NORDEN – Chapitre 40

Chapitre 40 – Stratégie infructueuse

— Touché ! cria Léandre à l’attention de ses amis.

Percuté d’une balle en plein poitrail, le cerf continua sa route, tentant vainement de fuir ses assaillants en s’enfonçant dans les fourrés. Claudiquant et les naseaux dilatés, il se frayait un chemin dans cette nature sauvage à la végétation luxuriante. Pour effacer sa trace et espérer les semer, il rasait les ronces épineuses et traversait les cours d’eau.

Un des garçons sonna le clairon et les chiens excités s’élancèrent à la poursuite de l’animal blessé, sous l’œil vif et alerte des cinq cavaliers qui lancèrent leur cheval au galop afin de les suivre. Perchés en haut des arbres feuillus, les oiseaux observaient la scène tandis que lapins, renards et autres rongeurs rentraient dans leurs terriers, terrifiés par les jappements et les claquements de sabots des montures engagées en pleine charge. Les détonations retentissaient en écho à travers l’immense forêt.

Le cerf, vacillant et hors d’haleine, ralentit le pas et s’écroula à terre une fois passée l’enceinte de pierre qui encerclait la vieille cité noréenne de Meriden.

— Voilà que la bête part se terrer pour mourir dans son domaine ! railla Léandre en mettant pied à terre.

Les quatre autres cavaliers l’imitèrent et le suivirent. Devant le portail, fait de deux troncs d’arbres ornés d’un corbeau gravé et d’inscriptions runiques, les chiens aboyaient à s’égosiller. Puis ils rentrèrent la queue entre les pattes et, les oreilles basses, se mirent à couiner, n’osant profaner ce lieu sacré, le fief de la Shaman Medreva.

— Voilà que les chiens se défilent ! annonça l’un des membres du groupe. Ils chouinent comme des chiots !

— Que fait-on ? demanda un troisième.

— On peut toujours aller y jeter un œil. L’animal est blessé et je tiens à récupérer mon trophée ! affirma Léandre. Presque plus personne ne vit ici de toute façon et nous sommes armés. Nous ne craignons absolument rien.

— Ne devrions-nous pas plutôt faire demi-tour ? proposa timidement Alexander. C’est un cerf que nous avons chassé, un animal noble et le symbole du peuple noréen. Si la Shaman nous croise en train de le tuer nous allons avoir de sérieux ennuis. On dit qu’elle est considérée comme une semi-divinité.

Éric de Malherbes passa un bras par-dessus son épaule et lui adressa un sourire malin.

— Quoi ? T’as peur mon petit baron ? Les Shamans ne sont qu’une légende, rien de plus que du folklore noréen pour expliquer leur don de transformation. Ils sont simplement farfelus, c’est tout.

Le groupe pénétra dans le sanctuaire, marchant d’un pas lent dans ce dédale d’habitations en pierre recouvertes de lierre. Arme en main et aux aguets, ils suivaient les traces de sang laissées par la bête agonisante. Celle-ci gisait morte, allongée sous les pommiers dont les fruits rougeoyants trônaient avec fierté. Léandre prit son couteau et se baissa, désireux de ramener la tête du cervidé.

Mais avant qu’il ne le touche, une voix calme emplie de fermeté résonna :

— Lâchez ce cerf et quittez cet endroit !

Les cinq hommes demeurèrent cois, désarçonnés par la vision de cette femme qui s’avançait vers eux d’une démarche impériale et dont le physique était des plus particulier. En effet, la dame d’âge mûr était vêtue d’étranges apparats avec cette superposition de peaux tannées grossièrement assemblées. Ses cheveux cendrés attachés en tresses étaient parsemés de plumes et de perles. Deux bandes noires fardaient ses joues pâles, rehaussant l’éclat de ses yeux bleus perçants. Enfin, un médaillon de bois en forme de hibou ballottait à son cou, accroché par une fine cordelette. La dame s’arrêta juste devant eux.

Alexander fut gagné par l’appréhension en reconnaissant ce totem, celui de la Shaman en personne. Elle joignit ses mains et se dressa de toute sa hauteur.

— Partez ! ordonna-t-elle d’un ton péremptoire.

Sans qu’ils sachent ni comment ni pourquoi, les garçons se sentirent soudainement fort mal à l’aise. Un frisson parcourut leur échine et leurs tripes se serrèrent rageusement, comme compressées dans un étau invisible. Incapables de rétorquer ou de s’opposer à cette injonction, ils rebroussèrent chemin afin de quitter les lieux sans prendre la peine de récupérer leur trophée.

Plongé dans un état second, proche de la torpeur, le groupe demeura muet un long moment et ils ne recommencèrent à parler que lorsqu’ils furent sortis de la forêt.

Ils rentraient calmement, faisant marcher leurs chevaux au pas une fois rendus dans la campagne. Il faisait chaud en ce début d’après-midi. Brûlant dans un ciel bleu sans nuage, le soleil nimbait l’île d’une éblouissante clarté mordorée. Les parcelles agricoles, foisonnantes de cultures en cette saison estivale, exhibaient des légumes de toutes les couleurs et les champs de blé, dont les épis se couvraient d’un jaune d’or, ondulaient sous la légère brise.

À leur passage, les paysans arrêtaient leur tâche et s’inclinaient avec respect devant ces éminentes personnes. Gonflé d’orgueil, Léandre leur adressait un sourire complaisant et les saluait d’un geste de la main. Puis il ralentit sa monture et se positionna à côté d’Alexander.

— Au fait mon cher baron, comment ça se passe avec ta petite domestique ? Ça fait longtemps que je ne t’ai plus entendu parler d’elle, me voilà rassuré.

Le baron ne dit rien et se contenta de hausser les épaules, perdu dans ses pensées.

— Il fait chaud, tu ne trouves pas ? renchérit-il en s’éventant. Je suis tout en sueur et assoiffé. Aurais-tu l’amabilité et la bonté de m’accueillir en ton domaine afin de m’offrir à boire ? Ton manoir est le plus près, ce serait fort malpoli de décliner.

Alexander fit la moue et se frotta la paume des mains avant de hocher la tête. Le blondin avait raison, il aurait été inconvenant de décliner sa demande. Cela faisait un an et demi que Léandre de Lussac, dans sa grande générosité, l’avait pris sous son aile afin de l’aider à s’intégrer. Le jeune marquis était un homme charmeur au physique séduisant et disposait d’un réseau des plus solides.

Arrivé au manoir von Tassle, le groupe se sépara et Léandre resta seul auprès de son ami. Ce dernier confia les chevaux à Pieter et Ambroise. Le jeune domestique, dans sa hargne habituelle, ne put s’empêcher d’esquisser un rictus lorsqu’il vit le nouvel allié de son maître pénétrer dans le domaine, le dévisageant avec un air de défi.

À peine entré, Alexander croisa Désirée, occupée à nettoyer la rambarde des escaliers avec un chiffon. D’une voix ferme, voulant montrer son autorité sur elle devant son convive, il lui ordonna de leur servir à boire. La jeune femme s’arrêta et s’inclina poliment avant de s’exécuter.

Les deux amis se posèrent dans le salon que Séverine avait pris soin d’aérer afin de faire circuler l’air et s’installèrent sur les fauteuils mis à disposition autour de la table basse. Une fois assis et son aise prise, Léandre laissa échapper un cri de satisfaction vis-à-vis de la somptuosité des lieux. Il scruta avec convoitise les trois grandes bibliothèques garnies d’ouvrages ainsi que le mobilier en bois d’acajou et les nombreuses pièces d’orfèvreries.

— Je vois que monsieur possède une fortune mobilière et immobilière non négligeable ! nota-t-il après un sifflement. Ton manoir est magnifique, pas bien grand mais très bien ouvragé. C’est aménagé avec goût en plus.

Son regard se posa sur le majestueux piano à queue.

— Ton patriarche n’est pas là ?

— Il est avec les marquis de Malherbes et von Eyre pour parler affaires, répondit poliment Alexander.

— Ton père est avec les puissants dis-moi ! Laurent de Malherbes, le frère aîné d’Éric… un membre éminent de l’Hydre, haut magistrat et chargé des relations commerciales entre Norden et Pandreden ! Quelle chance de côtoyer un tel homme ! En revanche je connais moins bien Wolfgang von Eyre.

— C’est son beau-frère.

— Oh oh ! le fameux dandy aux yeux verts ? C’est l’investisseur dont la fortune est basée sur les commerces de prestiges ? Le propriétaire deChez Francine et du Cheval Fougueux si ma mémoire est bonne ?

Alexander opina du chef.

— Tu connais bien tes leçons, dit-il d’un air moqueur.

Léandre tapota nonchalamment son épaule.

— Il le faut bien mon brave ! Il est très important pour des gens comme nous de connaître les titres et les valeurs des puissants qui nous entourent. Il nous faut gagner leur confiance, les charmer afin d’espérer nous intégrer dans les cercles très sélectifs de la haute sphère.

— Tu parles de l’Hydre ?

— Très exactement. Ton oncle, le marquis Desrosiers y est si je ne m’abuse. Tu n’imagines pas le privilège qu’il y a à faire parti de ce trio qui gouverne la côte Ouest à lui seul.

— Je ne vois plus trop mon oncle. Il est sans cesse surmené et mon père ne l’invite plus vraiment depuis que ma mère est décédée. Je me souviens qu’il venait tous les ans pour son anniversaire mais je n’ai pas pu fonder une grande complicité avec lui. Même si je pense qu’il serait prompt à me rendre service si je le lui demandais.

— Comme je t’envie ! Cela doit être tellement jouissif de voir que ta famille tient une partie des rênes du pouvoir. Tu as la chance d’être né anobli. Alors que moi, comme Éric, je ne suis que le fils du frère cadet du marquis, un de Lussac n’ayant que le titre officieux de marquis.

Il laissa échapper un petit rire.

— Et dire que ton père ne possédait aucun titre. C’est rare qu’une femme cède son nom à son fils. Von Tassle. Vous n’êtes plus beaucoup de mémoire.

— C’est exact ! Avec mon père nous sommes les derniers représentants de cette lignée.

— Il va falloir que tu te choisisses une femme digne de ce nom mon brave, je pourrais t’aider à en trouver une respectable et qui ne soit pas trop exigeante niveau beauté. Car je le regrette mon jeune baron mais ton physique n’est pas des plus engageants. J’espère vivement que ces traits grossiers et tes boutons disparaîtront un jour de ton visage et que tu te remplumeras un peu. Remarque, je pense qu’une aranéenne se laisserait volontiers séduire par ta fortune et ton rang. Tu devrais malgré cela pouvoir obtenir celle que tu souhaites.

— Très aimable à toi ! soupira Alexander, gêné de voir son ami gérer sa vie et ses relations comme le faisaient Laurent et Wolfgang avec son propre père.

Désirée toqua à la porte et entra, un plateau d’argenterie entre les mains sur lequel deux verres et une carafe contenant du thé glacé étaient disposés. Sans croiser le regard de son maître, elle posa le plateau sur la table basse. Ses mains tremblaient légèrement et son cœur battait à vive allure. Elle appréhendait le fait de se retrouver devant Léandre dont elle connaissait les frasques par les très nombreuses rumeurs circulant à son sujet. Après les avoir servis, elle s’inclina courtoisement et tourna les talons.

— Tu n’oublies rien noréenne ? susurra Léandre.

Désirée se stoppa net. Paniquée, elle se retourna puis regarda son maître, ne sachant ce qu’elle devait faire ou dire. Alexander demeura interdit.

— Que voulez-vous, monsieur ? finit-elle par demander, la voix traversée de trémolos.

Il esquissa un sourire et ajouta d’un ton mielleux :

— La bienséance exige que l’on demande aux hôtes s’ils n’ont besoin de rien. On ne t’apprend rien à l’école ? Tu es bien à l’Allégeance n’est-ce pas ? En fin de cursus même. Cette institution coûte extrêmement cher à l’année pour former des domestiques d’excellence. Il serait fort dommage de courroucer tes maîtres et leurs hôtes en manquant à ces principes fondamentaux. N’est-ce pas ?

Les yeux embués et les tripes broyées, elle s’inclina.

— Pardonnez ma négligence, monsieur. Souhaitez-vous quelque chose, monsieur ?

— Je rêve, mais mademoiselle pleure ? s’offusqua-t-il. Tu espères amadouer qui en usant de ce stratagème ?

Complètement désemparée par la situation, Désirée demeura pétrifiée. Tentant de refréner ses tremblements, elle jeta un regard suppliant en direction de son maître afin qu’il intervienne. Seulement, Alexander était tout aussi remué par cette situation désagréable qu’il aurait tant souhaité lui épargner.

— Tu peux y aller Désirée, nous n’avons besoin de rien.

Les membres raides, elle s’inclina et adressa à son maître un regard rempli de gratitude. Mais Léandre, comprenant leur manège, ricana en les observant tour à tour.

— Non, mais ce n’est pas vrai ! Voilà que tu la protèges encore ? Tu espères obtenir quoi en jouant à ce jeu-là avec elle, franchement ?

Il se leva et alla en direction de la domestique. Une fois devant elle, la dominant en tout point, il tendit une main assurée et ordonna à cette dernière de lui donner la sienne. Désirée, soumise, s’exécuta craintivement. Il agrippa son poignet et l’attira à lui avant de l’entourer de ses deux bras. La jeune femme, surprise par ce mouvement brusque, laissa échapper un cri aigu qui fit frissonner Alexander jusqu’au plus profond de son être.

Son maître observait le marquis d’un air hébété, gagné par l’angoisse de voir celle qui fut sa meilleure amie et confidente, prise au piège entre ses griffes. Léandre posa sa main sur la nuque de sa captive et étrécit son emprise, sentant son sang pulser ardemment à travers sa carotide. Puis il se servit de son autre main pour la presser davantage contre lui, crispant ses doigts, telles des serres de rapaces, au niveau de la chair tendre de son ventre.

Désirée, totalement chamboulée, ne parvenait pas à effectuer le moindre mouvement. De peur d’empirer la situation, elle se contentait de jeter un regard implorant à son jeune maître, les yeux rougis par les larmes.

Dans un élan de courage, Alexander se leva et se positionna devant son ami.

— Relâche-la s’il te plaît ! demanda-t-il le plus gentiment possible, sachant pertinemment qu’il ne pouvait se permettre de lui manquer de respect.

Car il savait que si son père apprenait qu’il la protégeait et s’opposait sciemment à un homme honorable tel que ce marquis, il ne serait pas le seul à essuyer les représailles cette fois-ci. Ils étaient piégés et le jeune baron ne possédait que la diplomatie pour lui faire entendre raison.

Léandre leva les yeux au ciel et s’éclaircit la voix :

— Alexander, il va bien falloir qu’à un moment tu te rendes compte de qui sont vraiment les noréens. Je comprends qu’elle te plaise. Après tout, même si elle n’est pas jolie, elle reste quand même physiquement plus attrayante que tu ne l’es. Et je peux comprendre qu’elle ait été ton amie d’enfance et que tu éprouves une certaine compassion pour elle.

Alexander fronça les sourcils. Il étudiait la situation, tentant de le raisonner sans savoir comment s’y prendre.

— Moi aussi je les voyais comme nos égaux et je m’amusais avec eux sans honte ni gêne. Mais ça, c’était avant que je ne grandisse et que mes parents et nos professeurs m’ouvrent les yeux sur leur nature primitive et sauvage. Les noréens sont des bêtes qui méritent d’être civilisées et dressées. Leur existence est uniquement axée dans le but de nous servir humblement.

— S’il te plaît, relâche-la ! supplia le baron d’une voix plaintive en regardant sa tendre Désirée.

Le marquis soupira et resserra son emprise au niveau de la gorge de sa proie. D’un geste lent, il remonta progressivement l’étoffe de sa robe, caressant sans aucune décence sa peau duveteuse. Il remonta le tissu jusque sous les seins avant de l’agripper fermement à la taille, dévoilant en toute impunité l’intégralité de ses cuisses et de son ventre.

Désirée pleurait à chaudes larmes. Elle gigotait mollement et gémissait tandis qu’Alexander, terriblement confus, détourna le regard.

— Tu es bien pitoyable, mon cher baron ! Tu ne devrais pas éprouver de gêne à la voir comme ça. Elle est ta domestique, elle te doit allégeance qu’elle le veuille ou non. Après tout, tu la payes pour te servir et au vu de son physique je suppose que tu dois sacrément bien la nourrir.

Alexander renifla et se pinça les lèvres. Les yeux embués, il conservait la tête basse.

— Je t’en prie, laisse-la tranquille et libère-la !

— Promis, je la libère si tu m’obéis sagement. Pour l’instant, je veux que tu la contemples et que tu imprimes dans ta rétine ce que je veux te montrer.

Le jeune baron déglutit et s’exécuta docilement. Il redressa la tête et planta son regard dans celui de sa friponne dont les yeux trahissaient une tristesse infinie.

— Bien, maintenant observe attentivement son corps et dis-moi ce que tu vois.

Alexander fut traversé d’un intense malaise de la voir ainsi dénudée. Il fronça les sourcils et étudia en détail les parties dévoilées de sa chère Désirée, ne sachant exactement ce que le marquis voulait lui montrer. Le corps de la jeune femme était tout en courbes. Elle avait des jambes galbées, plutôt épaisses, et présentait un ventre charnu d’une teinte laiteuse, parsemé d’éphélides. Plusieurs taches de naissance dont une de forme allongée et de couleur brune, lui parcourait le flanc et semblait se terminer au niveau de son sexe, masqué sous une simple flanelle.

— Alors, tu as vu ? s’enquit le marquis.

— Qu’y a-t-il à voir ?

— Non, mais ce n’est pas vrai ! Il faut vraiment tout t’expliquer !

Il rehaussa un peu plus sa robe noire, coinçant le tissu avec son bras. Puis, ayant une vue plongeante sur le corps de sa captive, il commença à pointer certaines zones de son abdomen en y appuyant fermement son index.

— Regarde un peu ces taches ! Tu crois que les membres de l’Élite vont souiller leur progéniture en s’accouplant avec des êtres qui ont la même peau que celle d’un chien ou d’un cheval ? Il n’y a rien de pur dans ces imperfections. Ils ne sont qu’une sous-race et tu comprendras que leur petit cerveau est limité. Ils ne sont bons qu’à obéir tels de bons chiens de garde qu’il nous faut dresser !

Voyant qu’il ne parviendrait pas à le convaincre davantage, Léandre pesta et lâcha son emprise, laissant sa captive s’écrouler sur le tapis. D’instinct, Alexander se rua vers elle et la prit dans ses bras, posant délicatement sa tête contre son torse. La respiration sifflante, Désirée tentait de reprendre son souffle. Pour la réconforter, il murmura quelques mots à son oreille et lui caressa la nuque.

Léandre grommela et posa une main sur son épaule.

— Je crois que j’en ai assez vu, baron. Je pense que ton père sera heureux d’apprendre tes attirances déplacées.

Alexander le darda d’un regard haineux, un horrible rictus dessiné sur son visage.

— Ce n’est pas la peine de me regarder avec ces yeux-là, lança le marquis avec mépris, je pensais que je pourrais t’aider mais là, seul ton père le pourra. Je vais lui en toucher deux mots dès que je le verrai. Je n’ébruiterai pas ton cas, sois-en rassuré, mais tu ne me laisses pas d’autre choix que d’intervenir. Nous devons te remettre sur le droit chemin.

Sur ce, il s’inclina poliment et quitta la pièce. Enfin seul, Alexander continuait de câliner sa friponne dont les yeux étaient perdus dans le vide, l’esprit absent. Il la berçait tendrement, tentant de diminuer ses spasmes et ses sanglots.

Pendant qu’il la réconfortait, il se mit à réfléchir et à ressasser indéfiniment la scène abominable qui venait de se dérouler. Il la revoyait appeler à l’aide, portant sur son maître ce regard implorant à la recherche de son soutien, et lui avait été incapable d’assumer son rôle de protecteur et de l’aider. Tout comme elle, il avait subi cette humiliation traumatisante dans le rôle d’un témoin passif.

Il renifla et murmura d’une voix étranglée de hoquets :

— Je suis désolé ma friponne, tellement désolé.

Il pensait qu’en s’alliant avec ses pairs, il arriverait à se persuader que les noréens étaient une espèce divergente, à la fois si semblable et si différente de la sienne. Pour se faire, il avait en premier lieu eu la ferme volonté de s’éloigner de sa friponne, la chassant sans vergogne lorsqu’elle venait s’enquérir de son état. À son grand désarroi, elle revenait instinctivement à la charge, qu’importe les médisances et les vexations qu’il colportait à son égard. Il alla même jusqu’à lui infliger une charge de travail supplémentaire afin de l’occuper du matin au soir. Mais elle, comme une chienne dévouée, trouvait éternellement le moyen de revenir, en admiration pour ce maître que la vie malmenait et qu’elle voulait aider au mieux.

À chaque fois, le baron était plus que déconfit de repousser sa seule véritable amie, crachant des mots qui lui lacéraient la trachée et lui broyaient le cœur. Il proférait des discours haineux à son encontre, pour qu’au fil des mois, il soit presque parvenu à se convaincre du bien-fondé des théories approuvées par ses pairs.

Or, lorsqu’il vit son amie dans toute sa fragilité face à ce prédateur, ses souvenirs d’enfance lui revinrent en mémoire de manière fulgurante. Il revoyait en elle cette créature intelligente et sentimentale douée de conscience et d’empathie, plus humaine encore que ceux qu’il avait le malheur de côtoyer quotidiennement.

Au bout d’interminables minutes, il réussit à l’apaiser. Le visage grave, l’air abattu, Désirée défit son étreinte. Il posa une main sur sa joue mais elle ferma les yeux et repoussa machinalement son geste. Elle se redressa avec lenteur et sortit sans un mot ni même lui accorder l’ombre d’un regard. Alexander, quant à lui, resta immobile un moment, le cœur lourd et les yeux mouillés. N’ayant pas la force de succomber à ses tourments et de fondre en larmes, il se leva à son tour et partit regagner ses appartements.

À peine arriva-t-il à l’étage qu’Ambroise, hors de lui, sortit de la chambre de sa sœur. Sans attendre, il se rua sur son maître et le plaqua violemment contre le mur. De rage, il attrapa le haut de sa chemise et brandit son poing au niveau de son visage, scrutant de ses yeux noirs son maître avec une incommensurable révulsion.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? vitupéra-t-il en montrant les dents, sans prendre la peine de le vouvoyer ou de lui montrer la moindre marque de respect.

Le baron hoqueta, ne sachant que faire contre la colère légitime de son domestique.

— Comment va-t-elle ? se contenta-t-il de demander.

— Ferme-la et réponds-moi ! Qu’est-ce que vous avez fait à ma sœur ?

Il redressa son poing, prit de l’élan et le frappa en pleine mâchoire. Le horion entailla sa lèvre de laquelle s’échappa un filet de sang écarlate.

Alexander accusa le coup sans broncher, foudroyé par une douleur vive, l’ayant assommé quelque peu. Le domestique s’apprêtait à le frapper à nouveau lorsque Séverine, horrifiée, accourut en hurlant.

Dans un élan désespéré, elle empêcha son geste, attrapant son poignet des deux mains, et sépara les deux hommes. Puis elle les sermonna comme jamais, perdant le peu de contenance qu’elle conservait. Elle les arrosait de paroles venimeuses, les muscles crispés à se rompre et la face rouge. Emportée par son ire, elle en devint si redoutablement intimidante que les garçons n’osaient croiser son regard et se recroquevillaient.

Dès qu’elle eut fini de vomir tout ce qu’elle contenait en son cœur depuis bien trop longtemps, Séverine chassa son fils d’un coup de pied dans le derrière et toisa son jeune maître d’un œil noir qui signifiait tout ce qu’elle pensait de lui en cet instant. Enfin, elle continua sa route et entra précipitamment dans la chambre de sa fille.

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