châtié de la haute société.
Il plissa les yeux et esquissa un sourire.
— Veuillez m’excuser, mademoiselle. Permettez-moi de vous raccompagner jusqu’à votre logis, je tiens à me faire pardonner.
— Me raccompagner ? Ma foi oui, pourquoi pas. Ce serait la moindre des choses si vous ne désirez pas que je vous prenne pour un rustre !
L’homme rejoignit son palefroi, saisit les rênes d’une main et grimpa avec grâce sur celui-ci.
— Cela vous dérange-t-il que je vous fasse monter devant moi, mademoiselle ? Je pourrais vous réchauffer plus aisément ainsi. Loin de moi l’idée de vous laisser mourir d’hypothermie durant le trajet. Vous tremblez de la tête aux pieds, je le vois bien, il serait fâcheux que vous tombiez malade.
Ambre eut un rire nerveux.
Il est bien bizarre lui ! C’est à croire qu’il me fait la cour. Bon, je préfère ça plutôt qu’il se montre agressif. Il n’a pas l’air bien méchant pour un aranéen.Et j’ai tellement froid que je ne vais pas décliner… En plus, c’est un nanti, ce serait malpoli de l’envoyer balader.
Elle haussa les épaules puis acquiesça. L’homme donna sa main afin qu’elle puisse se hisser plus aisément à l’avant. Dès qu’elle fut confortablement assise, il lui transmit la lanterne, passa ses bras autour de sa taille et reprit les rênes. Elle avait sa tête juste à côté de son cou duquel émanait un parfum d’iris fort enivrant.
— Mademoiselle est-elle bien installée ?
— Ma foi oui, monsieur. Votre monture est agréable !
L’homme se pencha vers elle et murmura à son oreille :
— Pouvez-vous m’indiquer où vous habitez, je vous prie ?
Elle sentit le souffle chaud de son haleine caresser sa nuque et ne put réprimer un frisson.
Oh la ! Calme-toi ma grande, maîtrise tes ardeurs et ne te laisse pas désarmer ! Tes pensées divaguent et tu n’es clairement pas dans ton état normal !
— Mon cottage est à deux kilomètres. Il n’y a aucune bifurcation jusqu’à destination, vous n’avez qu’à suivre la route.
— Cela ne devrait pas être trop compliqué en effet. À condition, bien sûr, que mademoiselle ne déconcentre pas son humble cavalier pendant la traversée.
Ambre s’esclaffa devant son audace puis se ressaisit. Elle se racla la gorge et ajouta gravement :
— Que monsieur se rassure, je sais me tenir tranquille. Veuillez plutôt regarder devant vous cette fois ! Je ne pense pas que vous puissiez escorter une personne supplémentaire sur votre cheval !
L’homme talonna les flancs de l’équidé qui partit au galop. Pour éviter que la jeune femme ne tombe, il garda une main appuyée sur son ventre, la pressant contre lui. Elle fut déconcertée par cette situation, ne sachant si elle était en colère contre cet énergumène ou, au contraire, amusée par son comportement des plus cavaliers qui n’était pas pour lui déplaire. La sensation de cette poigne virile contre son corps la désarçonna et elle sentait une délicieuse chaleur l’envahir.
Arrivés aux abords du cottage dont des filets de lumière perçaient à travers les volets clos, il descendit de sa monture, tendit galamment sa main à son invitée et l’aida à mettre pied à terre. Il demeura silencieux et la contempla longuement de son regard pénétrant. La lanterne pressée contre son buste, Ambre sentit ses joues rosirent. Elle se trouvait aussi sotte et ridicule qu’une jouvencelle éprise, désarmée par le premier gandin venu sachant faire preuve d’un minimum de courtoisie à son égard. Aranéen qui plus est ! Pour masquer sa gêne, elle glissa derrière son oreille la mèche rebelle qui venait titiller sa joue et se pinça les lèvres.
— Tout ira bien pour vous, mademoiselle ?
— Je pense que oui et puis, si je meurs d’une pneumonie dans les jours à venir, je saurais à qui la faute !
Un fin sourire étira les lèvres du cavalier.
— Comment vous nommez-vous, mademoiselle ?
— Je m’appelle AmbreChat Viverrin. Et vous monsieur le tête-en-l’air ?
L’homme n’eut pas le temps de lui répondre qu’Adèle ouvrit la porte à la volée. Pieds nus et en chemise de nuit, elle sortit sur le perron. La fillette paraissait passablement énervée.
— Ambre ! qu’est-ce que tu fais encore dehors ! Il est tard et j’ai sommeil moi ! Tu m’as promis de me lire au moins une histoire ! Et puis c’est qui ce monsieur avec toi, d’abord ?
Son aînée la regarda avec stupeur. Elle aurait souhaité lui répondre avec assurance mais les mots peinaient à s’enchaîner de manière cohérente dans son esprit embrumé.
— J’a… J’arrive ma Mouette ! balbutia-t-elle. Rentre et ferme la porte veux-tu, tu vas laisser entrer tous les insectes !
L’enfant fronça les sourcils puis s’exécuta. La jeune femme soupira puis reporta son attention sur le cavalier qui s’était remis en selle et s’apprêtait à partir.
— Rentrez donc, mademoiselle. Je ne souhaite pas vous faire perdre votre temps. D’autant que vous êtes glacée et que le devoir vous attend ! annonça-t-il de sa voix suave dans laquelle transparaissait une pointe d’amusement.
Ambre opina du chef et lui rendit sa lampe. Leurs doigts s’effleurèrent. Le cavalier l’étudia une dernière fois et ajouta :
— Prenez soin de vous !
Il pressa les flancs de l’animal qui partit au galop. La silhouette du cavalier s’enfonçait dans l’immensité nocturne. Encore fébrile, l’organisme perturbé par une myriade de sensations nouvelles, elle le regarda s’éloigner, émoustillée par cette situation.
Quel curieux personnage !
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