NORDEN – Chapitre 39

Chapitre 39 – La perte de l’insouciance

L’horloge de la classe indiquait midi, sonnant la dernière demi-journée de travail avant la fin de semaine. Les cours de la matinée, d’une effroyable lenteur, venaient enfin de se terminer. Las, Alexander attendit que ses camarades daignent quitter la pièce avant de se lever à son tour.

Quand il se trouva seul, il prit son sac et passa la porte. D’un pas lent et traînant, il longea les couloirs, tentant de se faire remarquer le moins possible. La sangle et le poids de sa besace provoquaient à chaque saccade des douleurs aiguës dans son dos et sur ses flancs.

Il prit la direction du réfectoire et empoigna un plateau sur lequel il disposa son déjeuner. Celui-ci se composait d’un morceau de pain au froment et d’un potage de légumes de saison. N’ayant que peu d’appétit, il ne s’attarda pas sur les nombreux mets raffinés mis à disposition sur le comptoir, ignorant cet étalage scabreux de plats cuisinés qui lui décrocha un haut-le-cœur.

Il trouva une place libre dans un coin et s’y installa. Du bout des doigts, il prit sa cuillère et commença à manger sous l’œil inquisiteur de certains élèves qui le dévisageaient d’un air moqueur. Il soupira et baissa la tête, évitant de croiser leurs regards dédaigneux. En tendant l’oreille, il pouvait aisément entendre les messes basses et les propos méprisants portés à son encontre. Un frisson parcourut son corps et il se renfrogna, miné d’être continuellement tourmenté et examiné comme une bête de foire.

Quelqu’un passa derrière lui et, proche de son oreille, émit un aboiement suivi d’un rire étouffé. Perdant sa contenance, le baron se leva et, d’une démarche raide, partit s’aérer l’esprit dans la cour.

Dehors, les garçons de bonne famille, tous aranéens âgés de douze à dix-sept ans, profitaient de cette journée d’ensoleillement. Tous portaient leur costume bleu outremer d’écolier, arborant fièrement le sigle de la licorne épinglé sur leur poitrine.

Alexander s’assit sur un banc et hoqueta. Pour calmer son agitation, il sortit de son sac un livre de sciences, plutôt technique et sibyllin pour un adolescent de treize ans, qu’il lisait sans entrain. Les doigts crispés sur la couverture, il patientait nerveusement le retour en classe. Un groupe de quatre jeunes notables vint à sa rencontre, un sourire carnassier affiché sur leur visage si joliment soigné.

— Alors le laideron, railla l’un d’entre eux, on attend sagement la fin de journée dans son coin avant d’aller retrouver sa levrette ? La seule amie qui veut bien de toi ?

Il s’installa à ses côtés et passa son bras par-dessus son épaule, lui arrachant une grimace doublée d’un frissonnement. Pourtant, Alexander resta flegmatique face à son insolence. Dans le milieu, les fils de marquis étaient les pires. Ils se croyaient au-dessus de tout et de tout le monde, y compris des lois qu’ils enfreignaient sans scrupule tant leurs pères étaient riches et puissants.

— Allons, ne fait pas cette tête de chien battu ! fit-il en lui tapotant l’épaule. Tu sais, on te taquine juste. C’est normal de s’amuser avec une domestique, tu as tous les droits sur elle après tout et elles sont tellement dociles quand on sait s’y prendre. Je ne te juge absolument pas je fais pareil. La seule différence est que les miennes sont nettement moins consentantes que la tienne.

— Laisse Désirée tranquille ! Je ne lui ai jamais rien fait, d’où te permets-tu d’insinuer de telles choses ?

Il se redressa en hâte, faisant fi de la douleur qui lui traversa l’échine.

— Oh, monsieur le baron s’énerve ! gouailla son interlocuteur. Et tu l’appelles par son petit prénom en plus. Désirée… c’est vraiment un nom de chienne ça.

— La ferme, Léandre !

Le groupe ricana, il était rare de voir le garçon sortir de ses gonds et s’opposer à ses persécuteurs. Car de carrure chétive, Alexander était dominé par la plupart de ses camarades. De plus, son visage ingrat aux joues creusées et ses yeux cernés de noir lui donnaient un air pitoyable que tous critiquaient allègrement. Pire encore depuis que sa peau à la teinte cireuse se voyait constellée de boutons.

« Comment des parents si beaux avaient-ils fait pour enfanter d’une créature aussi disgracieuse ? Aurait-il été un bâtard adopté car la baronne, trop fragile, n’aurait pu enfanter ? » Telles étaient les rumeurs qui circulaient à son sujet.

Avec nonchalance, le prénommé Léandre passa une main dans ses cheveux blonds pour les lisser en arrière puis planta ses yeux bleus cristallins dans ceux de son cadet de quatre ans.

— Prends garde à toi Alexander. Tu sais, il est très mal vu de s’entendre avec ses serviteurs par ici. Les noréens ne sont là que pour exécuter nos ordres. Il serait fâcheux de voir ces spécimens souiller notre noble lignée ou se sentir valorisés à nos yeux. Ces êtres ne valent pas grand-chose, regarde les récits que l’on étudie, ils sont décrits comme étant limités et ne se comportent guère mieux que des animaux. Il paraît que certains ne parlent même pas et se contentent de grogner et de baiser comme des bêtes sauvages sans la moindre once d’intelligence dans leur petit crâne.

Le baron fronça les sourcils mais ne dit rien, se contentant de le toiser en serrant les poings.

— Tu sais très bien que j’ai raison ! renchérit Léandre. Toi qui es si proche d’eux tu dois bien t’en rendre compte ! Maintenant, s’il te plaît, prend un peu de distance avec ces gens-là, tu deviens la risée de notre institution. Tu n’es déjà pas bien beau, tu n’as pour toi que ton titre alors aies au moins la décence de rester au milieu de tes pairs. Je veux bien t’inclure dans mon groupe si tu veux. Ça te permettra de trouver des amis de ton rang.

— Fiche-moi la paix, je ne veux pas avoir affaire à toi ! pesta-t-il en prenant ses affaires et en s’éloignant.

Léandre rit et conclut d’une voix suave :

— Réfléchis bien à ma généreuse proposition, baron !

***

Il faisait encore jour lorsqu’Alexander arriva chez lui. En haut des escaliers surplombant l’entrée du domaine, Ulrich fumait en silence. Tel un prédateur, il scrutait son fils qui gravissait les marches. Le garçon gardait la tête basse afin de ne pas croiser son regard haineux. Les sens en alerte, il passa devant lui, ne prenant pas le risque de ralentir ou d’ouvrir la bouche pour le saluer.

— C’est ainsi que tu accueilles ton père ? annonça l’homme d’une voix étrangement calme.

Alexander soupira et se retourna. Dans son emportement habituel, Ulrich le gifla. La claque résonna avec intensité, manquant de le renverser tant le soufflet était vif. Quelque peu sonné et les membres frémissants, le garçon se tint la joue puis s’excusa.

— Regarde-moi dans les yeux au lieu de me fuir comme un lâche ! Tu es un noble, pas un vulgaire prolétaire !

Le fils déglutit et redressa la tête pour venir observer son père qui, les yeux dilatés et les dents visibles, semblait prêt à le mordre. Au lieu de cela, l’homme posa une main sur son épaule et la pressa de sa poigne solide. Après un temps interminable, il fit un geste pour lui intimer de partir.

Le garçon poursuivit son chemin sans mot dire. Il savait qu’il était impossible de raisonner son père lorsqu’il était dans cet état. Depuis qu’Ophélia était décédée, il y avait quatre ans de cela, le pianiste pleurait constamment la disparition de son épouse ainsi que la perte de toute inspiration musicale. Jadis respecté, il se révélait incapable d’écrire ne serait-ce qu’une simple mélodie. Tout son talent, toute sa passion, sa fougue s’étaient évanouis, laissant l’homme dans un incommensurable désarroi.

Ne pouvant supporter cette tragédie, le baron avait commencé à boire, tentant de retrouver un semblant d’inspiration dans l’ivresse. L’alcool le rendit violent. Il ressentait le besoin malsain de défouler ses nerfs. Heureusement, son cher fils était là pour ça. Le garçon, si médiocrement malingre, était devenu la proie idéale sur laquelle s’acharner.

Au début, il se contentait de claques anodines, tentant à chaque fois de trouver un motif valable pour les lui donner. Puis il s’excusait aussitôt, trouvant sa conduite indigne envers le fruit de ses entrailles.

Il se mit à le gifler de plus en plus fort au fil des mois, prétextant des motifs de plus en plus ridicules. Il en inventait même certains dans le but de se dédouaner de son action, tout en se persuadant d’être dans son bon droit. Il en profitait pour lui infliger des sévices supplémentaires, tantôt en lui pinçant l’oreille ou le traînant par les cheveux, tantôt en le poussant violemment au sol.

Le garçon était incapable de lutter contre sa force et accusait les coups sans broncher, commençant à se familiariser avec ces affres qui devenaient quotidiennes. Le soir venu, lorsqu’il se trouvait seul, il demeurait prostré et pleurait à chaudes larmes.

Les années passant, il était devenu craintif, scrutant le moindre recoin de la demeure dans l’angoisse d’y apercevoir son père et de subir son courroux. Pourtant, à cette époque, l’homme pouvait se montrer adorable envers son fils avec qui il partageait des moments de complicité.

Parfois, il éprouvait l’envie de l’emmener en soirées mondaines où, devant l’auditoire, il glorifiait ses résultats scolaires et sa finesse d’esprit. En ces occasions, Ulrich montrait au monde ô combien son fils était exceptionnel et qu’il était fier de lui. Lors de ces soirées, Alexander pardonnait son père qu’il savait malade.

Quand ils se retrouvaient pour le dîner, l’homme ne cessait de lui rappeler à quel point il ressemblait à sa mère, tant physiquement que psychologiquement. Le fils se sentait flatté d’être ainsi comparé à cet être si cher qu’il avait toujours admiré. Malheureusement, ses souvenirs se détérioraient puis s’évaporaient au fil des jours, ne laissant derrière eux qu’une triste sensation d’amertume.

Le garçon nourrissait l’espoir qu’une fois le deuil passé, son père puisse retrouver la raison. Il était même enclin à tout lui pardonner le jour où il retrouverait un semblant de lucidité et parviendrait à redevenir celui qu’il était jadis, ce père aimant et attentionné.

Or, ce jour tardait à venir et la situation empirait. Car, depuis la mort de sa femme, l’homme avait été fort mal influencé et avait commencé à suivre des personnes puissantes aux valeurs morales douteuses.

En effet, Ulrich passait une grande partie de son temps avec ses deux nouveaux amis ; les respectables marquis Laurent de Malherbes et Wolfgang von Eyre. Auprès d’eux, son père prit connaissance d’une drogue aux effets miraculeux, portant le nom peu flatteur de drogue à haut potentiel agressif, plus communément appelée D.H.P.A.

Cette drogue provenait de Pandreden et était amenée sur l’île par les deux voiliers, l’Alouette et la Goélette, dont le premier appartenait au marquis de Malherbes.

Personne ne savait exactement d’où elle provenait ni ce qu’elle contenait. En revanche, ses effets psychotropes fonctionnaient à merveille et, depuis ses douze ans de circulation sur le territoire, le nombre de consommateurs ne cessait d’augmenter.

Alexander ne savait ni comment ni où son père consommait cette drogue. Mais depuis plus de deux ans, il le voyait s’éloigner de temps à autre le soir venu pour revenir le lendemain, débraillé, les habits tachés de sang, le bras lacérés et les pupilles dilatées à l’extrême.

Pour se procurer sa dose régulière le baron avait dilapidé la majeure partie de sa fortune et congédié presque tous les domestiques. Il ne garda auprès de lui que son palefrenier Pieter et la famille de Séverine qu’il payait une misère pour effectuer toutes les autres tâches annexes.

À partir de cette période, le cas de son père s’était aggravé et le peu de lucidité qu’il possédait jusque là, s’était évanoui. Dorénavant, il s’acharnait avec moins de retenue contre son fils et le garçon encaissait les assauts provoqués à intervalles irréguliers, ne sachant ni quand ni où son père allait frapper. Il gémissait et couinait sous chacun des coups portés avec une aisance malsaine sur les zones sensibles de son corps.

L’homme évitait cependant de s’attaquer au visage, de peur d’éveiller des soupçons sur les mauvais traitements infligés à sa progéniture. Comme le lui avaient conseillé ses amis, il esquivait également la région de son sexe ; il fallait que son fils puisse être fertile afin de bénéficier d’une descendance viable une fois adulte.

La fuite ? Porter plainte ? Le jeune homme y avait déjà songé plusieurs fois et la maigre fortune qu’il avait de côté lui aurait suffi à subvenir à ses propres besoins, et ce, pendant un temps. Cependant, il avait balayé tout espoir de ce côté-là lorsque son père lui avait clairement annoncé que si son fils le défiait, il serait dans l’obligation de s’attaquer aux domestiques afin de défouler ses nerfs.

Dans un souci de les protéger, Alexander se condamnait lui-même en endossant le rôle de bouclier humain. Car, il le savait bien, les domestiques ne pourraient dénoncer leur maître sous peine de sérieuses représailles. Entouré des puissants, Ulrich jouissait d’un statut favorable auprès des membres de la cour de justice. Ces gens parviendraient sans aucun mal à les enfermer, voire à leur infliger les pires tortures s’ils déliaient leurs langues ou se risquaient à proférer tout élément qui pourrait entacher la notoriété de ces aranéens si redoutablement supérieurs et soudés.

Quelqu’un toqua à la porte puis entra dans la foulée. Assis sur son lit, Alexander put distinguer à travers le reflet du miroir qu’il s’agissait de Désirée. La domestique arriva à sa hauteur et déposa sur la table de chevet un plateau sur lequel son repas était disposé. Puis elle soupira et couva son maître d’un regard attristé.

— J’ai vu ce que ton père t’a fait tout à l’heure, murmura-t-elle d’une voix chevrotante. Je me suis inquiétée de ne pas te voir redescendre pour le dîner.

Elle inspecta son état. Le garçon avait les yeux rougis par les larmes. Il tremblait et frottait frénétiquement ses doigts contre ses paumes. Elle s’installa à ses côtés et caressa sa joue mais il repoussa sa main d’un revers.

— Tu peux me parler si t’as besoin, tu sais ?

Il eut un rire nerveux.

— Reste à ta place Désirée, marmonna-t-il.

— Comment ?

Il leva les yeux vers elle et la dévisagea sévèrement.

— Reste à ta place !

— Je ne comprends pas…

— Notre amitié est ignoble et déplacée. Tu es ma domestique, je suis ton maître ! J’ai eu tort de vouloir être ami avec quelqu’un comme toi ! Les aranéens et les noréens ne devraient pas être amis, nous sommes trop différents et j’essuie quotidiennement les remarques de mes camarades à ce sujet.

Elle écarquilla les yeux, horrifiée par ces propos.

— Tu dis ça uniquement parce qu’ils te méprisent ! s’offusqua-t-elle, les yeux larmoyants. Mais ils sont jaloux !

Il souffla, agacé d’avoir à se justifier.

— Désirée, plus je me renseigne sur votre peuple plus je me dis que mes pairs ont raison. Vous êtes des êtres limités, que vous le vouliez ou non. Tous les écrits scientifiques et philosophiques à ce sujet le disent.

— Mais ça, c’est parce que ces hommes que tu étudies sont tous des aranéens ! Et des membres de l’Élite pour la plupart ! Mes camarades trouvent au contraire que notre relation est adorable !

Une expression d’effroi mêlée de colère s’afficha sur le visage du garçon. Il grogna et se redressa.

— D’où te permets-tu d’en parler dehors, Désirée ? Comment oses-tu déballer ma vie sans gêne ? Et à d’autres domestiques en plus ? Tu veux que je sois la risée et me faire perdre le peu de crédibilité que j’ai ?

— Quoi ? cria-t-elle d’une voix étranglée, une main sur le cœur. C’est vraiment ce que tu penses ? Tu trouves que je te fais honte ?

— Parfaitement ! Je n’aurais jamais dû permettre ce type de relation avec toi. Tu n’as pas à être mon amie, juste ma domestique et c’est mieux ainsi.

Elle se leva à son tour, les membres tressaillants.

— Pourquoi es-tu odieux tout à coup ?

— Tais-toi ! Ne me manque pas de respect !

Alors qu’il pointait sur elle un doigt menaçant, Désirée éclata en sanglots. Elle dissimula son visage sous ses mains et tenta d’arrêter les larmes qui ruisselaient en abondance.

Voyant qu’il était allé trop loin et que le fait de la voir ainsi le chamboulait, il se pinça les lèvres et ajouta d’une voix radoucie :

— Je veux bien reconnaître mes torts ! C’est moi qui t’ai poussée à être proche de ma personne. Je n’aurais jamais dû, excuse-moi.

— Je me fiche de tes excuses ! T’es définitivement aussi pourri qu’eux ! Tu penses que sous prétexte que ton père te fiche des roustes, tu te sens légitime de rabaisser quiconque essaie de t’aider ? Tu veux te rapprocher de tous ces abominables aranéens que tu appelles à présent tes pairs ? Et ça dans le but de pouvoir t’intégrer ? Mais t’es vraiment pitoyable !

Blessé dans son orgueil, il ne put refréner son geste et la gifla. Désirée resta un moment immobile. Choquée par cette action brutale, elle le regardait de ses yeux exorbités, la bouche grande ouverte sans qu’aucun son ne puisse s’y échapper.

Le souffle court, Alexander réalisa ce qu’il venait de faire.

— Pardonne-moi, Désirée… je ne voulais pas…

Pour la réconforter, il approcha une main afin d’aller cueillir la sienne mais la domestique, désemparée et incapable de parler tant sa gorge nouée, tourna les talons et s’enfuit.

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