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NORDEN – Chapitre 37

Chapitre 16 – Une douloureuse humiliation

Une poignée de jours suivant la terrible nouvelle, Ambre fut convoquée par les autorités à dessein de réguler sa situation auprès du notaire de son choix. Sans surprise, elle avait aussitôt intimé Anselme de l’aider dans cette entreprise. Étant encore trop inexpérimenté pour s’adonner à ce type d’ouvrage, le garçon avait décidé de l’accompagner en tant que soutien et conseiller, mais ne pourrait en aucun cas officier. Un rendez-vous fut convié sur le parvis de son cabinet notarial en ce samedi 24 juillet 307 après-midi, soit une petite semaine après l’annonce du drame.

Au sommet de l’escalier, juste devant le portail, le corbeau à la canne et à la veste queue de pie patientait tranquillement la venue de son amie qui accourait vers lui. Plus que ceux du chagrin, les traits de la colère se peignaient sur son visage aux iris flamboyants d’une sourde hostilité. Ambre grinçait des dents et avançait d’une démarche raide tant elle abhorrait arpenter la haute-ville et son effervescence. D’autant que l’institution se situait dans une avenue passante, ensevelie sous le vacarme incessant des véhicules hippomobiles lancés au trot et des conversations animées de la foule.

Elle gravit les marches de l’escalier et salua son ami avec retenue par crainte d’être observée. Pour l’occasion, elle avait troqué ses chemises striées et son jean coutumier pour une longue jupe en velours olive et une chemise écrue cintrée sous un bustier fauve. Un nœud ample entravait ses cheveux roux en une queue de cheval haute. Nonobstant ses caractéristiques noréennes et le médaillon épinglé sur sa poitrine, Ambre se fondait dans le décor iridénien avec cette tenue à la mode aranéenne. Seules lui manquaient les bottines à talons médians et un jabot ou bien une lavallière pour orner sa nuque et parfaire ainsi son déguisement.

Anselme s’amusa de ses précautions mais n’en fit aucune remarque et l’invita à le suivre à l’intérieur. Le hall se révélait aussi sombre et austère que la bibliothèque avec ces vieux murs en pierre grège et ce mobilier massif en bois de noyer. De lourds rideaux opaques calfeutraient les fenêtres pour empêcher les rayons ardents du soleil de réchauffer les locaux où la touffeur estival égalait celle d’un four.

Pas un élément de décoration n’égayait ces lieux stériles hormis des pancartes publicitaires monochromes. Placardées à des coins stratégiques, ces dernières promouvaient les contrats de mariage « pour protéger vos biens en cas d’un potentiel futur divorce » ou les vertus d’un testament rédigé en bonne et due forme « afin d’éviter que vos héritiers ne s’écharpent pour votre succession ». Des fauteuils tapissés de velours ocré ainsi qu’un unique plant de gentiane jaune posté sur le comptoir accordaient un soupçon de couleur.

Ils se rendirent au guichet et abordèrent le secrétaire. L’homme d’une vingtaine d’années à la face couperosée paraissait s’ennuyer ferme au milieu de cette liasse de papiers ordonnés. La joue posée sur son poing fermé et les yeux mi-clos, il griffonnait des motifs abstraits sur une feuille vierge.

— Bonjour Adrien, mademoiselle Ambre Chat Viverrin ici présente a rendez-vous à treize heures auprès de maître Leroy.

— Je suis navré Anselme, répondit l’employé en terminant d’esquisser le dernier pétale de sa fleur. Mais maître Leroy est indisponible aujourd’hui.

— Pourquoi cela ?

— Impératif familial apparemment ! La piètre excuse… Tu te doutes bien qu’il est très certainement allé se prélasser dans les jardins de sa maison secondaire pour profiter pleinement de cette journée radieuse auprès de son épouse et de sa marmaille. C’est tellement plus jouissif que de se terrer dans ce clapier… Le dossier de la cliente a été transféré à l’un de ses suppléants.

— Qui est ? s’informa le baronnet, redoutant la réponse que le guichetier s’apprêtait à lui donner car peu de ses collègues travaillaient en ce jour de fin de semaine.

L’homme lâcha son stylo et consulta sa fiche en marmonnant. Après un ricanement qu’il ne put réprimer, il annonça :

— Maître Théodore von Eyre ! Vous comptez réellement accompagner la cliente ou vous préférez attendre dehors ? Je vous avertis, je ne suis pas d’humeur à écouter une énième échauffourée entre vous… Quoique, je ne serais peut-être pas contre un soupçon d’animation ! Les samedis sont si moroses…

Anselme ploya la tête en arrière et lâcha un gémissement. Ambre grogna mais n’osa rien rétorquer, laissant son ami tirer les rênes de l’entretien.

— N’est-il pas possible de transférer le dossier à une autre personne ? proposa le corbeau, hautement agacé par cette substitution imprévue. Plus qualifiée j’entends !

— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! se gaussa l’employé en frappant dans ses mains. Vous êtes de fort mauvaise foi, monsieur le baron ! Je sais que votre affection mutuelle est légendaire mais que vous le vouliez ou non, maître von Eyre est plus que compétent. Et, non, il n’est pas possible de changer de notaire en un claquement de doigts surtout pour satisfaire votre orgueil blessé ! Si maître Leroy l’a choisi pour le suppléé c’est qu’il a toute confiance en son professionnalisme. De plus, Théodore est présent, disponible, et il vous attend dans son bureau. Je ne vous indique pas où c’est, je suppose que vous connaissez le chemin !

Son insolence eut raison de l’obstination du brunet. Vaincu par ce premier duel, Anselme opina puis s’engagea dans le corridor de droite, Ambre à ses côtés. Elle ne disait rien mais cet esclandre ne présageait rien de bon. Elle maîtrisait suffisamment mal ses propres humeurs pour en plus parvenir à refréner celles de son ami. Elle n’avait jamais vu ce fameux Théodore, mais au vu du portrait brossé par Anselme, elle savait d’ores et déjà qu’elle détestait cet individu cynique et sulfureux, bouffi de suffisance.

Un nobliau, fils de marquis et ami de cet odieux Isaac… Franchement je ne pouvais décrocher plus mauvais représentant !

Alors qu’ils longeaient le couloir où des rangées de portes obscures affrontaient une série de fenêtres s’ouvrant sur l’avenue, la jeune femme tentait de conserver sa contenance et de masquer les tressaillements qui parcouraient ses membres. De plus, l’odeur l’incommodait. Bien que propre, cette vieille bâtisse sentait la poussière, le vieux papier, le bois vermoulu et le tabac froid, assaisonné d’un désagréable mélange d’eau de javel et de parfums musqués qui agressaient les narines en un cocktail méphitique.

Anselme s’arrêta devant l’avant-dernière porte où un cartouche cuivré indiquait le nom de son digne occupant et toqua.

— Entrez ! les invita une voix par delà la cloison.

Après avoir échangé une ultime œillade désolée à sa partenaire, le corbeau ouvrit la porte et s’écarta pour la laisser entrer. Assis derrière son bureau, Théodore fut surpris de voir son collègue franchir le seuil de sa tanière en compagnie de sa cliente. Il réprima un juron puis dévisagea tour à tour ses interlocuteurs, le visage parcouru d’une succession d’expressions allant de la stupeur au dédain pour terminer sur l’amusement.

— Mademoiselle Ambre ! finit-il par déclarer d’une voix mielleuse, un sourire ourlé aux coins des lèvres et les yeux plissés. La fameuse noréenne qui est parvenue à clouer le bec d’un noble marquis, je suppose ? Que je me réjouis de vous rencontrer enfin. Je suis sincèrement honoré de m’occuper de votre dossier et ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour vous satisfaire.

Il se leva, salua sa cliente d’une poignée de main et s’efforça de réitérer ce geste auprès de son rival avant de se rasseoir et de les inviter à faire de même. Nerveuse, Ambre déplia ses bras sur les accoudoirs puis croisa les jambes. Tandis que le notaire parcourait son dossier, elle sondait son vis-à-vis avec une intensité fielleuse.

À l’image de bon nombre d’aranéens, Théodore von Eyre était grand et élancé, le visage d’une pâleur laiteuse dépourvu d’éphélides et la chevelure ébène. Seuls ses yeux verts, cachés en partie derrière une paire de lunettes rectangulaires en écaille de tortue, se révélaient atypiques.

Aranéen, certes, mais il paraît aussi sournois, longiligne et nonchalant qu’un furet. Et il sent tout aussi fort !

— Alors, si j’ai bien compris, vous venez céans pour régulariser votre situation familiale. Je vais donc vous poser quelques questions afin de vérifier la véracité des informations annotées. Vous imposerez ensuite votre signature en fin de document.

La jeune femme esquissa un hochement de tête.

— Parfait ! Je propose que nous commencions par vous dans ce cas. Mademoiselle Ambre Chat Viverrin, née à Varden le 16 octobre 290 domiciliée au 39 chemin des dunes. Vous y vivez avec votre sœur Adèle Mouette, née le 19 janvier 300 à votre domicile. Bien que mineure, vous exercez à la Taverne de l’Ours depuis deux ans en tant que serveuse sous un contrat d’apprentissage. Tout est bon jusque là ?

— Oui, répondit-elle gravement.

— Bien ! Vous êtes fille de GeorgesÉpaulard, né le 22 août 259 à Varden récemment déclaré transformé. Votre père exerçait depuis l’an 277 sur l’Hirondelle en tant qu’officier.

Il écarquilla les yeux.

— Ça par exemple ! Quel prestige de travailler au service du marquis Desrosiers et de convoyer auprès du clan de Rochester ! Isaac vous trouvait bien cultivée pour une « vermine tachetée » selon ses mots. Je comprends désormais pourquoi.

Il eut un rire moqueur couplé d’un sourire désinvolte qui assombrit la mine de ses deux interlocuteurs. Ne voyant aucune réaction de leur part, il poursuivit sa lecture :

— Fils cadet de madame Adélaïde Roussette, armatrice, et père d’origine inconnue. Que c’est fascinant ! Votre père était-il un enfant adultérin ou bien sa charmante noréenne de mère était une femme de petite vertu ? Au vu de sa profession, le doute est de mise. Les dames du port hameçonnent avec tant de facilité et font peu cas du « qu’en dira-t-on »

— Si tu pouvais garder tes remarques acerbes pour toi, Théodore ! intervint Anselme en crispant le pommeau de sa canne.

— Je ne fais qu’énoncer un fait bien reconnu ! plaida-t-il en affectant l’indignation, posant délicatement une main sur son cœur. Loin de moi l’idée de heurter la sensibilité de ma cliente. De toute manière, les noréens ont toujours eu des arbres généalogiques chaotiques ! Entre les individus non déclarés et l’absence de nom de famille pour vous répertorier… c’est d’un calvaire !

— C’est sûr qu’au vu de votre milieu consanguin, voir autant d’embranchements doit vous faire vaciller ! rétorqua Ambre d’un timbre parfaitement neutre. Sans compter les bâtards illégitimes que vous abandonnez dans l’espoir d’effacer vos infidélités.

À l’entente de cet affront inattendu, Théodore pouffa.

— Vous marquez un point, chère cliente !

Il reporta son attention sur le document.

— Votre grand-mère paternelle est décédée en l’an 278 d’une tumeur cérébrale. Quant au frère, Ernest Bélier, né le 5 mars 257, il œuvrait aux côtés de son cadet en tant qu’officier sur l’Hirondelle. Déclaré décédé en l’an 289 suite à une noyade. Décidément, le sort s’acharne ! L’espérance de vie des marins a toujours été si limitée… quelle tristesse ! On est bien mieux à ronronner dans un bureau chauffé qu’à se fouler la rate dans le froid et sous la pluie diluvienne. N’est-ce pas ?

Théodore se délectait de l’entrevue, une délicieuse vengeance pour corriger l’affront fait à son cousin Isaac trois mois auparavant. Même seul face à deux adversaires, il se savait en position de force et excitait leur nerf avec la vivacité d’un chat titillant sa proie. Ambre fulminait mais au vu de sa condition inférieure, elle se devait de ployer l’échine face aux effronteries de l’agent qu’elle aurait volontiers égorgé ou éviscéré en d’autres circonstances.

Quand ce dernier aborda en parallèle la situation de sa mère, son énervement s’accrut.

— Hélène Hermine, supposée née en 262. Orpheline recueillie à l’âge d’environ un an par Heifir Poney et sa femme Suzanne Écureuil, suite au décès prématuré de ses parents dont l’identité n’a jamais été révélée.

La jeune femme eut un rictus incontrôlé. Elle ne conservait en sa mémoire presque aucun souvenir des parents adoptifs de sa mère qu’elle visitait pourtant régulièrement lorsqu’elle était enfant. Son père lui avait dit qu’ils avaient pendant longtemps vécu à Varden avant de déménager sur la côte orientale peu après que Hélène fut assassinée sous sa forme animalière. La douleur de cette perte les avait apparemment forcé à abandonner leur atelier de couture baptisé De fil en Aiguilles pour rebâtir une nouvelle existence à l’autre bout du territoire. Ils avaient également un fils légitime, Honoré, qui les aurait suivis dans leur exil.

— Aucune information familiale supplémentaire hormis un mariage auprès de Georges Épaulard en date du 21 septembre 285. Couturière de métier avant une transformation non officialisée, déclarée ultérieurement en janvier 303 par son mari.

Il fronça les sourcils et réexamina l’information.

— Tiens ! Comme c’est étrange ! savez-vous quelle est l’origine d’une telle décision ? Elle n’est pas précisée sur le document.

Bien qu’elle éprouvait quelque grief à l’admettre, Ambre comprit son étonnement. Comme le lui avait révélé tantôt la vieille Ortenga de Meriden, peu de noréens optaient pour la métamorphose dorénavant et la plupart de ceux qui en exprimaient le souhait étaient souvent des individus âgés, atteints de maladies incurables, vivants dans une pauvreté extrême ou simplement des dépressifs et ivrognes mal dans leur peau. Des gens pour qui l’existence humaine semblait condamnée ou synonyme de vile souffrance. Ne voulant se confier sur le sujet, Ambre prétexta la maladie sans nullement entrer dans les détails. Théodore inscrivit le motif sur un carnet annexe.

— L’animal est-il toujours auprès de vous ?

— Suis-je obligée de répondre à cette question ? feula-t-elle en retroussant les lèvres, révélant l’ombre de sa canine.

— Pas nécessairement, dit-il en haussant les épaules. Étant donné que vous ne percevez rien financièrement pour son cas, nous n’avons pas à mentionner obligatoirement son décès. Elle n’est plus considérée comme citoyen depuis qu’elle est sous forme d’hermine. Que vous la gardiez au logis, qu’elle soit sauvage ou morte ne nous concerne pas. D’autant que son animal n’est pas agressif ni dangereux pour la sécurité de la population.

Ambre échangea une œillade avec Anselme. Tous deux songeaient à la louve Judith.

— Bon, revenons à nos moutons, dit l’agent en joignant ses mains devant lui. Vous êtes venue céans afin que vous et votre sœur cadette receviez une pension mensuelle d’un montant égal à un tiers du salaire de votre père, soit neuf cents pièces de rente. Une belle somme ! Malheureusement, mademoiselle, je ne pourrais donner suite à votre requête.

Ambre eut l’impression que le monde venait de s’écrouler et toisa son interlocuteur pour juger de son sérieux. Contre toute attente, il paraissait sincère.

— Pourquoi cela ?

— Je ne peux vous octroyer l’allocation, car ?

Il n’ajouta rien et indiqua Anselme du menton, l’invitant à expliquer la raison de ce refus. Un silence d’une lourdeur de plomb s’abattit dans l’office. Quand il eut enfin saisi la raison de cette interdiction, le baronnet pâlit et baissa la tête.

— La loi ne nous autorise pas à vous verser cette somme, révéla-t-il, la bouche pâteuse. La transformation de votre père étant jugée comme illégale, aucune pension de réversion ne pourra vous être octroyée.

Ambre eut soudainement du mal à respirer. L’air peinait à entrer dans ses poumons et le maigre déjeuner qu’elle avait avalé refluait dans son estomac en un relent acide.

— Je peux savoir pourquoi ? feula-t-elle.

— Pour qu’une transformation soit définie dans le cadre légal, il faut impérativement qu’elle soit opérée dans un lieu juridique, en présence d’au moins deux témoins ainsi que d’un magistrat. Cela évite toute tentative de fraude au cas où un individu prétendrait que son parent s’est transformé afin de toucher son héritage alors que ledit parent serait toujours en vie sous forme humaine. Étant donné que ton père s’est transformé sur Pandreden, auprès d’un unique témoin de surcroît, il est impossible de valider sa métamorphose. L’administration peut tout à fait remettre en cause ce fait et juger le lieutenant Georges Épaulard comme un déserteur. Son assurance vie est donc caduque.

Ambre chancela à cette affirmation qui sonnait tel un couperet. C’était impossible, un véritable cauchemar ! Son père avait sacrifié tant d’années de sa vie au service de la mer et de son équipage, à ruiner sa santé, tant physique que mentale, afin de cotiser pour cette maudite assurance vie dans l’espoir de mettre ses filles à l’abri du besoin si malheur lui arrivait. Trois décennies de dur labeur réduites à néant !

Sa contenance évaporée, la jeune femme fusilla Anselme du regard. Le baronnet grimaça et se sentit gagné par la honte. Il s’en voulait de ne pas avoir pensé préalablement à cette configuration et désespérait de décevoir son amie une nouvelle fois.

— C’est… c’est une blague ? grogna la jeune femme, la tempe palpitante et les dents bien visibles, prête à mordre.

— Malheureusement, non ! maugréa le corbeau. Je suis sincèrement désolé. J’aurais dû songer à cette éventualité, excuse-moi.

Prélassé dans son fauteuil, Théodore roucoulait d’aise et s’amusait de voir son rival ainsi déstabilisé. Comme le silence qui s’ensuivit perdurait, il se racla la gorge et appuya les propos de son collègue qui n’osait rien ajouter de peur d’empirer la situation.

— Dura lex sed lex ! La loi est dure mais c’est la loi ! conclut le marquis en levant les paumes en guise d’impuissance. Si vous vouliez percevoir cette somme, il aurait fallu que votre père décède au lieu de se transformer. Par ailleurs, qui nous dit qu’il n’a pas simplement déserté son poste pour mener une existence prospère sur Pandreden ? Peut-être a-t-il fondé une famille et qu’il a décidé de demeurer là-bas auprès de sa femme et de ses enfants bâtards ? Après tout, il passait autant de temps sur Norden que sur le continent.

La colère planta ses crochets venimeux dans le cœur de la noréenne dont les ongles pointus lacéraient le tissu des accoudoirs.

— Mon père n’aurait jamais fait ça ! C’était un homme valeureux, altruiste et honnête !

— Oh mais je n’en doute absolument pas et jamais je ne me permettrais de juger les mœurs de mes humbles concitoyens ! Je ne fais qu’échafauder une conjecture plausible. Effectivement, je ne peux vous octroyer cette pension mais en tant qu’homme d’honneur, il est de mon devoir d’aider une cliente à trouver des solutions à son futur manque de ressources.

— Lesquelles, je vous prie ? grinça-t-elle, les joues rubescentes.

Une moue songeuse se dessina sur le visage de l’agent, bientôt suivie par un sourire narquois.

— Eh bien, vous pouvez toujours envoyer une lettre au marquis Desrosiers, le patron de votre père, afin de lui demander une indemnité compensatoire. Rien ne dit qu’il vous l’accordera mais il sera certainement séduit à l’idée de venir en aide à deux jeunes noréennes en détresse.

Théodore pointa Anselme du bout de son stylo plume.

— À moins que votre ami ici présent daigne sauver son oiselle en gaspillant un soupçon de sa fortune paternelle. Je suis sûr que le baron Alexander von Tassle n’y verra aucune objection. Monsieur adore les noréennes, surtout lorsqu’elles partagent son lit !

Échaudée par la virulence de ses attaques, Ambre se redressa, désireuse de se jeter sur le notaire afin de corriger la succession d’affronts qu’il venait de proférer.

Alors qu’elle brandissait son poing, parée à bondir, Anselme se leva aussitôt et la retint, déployant ses bras autour des siens pour l’entraver et l’empêcher de nuire. Il peinait à la maîtriser tant elle ruait et éructait comme un cheval fougueux. Un pincement aigu suivi d’une douleur lancinante foudroya sa jambe meurtrie. Pourtant, il tenait bon et, malgré sa force limitée, parvenait à la garder captive entre ses ailes. Car, aussi abject soit-il, Théodore von Eyre n’en restait pas moins un agent en fonction et la moindre insulte portée à son encontre donnerait lieu à une amende amère voire, pire encore, à une peine d’emprisonnement.

Le notaire demeurait immobile et jubilait de sa victoire. Tel un pyromane inconscient du danger qu’il provoquait, il préférait jeter de l’huile sur le feu plutôt que d’endiguer l’incendie.

— Voyons, un peu de retenue mademoiselle ou je serais dans l’obligation de quérir le gardien afin de vous mettre aux arrêts ! persifla-t-il, les lèvres étirées en un sourire carnassier. Je doute que votre sœur apprécie de se retrouver à orphelinat le temps que vous purgiez votre peine à la maison d’arrêt pour mineurs.

Sa sentence faucha sa cliente qui regagna immédiatement un semblant de maîtrise malgré le déchaînement de passions qui tourbillonnait en elle. Anselme la relâcha et s’effondra sur sa chaise, les membres gourds et la cuisse endolorie. Un silence chargé d’hostilité imprégna l’atmosphère. Avant de la chasser de son bureau, Théodore obligea sa cliente à signer et à parapher les feuillets. Furieuse, la jeune femme s’exécuta de mauvaise grâce et écrasa la pointe de la plume sur le papier, manquant de le transpercer, puis jeta le stylo.

Cette mission acquittée et la situation régulée, le notaire leur indiqua la porte de sortie, les invitant à partir. Sans un au revoir, la noréenne ouvrit la porte à la volée et quitta le bâtiment à la hâte. Elle marchait à grandes enjambées, les poings serrés et les ongles plantés dans la chair tendre de ses paumes. Une boule d’aigreur lui nouait la gorge. En proie à une profonde humiliation mêlée d’accablement, elle dévala les marches d’escalier suivie par un Anselme haletant qui tentait de la suivre et de brider son courroux en l’arrosant de paroles qu’il voulait rassurantes.

— Je vais t’aider mon Ambre, ne t’inquiète pas pour cela ! On trouvera bien une solution.

Elle s’arrêta net sur le trottoir et fit volte-face pour l’affronter. Ses iris ambrés étincelaient de haine.

— Oh vraiment ? Et qu’est-ce qu’un modeste notaire en fin de formation pourrait m’apporter ? Ta fortune ? Ton soutien légendaire peut-être ? Oh non, j’oubliais, monsieur le baronnet est trop couard pour tenir tête à ses pairs et défendre mes intérêts ! De toute façon à part falsifier le document, je doute que tu parviennes à changer quoi que ce soit concernant ma situation !

Il eut un mouvement de recule, heurté par ses propos prononcés sous le coup de son ire.

— Je peux toujours demander à mon beau-père. Je suis sûr qu’il trouvera une solution… marmonna-t-il, les yeux larmoyants. Il doit bien exister une loi pour obliger l’état à vous verser une indemnité ou pour contourner légalement la clause !

— Hors de question ! rugit-elle, emparée d’une rage léonine. Je ne veux pas de ta pitié et encore moins celle de ton beau-père ! Je saurai très bien me débrouiller toute seule, finalement ! Puisque demander de l’aide ou du soutien auprès de certain se révèle trop difficile, il faut croire !

Son éclat de voix piqua la curiosité des passants annexes qui venaient de s’immobiliser pour observer les deux jeunes gens. Nul doute que bon nombre d’entre eux reconnurent le fils adoptif du baron. Par delà le fracas des coches, des murmures et des critiques s’élevèrent. Le malaise de la jeune femme s’intensifia tant le monde paraissait suspendu à ses lèvres. Des spectateurs captivés par ce fragment de tragédie, une querelle comme il avait dû en exister des centaines sur le parvis de l’édifice.

Un soupçon de raison cueillit la noréenne. Quel scandale pouvait germer suite à ce que sa langue aiguisée pouvait proférer ? Une simple parole pouvait-elle condamner la notoriété si difficilement acquise par le baronnet ? Anselme ne méritait pas d’être l’objet de tels sermons publics. Elle ne pouvait déchaîner sa rancune et sa frustration sur son ami. N’ayant pas l’intention de s’attarder ni de provoquer un esclandre, Ambre ignora le garçon et reprit sa route en direction de Varden, sans lui accorder l’ombre d’un regard.

Consciente que la scène venait de s’achever, la foule s’éparpilla et poursuivit également son chemin. Seul Anselme demeura pétrifié, les pensées oscillant entre l’abattement et l’indignation. À l’entente d’un raclement de gorge, il se retourna et aperçut Théodore juste derrière lui, l’air fier et le port altier, satisfait du spectacle mélodramatique qui venait de se jouer sous ses yeux.

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