Chapitre 4 – La perte de l’insouciance
L’horloge de la classe piqua midi, annonçant la dernière demi-journée de travail avant la fin de semaine. Les cours de la matinée, d’une effroyable lenteur, venaient enfin de se terminer. Aussitôt, les grattements de plume contre le vélin cessèrent. Des vivats s’élevèrent, suivis de froissements d’étoffes, de tintement de matériel et de raclements de chaises. Après moins d’une minute d’un vacarme à fendre les oreilles, un silence sacral régna à nouveau dans l’office mansardé, faiblement éclairé par une lumière diaphane émanant d’une fenêtre à croisillons.
Las, Alexander attendit que ses derniers camarades daignent quitter la pièce avant de se lever à son tour. Quand il se trouva seul, il saisit son sac à bandoulière et passa la porte. Il longea les couloirs d’un pas traînant, ses talons claquant contre les dalles ambrées avec la langueur d’un cheval blessé. Pour éviter d’être bousculé par un tiers malintentionné, il frôlait les murs austères, en pierre nue parfaitement écrue. La sangle et le poids de sa besace provoquaient à chaque saccade des douleurs aiguës sur ses épaules et son flanc. Il serrait des mâchoires, les membres roides et les mains crispées.
Il se dirigea vers le réfectoire déjà pris d’assaut par une armada de garçons affamés, étonnamment bruyants et enjoués. L’air y était étouffant dans cet espace clos, au plafond bas parcouru de solives et rythmé par trois rangées de tablées entrecroisées d’épais piliers. Des fenêtres à meneaux s’ouvraient sur les jardins printaniers. En guise d’éléments décoratifs, la licorne y était à l’honneur, qu’elle soit sculptée sur les chapiteaux à volutes ou les chambranles moulurés, dessinée sur la vaisselle en porcelaine ou bien peinte à tempéra sur la grande fresque murale, déroulée juste derrière le présentoir.
Sur cette dernière, la digne créature au pelage d’albâtre galopait sur un fond cardinal constellé de mille-fleurs. Sa soyeuse crinière obsidienne, aux mèches indicibles, ondoyait le long de son encolure. Et sa corne torsadée émaillée d’or saillait à l’avant de son crâne équin telle la défense d’un narval. Sous les sabots fendus, calligraphiée en lettrine mordorée dans une banderole méandreuse, l’inscription « Non scholae sed vitae discimus » reflétait les valeurs de l’établissement. En guise de bordure, les divers instruments du savoir que sont les sciences, la littérature, l’histoire-géographie, l’économie et l’art étaient symbolisés sous les traits de leurs attributs que sont le compas, la plume, la carte, la médaille et le pinceau.
Trois siècles auparavant, à l’époque où la guerre faisait rage entre les deux empires rivaux, opposant l’Aigle de Providence à la Lionne de Charité, les aranéens siégeaient sur un vaste territoire situé en plein cœur de la zone conflictuelle, nommé la Fédération, dont la Licorne était l’emblème.
Anéantis par des décennies de belligérances qui n’avaient laissé de leur pays que des ruines et des individus traumatisés, les fédérés s’étaient résolus à l’exil. Plusieurs d’entre eux, dont une partie non négligeable d’aristocrates, s’expatrièrent hors du continent de Pandreden au profit de Norden que l’on disait paisible, un havre de paix où ils pourraient prospérer. Le voyage fut fort long et laborieux, fatal pour bon nombre de fugitifs.
Selon la légende, le Aràn Halfadir, dans sa grande mansuétude, avait accueilli ces milliers de rescapés sur son île après trois mois d’errance en mer. En liesse devant cette offrande inespérée, les fédérés avaient adopté en son honneur l’appellation de « peuple aranéen ». Par la suite, ils avaient juré solennellement par-devers les quatre tributs noréennes, qu’ils s’apprêtaient à fonder une nation riche et égalitaire, sise en territoire de Hrafn.
Depuis combien de temps ses semblables avaient-ils renié ces préceptes fondamentaux ? Bafoué leur serment pour instaurer un régime suprémaciste et discriminatoire ? Alexander se posait souvent la question.
Il se rangea dans la file et empoigna un plateau sur lequel il agença son déjeuner. Celui-ci se composait d’un morceau de pain au froment et d’un potage de légumes de saison. N’ayant que peu d’appétit, il ne s’attarda pas sur les innombrables mets raffinés mis à disposition sur le comptoir et ignora également le florilège de desserts proposé. Contrairement à ses camarades qui se servaient de généreuses portions de mouton ou de volaille, prenant parfois plusieurs gâteaux et entremets pour couronner leur ripaille, cet étalage scabreux de plats cuisinés lui décrocha un haut-le-cœur.
Il erra un moment entre les allées de tables, trouva une place libre dans un coin et s’y installa. Du bout des doigts, il prit sa cuillère et commença à manger sous l’œil inquisiteur de certains élèves qui le dévisageaient d’un air moqueur et échangeaient des messes-basses. Il soupira et baissa la tête. Pour éviter de croiser leurs regards condescendants, il focalisait son attention sur le breuvage dont les vapeurs chaudes exhalaient un délicat fumet d’asperge rehaussé de crème et de poivre, qu’il buvait à petites lampées. Malgré cela, en tendant l’oreille, il pouvait aisément entendre les railleries et les propos insultants portés à son encontre. Quand les mots « impur » et « pervers » furent prononcés, un frisson le saisit et il se renfrogna, miné d’être continuellement examiné comme une bête saugrenue.
Quelqu’un passa derrière lui puis, la tête proche de son oreille, émit un aboiement suivi d’un rire étouffé avant de s’esquiver aussitôt. L’audace du garnement amusa l’assemblée. Quelques-uns gloussèrent, d’autres applaudirent. Perdant définitivement sa contenance et incapable d’avaler la moindre bouchée supplémentaire, le baron abandonna son repas vaguement entamé et se leva. D’une démarche raide, il sortit de l’établissement et partit s’aérer l’esprit dans la cour.
Dehors, les garçons de bonne famille, tous aranéens âgés de douze à dix-huit ans, profitaient de cette journée d’ensoleillement, sous le signe d’un printemps naissant. Les élèves vêtaient leur costume d’écolier, d’un bleu outremer uni serti de broderies aux extrémités, arborant fièrement le sigle de la licorne épinglé sur leur poitrine.
Ayant trouvé refuge dans un coin ombragé, Alexander s’assit sur un banc. Un chêne densément feuillu, en pleine floraison, dissimulait son visage à la vue de ses congénères, masquant son teint anormalement blême et son expression chagrine. S’il n’était pas si tourmenté, il se serait volontiers reposé aux doux gazouillements des passereaux alentour ainsi qu’au gargouillement serein de la fontaine, où des chimères reptiliennes crachaient de minces filets d’eau claire.
Pour calmer son agitation, il sortit de son sac un livre de sciences, plutôt technique et sibyllin pour un adolescent de treize ans. Il le lisait sans entrain, les jambes croisées et les doigts crispés sur la couverture, attendant nerveusement le retour en classe. Or, l’horloge ancrée sur la façade ivoirine du bâtiment indiquait à peine la demie. Il lui fallait patienter encore une trentaine de minutes avant la reprise des cours ; un véritable supplice en ces conditions.
Loin de le laisser vaquer à ses occupations solitaires, un groupe de jeunes notables vint à sa rencontre. Leur visage joliment soigné affichait un sourire carnassier.
— Alors le laideron, railla l’un d’entre eux, on attend sagement la fin de journée dans son coin avant d’aller retrouver sa levrette adorée ? La seule amie qui veut bien de toi ?
Ignorant le regard assassin du baronnet, il s’installa à ses côtés et passa son bras par-dessus son épaule. Ce geste singulier arracha à Alexander une grimace doublée d’un frissonnement. Bien que souffrant d’une rage intérieure, il restait flegmatique face à son insolence. Dans le milieu, les fils de marquis étaient les pires. Même si certains étaient le fruit de branches inférieures et ne détenaient que le titre officieux du lignage, ces hobereaux se croyaient au-dessus de tout et de tout le monde, y compris des lois qu’ils enfreignaient sans scrupule tant leurs pères étaient riches et puissants.
— Allons, ne fait pas cette tête de chien battu ! fit-il en lui tapotant l’épaule. Tu sais, on te taquine juste. C’est normal de s’amuser avec une domestique, tu as tous les droits sur elle après tout et elles sont tellement dociles quand on sait s’y prendre. Je ne te juge absolument pas, je fais pareil. La seule différence est que les miennes sont bien moins consentantes.
Pour appuyer ses mots, il lui adressa un clin d’œil goguenard.
Incapable de refouler son ire, Alexander jeta son ouvrage sur le tapis herbeux et se redressa en hâte, faisant fi de la douleur qui foudroya son échine.
— Laisse Désirée tranquille ! Je ne lui ai jamais rien fait, d’où te permets-tu d’insinuer de telles choses ?
— Oh, monsieur le baron s’énerve ! Et tu l’appelles par son petit prénom en plus. Désirée… c’est vraiment un nom de chienne ça.
— La ferme, Léandre !
Le groupe ricana ; il était rare de voir le garçon sortir de ses gonds et s’opposer à ses persécuteurs. Car de carrure chétive, tant de taille que d’épaisseur, Alexander était dominé par la plupart de ses camarades. De plus, son visage ingrat aux joues creusées et ses yeux cernés de noir lui donnaient un air pitoyable que tous critiquaient allègrement. Pire encore depuis que sa peau à la teinte cireuse se voyait ravagée de boutons.
« Comment des parents si beaux avaient-ils fait pour engendrer une créature aussi disgracieuse ? Aurait-il été un bâtard adopté, car la baronne, trop fragile, n’aurait pu enfanter ? » Telles étaient les rumeurs qui circulaient à son sujet et empiraient au fil des ans.
Avec nonchalance, le prénommé Léandre passa une main dans ses cheveux blonds pour les lisser en arrière puis planta ses yeux bleus cristallins dans ceux de son cadet de trois ans.
— Prends garde à toi, Alexander. Tu sais, il est très mal vu de s’entendre avec ses serviteurs par ici. Les noréens ne sont là que pour exécuter nos ordres. Il serait fâcheux de voir ces spécimens souiller notre noble lignée ou se sentir valorisés à nos yeux. Ces êtres ne valent pas grand-chose. Regarde les récits que l’on étudie, ils sont décrits comme étant limités et ne se comportent guère mieux que des animaux. Il paraît que certains ne parlent même pas et ne font que grogner et baiser comme des bêtes sauvages sans la moindre once d’intelligence dans leur petit crâne.
Le baron fronça les sourcils mais ne protesta guère, se contentant de le toiser en serrant les poings.
— Tu sais très bien que j’ai raison ! renchérit Léandre. Toi qui es si proche d’eux tu dois bien t’en rendre compte ! Maintenant, s’il te plaît, prend un peu de distance avec ces gens-là, tu deviens la risée de notre institution. Tu n’es déjà pas bien beau, tu n’as pour toi que ton titre alors aies au moins la décence de rester au milieu de tes pairs. Je veux bien t’inclure dans mon groupe si tu le souhaites. Ça te permettra de trouver des amis de ton rang et améliorer tes ambitions futures.
— Fiche-moi la paix, je ne veux pas avoir affaire à toi !
Dans un souci de pacifier son humeur, le blondin s’abaissa pour aller cueillir l’ouvrage gisant à terre. À l’aide de sa manchette, il épousseta la couverture terreuse et tendit le livre à son interlocuteur. Alexander le lui arracha des mains puis le fourra dans son sac avant de s’éloigner.
Léandre rit et conclut d’une voix suave :
— Réfléchis bien à ma généreuse proposition, baronnet !
***
Il faisait encore jour lorsqu’Alexander arriva enfin chez lui. En haut des escaliers surplombant l’entrée du domaine, Ulrich fumait en silence et scrutait son fils qui gravissait les marches. Le garçon gardait volontairement la tête basse dans l’espoir d’éviter son regard haineux. Il passa devant lui puis, les sens en alerte, ne prit pas le risque de ralentir ou d’ouvrir la bouche pour le saluer.
— C’est ainsi que tu accueilles ton père ? annonça l’homme d’une voix étrangement calme une fois qu’il l’eut dépassé.
Alexander soupira. Il se retourna et marmonna un « bonjour père » à peine audible. Dans son emportement habituel, Ulrich le gifla. La claque résonna avec intensité et manqua de le renverser tant le soufflet était vif. Quelque peu sonné et les membres frémissants, le garçon se tint la joue puis s’excusa.
— Regarde-moi dans les yeux au lieu de me fuir comme un lâche ! gronda l’homme dont l’haleine lourde exhalait des vapeurs d’alcool. Tu es un noble, pas un vulgaire prolétaire !
Le fils déglutit et redressa la tête pour venir observer son père qui, les pupilles dilatées et les dents visibles, semblait prêt à le mordre. Au lieu de cela, Ulrich posa une main sur son épaule et la pressa de sa poigne solide.
Un silence menaçant perdura plusieurs minutes. Après ce délai interminable, il fit un geste pour lui intimer de partir. Le garçon poursuivit son chemin sans mot dire ; il savait qu’il était impossible de raisonner son père lorsqu’il végétait dans cet état.
Depuis qu’Ophélia était décédée, quatre ans auparavant, le pianiste pleurait constamment la disparition de son épouse ainsi que la perte de toute étincelle musicale. Jadis respecté, il se révélait incapable d’écrire ne serait-ce qu’une simple mélodie. Tout son talent, sa passion, sa fougue s’étaient évanouis, plongeant l’homme dans un incommensurable désarroi.
Ne pouvant supporter cette tragédie, le baron avait commencé à boire, tentant de retrouver un semblant d’inspiration dans l’ivresse. Cependant, l’alcool le rendit violent et il ressentait le besoin malsain de défouler ses nerfs. Heureusement, son cher fils était là pour ça. Le garçon, si médiocrement malingre, était devenu la proie idéale sur laquelle s’acharner.
Au début, il se contentait de claques anodines, essayant chaque fois d’imaginer un motif valable pour les lui donner. Puis il s’excusait aussitôt, trouvant sa conduite indigne envers le fruit de ses entrailles.
Au fil des mois, il se mit à le gifler de plus en plus fort, prétextant des mobiles chaque fois plus ridicules. Il en inventait même certains dans le but de se dédouaner de son action, tout en se persuadant d’être dans son bon droit. Ainsi, il en profitait pour lui infliger des sévices supplémentaires, tantôt en lui pinçant l’oreille ou le traînant par les cheveux, tantôt en le poussant violemment au sol.
Le garçon était incapable de lutter contre sa force et accusait les coups sans broncher. Son corps se familiarisait à ces affres qui devenaient quotidiennes. Le soir venu, lorsqu’il se trouvait seul, il demeurait prostré et pleurait sans réserve.
Les années passant, il était devenu craintif et scrutait le moindre recoin du manoir dans l’angoisse d’y apercevoir son père et de subir son courroux. Pourtant, à cette époque, l’homme pouvait se montrer adorable envers son unique héritier avec qui il partageait des moments de complicité. Parfois, il éprouvait l’envie de l’emmener en soirées mondaines où, devant l’auditoire, il glorifiait ses résultats scolaires et sa finesse d’esprit. En ces occasions, le pianiste déclarait au monde ô combien son fils était exceptionnel et qu’il était fier de lui.
Quand ils se retrouvaient pour le dîner, Ulrich ne cessait de lui rappeler à quel point il ressemblait à sa mère tant dans sa candeur que pour son intellect. Alexander se sentait flatté d’être comparé à cet être si cher qu’il avait toujours admiré. Malheureusement, ses souvenirs se détérioraient puis s’évaporaient au fil des jours, ne laissant dans leur sillage qu’une triste sensation d’amertume.
Le garçon savait son père malade et nourrissait l’espoir qu’une fois le deuil passé, il puisse recouvrer la raison. Il était même enclin à tout lui pardonner le jour où il jouirait d’un semblant de lucidité et parviendrait à redevenir celui qu’il était jadis, ce père aimant et attentionné.
Or, ce jour tardait à venir et la situation empirait. Car, depuis la mort de sa femme, l’homme avait été fort mal influencé et avait commencé à suivre des personnes puissantes aux valeurs morales douteuses. En effet, Ulrich gaspillait une grande partie de son temps avec ses deux nouveaux amis ; les respectables marquis Laurent de Malherbes et Wolfgang von Eyre. Auprès d’eux, son père avait pris connaissance d’une substance aux effets miraculeux, l’Écaille de Wyvern, plus communément appelée Wyvern.
Cette drogue provenait de Pandreden et était amenée sur l’île par les deux voiliers cargo, l’Alouette et l’Hirondelle, dont le premier appartenait au marquis de Malherbes. Personne ne savait exactement où la Wyvern était entreposée ni ce qu’elle contenait. En revanche, ses effets psychotropes fonctionnaient à merveille et, depuis ses douze ans de circulation sur le territoire, le nombre de consommateurs ne cessait d’augmenter.
Alexander ne savait ni comment ni où son père ingérait cette drogue. Mais depuis plus de deux ans, il le voyait s’éloigner de temps à autre le soir venu pour revenir le lendemain, débraillé, les habits tachés de sang, les bras lacérés et les pupilles dilatées à l’extrême. Pour se procurer sa dose régulière, le baron avait dilapidé la majeure partie de sa fortune et congédié presque l’ensemble des domestiques. Il ne garda auprès de lui que son palefrenier Pieter et la famille de Séverine qu’il payait une misère pour effectuer les tâches annexes.
À partir de cette période, le cas de son père s’aggrava et le peu de lucidité qu’il possédait jusque là, s’était évanoui. Dorénavant, il s’acharnait avec moins de retenue contre son fils et le garçon encaissait les assauts provoqués à intervalles irréguliers, ne sachant ni quand ni où Ulrich allait frapper. Il gémissait et couinait sous chacun des coups portés avec une aisance malsaine sur les zones sensibles de son corps. L’homme évitait cependant de s’attaquer au visage, de peur d’éveiller des soupçons sur les mauvais traitements infligés à sa progéniture. Comme le lui avaient conseillé ses amis, il esquivait également la région de son sexe ; il fallait que son héritier puisse être fertile afin de bénéficier d’une descendance viable une fois adulte.
La fuite ? Porter plainte ? Le baronnet y avait déjà songé plusieurs fois et la maigre fortune qu’il avait de côté lui aurait suffi à subvenir à ses propres besoins, et ce, pendant un temps. Toutefois, il avait balayé tout espoir de ce côté-là lorsque son père avait clairement déclaré que si son fils le défiait, il serait dans l’obligation de s’attaquer à la valetaille afin de libérer ses pulsions.
Dans un souci de protéger ces personnes chères à son cœur, Alexander se condamnait lui-même en endossant le rôle de bouclier humain. Car, il le savait bien, les domestiques ne pourraient dénoncer leur maître sous peine de sérieuses représailles. Entouré des puissants, Ulrich jouissait d’un statut favorable auprès des membres de la cour de justice. Ces gens parviendraient sans aucun mal à les enfermer, voire à leur infliger les pires tortures s’ils déliaient leurs langues ou se risquaient à proférer tout élément qui pourrait entacher la notoriété de ces aranéens si redoutablement supérieurs et soudés.
Quelqu’un toqua à la porte puis entra dans la foulée. Assis sur son lit, Alexander put distinguer à travers le reflet du miroir qu’il s’agissait de Désirée. La domestique arriva à sa hauteur et déposa sur la table de chevet un plateau garni de son repas. Elle soupira et couva son maître d’un regard attristé.
— J’ai vu ce que ton père t’a fait tout à l’heure, murmura-t-elle d’une voix chevrotante. Je me suis inquiétée de ne pas te voir redescendre pour le dîner.
Elle inspecta son état. Le garçon avait les yeux rougis par les larmes et la joue enflée. Il tremblait et frottait frénétiquement ses doigts contre ses paumes. Elle s’installa à ses côtés. Alors qu’elle s’apprêtait à presser sa main dans la sienne, il la repoussa d’un revers. Elle fut surprise par sa virulence et murmura avec une pointe d’hésitation :
— Tu peux me parler si t’as besoin, tu sais ?
Alexander eut un rire nerveux.
— Reste à ta place Désirée, marmonna-t-il.
— Comment ?
Il leva les yeux vers elle et la dévisagea sévèrement.
— Reste à ta place !
— Je ne comprends pas…
— Notre amitié est ignoble et inconvenante. Tu es ma domestique et je suis ton maître. J’ai eu tort de vouloir être ami avec quelqu’un comme toi ! Les aranéens et les noréens ne devraient pas forger une quelconque amitié, nous sommes trop différents et j’essuie quotidiennement les remarques de mes camarades à ce sujet.
Elle eut un mouvement de recul, horrifiée par ces propos.
— Tu dis ça uniquement parce qu’ils te méprisent ! s’offusqua-t-elle, les yeux larmoyants. Mais ils sont jaloux !
Il souffla, agacé d’avoir à se justifier.
— Désirée, plus je me renseigne sur votre peuple plus je me dis que mes pairs ont raison. Vous êtes des êtres limités, que vous le vouliez ou non. Tous les écrits scientifiques et philosophiques à ce sujet le notent clairement.
— Mais ça, c’est parce que ces hommes que tu étudies sont tous d’origine aranéenne ! Et des membres de l’Élite pour la plupart ! Mes camarades de l’Allégeance trouvent au contraire que notre relation est adorable ! Et beaucoup souhaiteraient travailler pour un maître aussi gentil et conciliant que toi !
Une expression d’effroi mêlée de colère s’afficha sur le visage du garçon. Il grogna et se redressa vivement.
— D’où te permets-tu d’en parler dehors, Désirée ? Comment oses-tu déballer ma vie sans gêne ? Et à d’autres domestiques en plus ? « Gentil et conciliant »… Non, mais tu t’entends ! Tu veux que je sois la risée de mon institution et me faire perdre le peu de crédibilité que j’ai ?
— Quoi ! s’exclama-t-elle d’une voix étranglée, une main posée sur le cœur. C’est vraiment ce que tu penses ? Tu trouves que je te fais honte ?
— Parfaitement ! Je n’aurais jamais dû permettre ce type de relation avec toi. Je suis un baron et toi une simple roturière, et aranoréenne de surcroît. Tu n’as pas à être mon amie, juste ma domestique et c’est mieux ainsi.
Elle se leva à son tour, les membres cotonneux.
— Pourquoi es-tu odieux tout à coup ?
— Tais-toi ! Et ne me manque pas de respect ! Il est grand temps de cesser nos connivences. Nous ne sommes plus des enfants, Désirée, nous avons nos rôles à respecter. À partir de ce jour, je ne te considérerais plus comme une amie et encore moins comme une confidente. Tu seras simplement une domestique rattachée à mon service.
Tandis qu’il pointait sur elle un doigt menaçant, Désirée éclata en sanglots. Elle dissimula son visage sous ses mains et tenta d’arrêter les larmes qui ruisselaient en abondance. Comprenant qu’il était allé trop loin et que le fait de la voir ainsi le chamboulait, il se pinça les lèvres et ajouta d’une voix radoucie :
— Ça peut te paraître cruel, mais c’est mieux ainsi. Et je veux bien reconnaître mes torts. Quand j’étais enfant, c’est moi qui t’ai poussée à être proche de ma personne et à échanger des confidences. Je n’aurais jamais dû, excuse-moi.
— Je me fiche de tes excuses ! T’es définitivement aussi pourri qu’eux ! Tu penses que sous prétexte que ton père te flanque des roustes, tu te sens légitime de rabaisser quiconque essaie de t’aider ? Tu veux t’associer à tous ces abominables aranéens que tu appelles à présent tes pairs ? Et ça dans le but de pouvoir t’intégrer ? Mais t’es vraiment pitoyable !
Blessé dans son orgueil, il ne put refréner son geste et la gifla. Désirée resta un moment immobile. Choquée par cette action brutale, elle le scrutait de ses yeux exorbités, la bouche bée sans qu’aucun son ne puisse s’y échapper. Le souffle court, Alexander réalisa ce qu’il venait de faire. Sa conscience se déchira et toute couleur déserta son visage.
— Par… pardonne-moi, Désirée… je… je ne voulais pas…
Pour la réconforter, il approcha une main afin d’aller cueillir la sienne. Mais la domestique, désemparée et incapable de parler tant sa gorge nouée, tourna les talons et s’enfuit en courant.
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