Chapitre 38 – Le Deuil
Les rayons roux du soleil crépusculaire perçaient à travers les baies vitrées du salon. Les nitescences faisaient scintiller les divers objets du cabinet de curiosité ainsi que les yeux du serpent marin Jörmungand et du cerf Alfadir, les deux entités protectrices de Norden, illustrées sur la tapisserie qui ornait tout un pan du mur.
La pièce était animée. Heureux de se retrouver en famille après sa journée de labeur, Ulrich jouait une valse tout en contemplant d’un œil attendri sa femme et son fils danser ensemble. C’était là leur rituel du soir, un moment privilégié qu’ils partageaient tous les trois.
L’homme défoulait ses nerfs, faisant pianoter énergiquement ses doigts sur l’ouvrage, égayé par la vision de sa muse. Auprès de son éblouissante colombe, il émerveillait la foule, captivée par ses mélodies enchanteresses. Ses valses connaissaient un franc succès lors des soirées mondaines au point que l’Élite ne tarissait pas d’éloges devant ce couple si fusionnel et épris d’un amour sans égal. Tant et si bien que cet homme sans titre, un simple pianiste aranéen prodige, avait commencé à gagner en notoriété et à devenir convoité aux yeux des personnalités parmi les plus notables et respectables de Norden.
À la naissance d’Alexander, l’enfant était devenu leur trésor mais surtout la plus grande fierté et raison de vivre de sa mère. Les yeux brillants, Ophélia faisait tournoyer le fils. Tel un cygne, ses pieds effleuraient le sol, son corps gracile et souple ondulait au gré des accords et des notes. Le mouvement était accentué par sa longue robe qui épousait chaque forme de son corps de nymphe. Pour la faire resplendir davantage, Ulrich lui avait offert de nombreux bracelets qui, lors de la danse, offraient un tintement régulier si agréable à l’écoute. Le petit riait aux éclats et apprenait avec entrain ses leçons de danse.
Rien dans leur vie si organisée et emplie d’amour ne semblait pouvoir compromettre ce bonheur que beaucoup leur enviaient. Pourtant, un matin de plein hiver, alors qu’elle marchait tranquillement dans la roseraie, la baronne se sentit défaillir. Une douleur la foudroya et son cœur, si fragile, se mit à battre ardemment contre sa poitrine. Fébrile, elle plaqua une main devant sa bouche et toussa.
Une fois la crise passée, elle remarqua avec effroi que la paume de sa main était ensanglantée. Elle chancela puis s’effondra sur le tapis de neige immaculé. Pieter, qui l’avait aperçue au loin, abandonna sa tâche et accourut. Arrivé à sa hauteur, il la trouva inconsciente et la prit dans ses bras.
Lorsqu’elle se réveilla, elle distingua péniblement les silhouettes de son mari et de son fils. Elle déglutit et tenta de parler. Cependant, elle était incapable d’émettre le moindre son tant l’air lui manquait et que sa trachée était obstruée de glaires. Ulrich posa une main sur son front bouillant de fièvre et la rassura tant bien que mal.
L’homme avait les larmes aux yeux ; le médecin venait de passer, le verdict était sans appel, sa femme souffrait du mal gris. La maladie avait refait surface et sévissait dans la région depuis plusieurs semaines. Malheureusement, au vu de son état et de sa chétive constitution, il était peu probable que sa tourterelle s’en sorte.
Ulrich et Alexander restaient assis à son chevet, la veillant tour à tour. L’état d’Ophélia empirait, le mal se déployait en son sein, s’épanouissant malignement et la rendant chaque jour de plus en plus pâle, de moins en moins consciente. Au point que pour son dernier jour, elle était incapable d’ouvrir les yeux, tremblante comme une feuille. Rongée par la fièvre, elle essayait vainement de prendre quelques bouffées d’air qui peinait à s’engouffrer dans ses poumons meurtris.
Elle mourut un matin, trois semaines seulement après le diagnostic, en présence de son mari et de son fils. Les deux hommes, sans aucune retenue, fondirent en larmes après son dernier soupir. Le cœur lacéré, Ulrich pressa le cadavre de sa tendre muse contre lui, l’étreignant une ultime fois. Jamais de sa vie il n’aurait cru connaître une douleur si vive. Désireux d’être seul avec elle, il chassa sans vergogne son fils de la chambre.
Traumatisé par la perte tragique de sa mère et surtout terrifié par le regard haineux de son père, Alexander s’exécuta sans mot dire et sortit au plus vite. Il dévala les marches de l’escalier et quitta le manoir pour se perdre dans les jardins. Il se rua au fond du domaine, se faufila entre les arbres aux troncs dénudés et s’assit sur les rochers situés en bordure de falaise, surplombant la mer.
Il resta un long moment ainsi, pleurant à chaudes larmes, recroquevillé sur lui-même. Les jambes plaquées contre son torse et grelottant de froid, il contemplait d’un œil morne la mer qui se déployait devant lui jusqu’à l’horizon. Des bruits de pas l’extirpèrent de ses pensées. Il tourna la tête et, à son grand étonnement, aperçut Désirée qui s’avançait vers lui, portant dans ses bras une épaisse couverture de laine ainsi qu’une tasse de thé fumante.
Pour ne pas paraître faible devant elle, il essuya ses yeux d’un revers de la main et prit une profonde inspiration afin de calmer ses sanglots. Pourtant, Désirée continuait d’avancer, le visage trahissant une tristesse certaine de voir son jeune maître ainsi peiné. Elle lui tendit le breuvage qu’il prit mollement, tout en détournant le regard. Lorsqu’elle s’installa à côté de son maître, elle déploya l’étoffe et les enveloppa tous deux, prenant soin de placer ses mains entre ses cuisses afin de les réchauffer.
Pendant un temps, personne ne parla. Les deux enfants profitaient de la sérénité des lieux pour s’apaiser. Le roulement des vagues s’écrasant contre les parois et le piaillement des mouettes étaient les seuls bruits perceptibles.
Alexander hoqueta. Les yeux larmoyants et la tête basse, il n’osait croiser le regard de la jeune domestique et sirotait machinalement sa boisson, pianotant ses doigts sur les parois de la tasse brûlante.
— Tu peux pleurer tu sais, ça te fera du bien, jeune maître, assura-t-elle en notant son agitation.
— Je ne dois pas pleurer devant les gens !
Désirée haussa un sourcil.
— Qui t’a dit des bêtises pareilles ?
— Mon père, maugréa-t-il.
Elle se mordilla la lèvre puis l’observa attentivement.
— Tu sais, le maître peut se tromper. T’as le droit de pleurer, c’est même tout à fait normal lorsqu’on a perdu quelqu’un qu’on aime.
Il ne répondit rien, tentant vainement de maîtriser les émotions qui le submergeaient. Pour la première fois de sa courte vie, il sentit son estomac se tordre de douleur.
— Tu sais, moi aussi j’ai beaucoup pleuré quand mon papa est mort, avoua-t-elle, Ambroise et maman aussi. Ça nous a fait du bien d’ailleurs. On a pu se libérer de notre chagrin et se soutenir.
Alexander ne put résister à l’appel des larmes. Il poussa un cri et éclata en sanglots. En guise de soutien, elle voulut poser une main sur son épaule mais le garçon se jeta dans ses bras et l’étreignit avec ardeur.
— Je ne voulais pas que mère meure ! Elle n’avait pas le droit de mourir, c’est si injuste ! Elle était si gentille !
Ne pouvant contenir ses larmes tant la réminiscence de la mort de son père la bouleversait, Désirée le pressa contre elle avec douceur. Elle posa lentement sa tête sur le haut de son crâne et fredonna une berceuse afin de le consoler.
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