NORDEN – Chapitre 5
- Chapitre 5 – Iriden
La ville de Varden était animée en ce dimanche matin, jour de marché. Bon nombre de charrettes chargées de victuailles encombraient les trottoirs où les gens amassés tels des sardines bavardaient. Les commerces et les pubs étaient bondés, la ville était plongée dans un brouhaha incessant qu’Ambre avait du mal à supporter. Les vendeurs hélaient les passants en pleine rue, positionnés derrière leurs étals. Des dizaines de cagettes foisonnant de fruits et de légumes tout juste récoltés, étaient empilées au pied des charrettes. Les primeurs les avaient triés et mis en évidence afin d’aguicher les clients. Telle une nature morte, les végétaux arboraient des formes voluptueuses et dégradés de couleurs. Les prix affichés étaient exubérants. Ambre se demanda s’il en avait toujours été ainsi ou si une inflation avait eu lieu. Elle ne venait que rarement en ville la fin de semaine et n’avait jamais vraiment eu l’occasion de se rendre au marché. Cette dernière achetait directement ses légumes aux producteurs de la ferme voisine, qui lui faisaient bénéficier de tarifs préférentiels.
Les odeurs s’entremêlaient. Boucheries et charcuteries faisaient griller leur viande sur les rôtissoires. Il flottait dans les airs un enivrant fumet de poulet rôti à la broche, additionné à l’odeur de pain frais tout juste sorti du four des boulangeries annexes. Un peu plus loin, plusieurs étals de poissons et crustacés, fraîchement pêchés, se succédaient le long des larges allées, en direction du port où des files de tombereaux avançaient à la chaîne.
Des vendeurs de journaux, de jeunes garçons hissés sur des promontoires de fortune, hurlaient à pleins poumons les nouvelles du jour dont les unes étaient alarmantes. Ambre jeta une œillade à celle du Pacifiste, dont le titre principal était « Trois moutons dépecés, un loup affamé rôde ». Intriguée, elle acheta la gazette et la rangea dans la sacoche afin de la lire plus tard, à tête reposée.
Les deux filles passèrent par une rue adjacente, traînant péniblement Ernest qui louchait sur les pommes et les poires qui se tenaient à sa portée. La rue était calme, plus étroite et sentait l’humidité. Elles arrivèrent à l’arrière-boutique de La Mésange Galante, devant laquelle des cagettes de farine, d’œufs et de fruits s’amassaient. Ambre frappa à la porte et une dame d’une cinquantaine d’années lui ouvrit. Lorsqu’elle reconnut Ambre, Bernadette la gratifia d’un sourire et prit le sac de pommes que lui tendit la demoiselle. Elle la remercia vivement, lui donna une poignée de pièce pour son geste et salua les deux sœurs qui repartirent aussitôt. Ces dernières regagnèrent l’allée principale et entreprirent la montée vers Iriden, passant aux pieds du bâtiment de la Garde d’honneur, avec ses rangées d’arcades et sa tourelle si caractéristique qui surplombait la ville.
— Wahou ! Regarde Ambre ! s’exclama Adèle.
Happée par le spectacle qui se déroulait en son enceinte, la petite s’arrêta et contempla avec émerveillement ces cavaliers en costume rouge et blanc galonné. Tous affichaient un air grave devant leur meneur, écoutant les ordres de manière solennelle.
— Allez, viens ! dit Ambre en prenant la main de sa cadette pour l’engager à poursuivre leur périple.
La route menant à la haute-ville se révélait dans un bien meilleur état que celle de la basse-ville. Les maisons étaient mieux entretenues et plus imposantes. Toutes étaient bordées par des murets de briques surplombés de grilles en fer forgé, où lierres et roses trémières s’entremêlaient. Leur jardin arborait de somptueux parterres floraux. Des enfants s’amusaient sur la pelouse tandis que les adultes jouaient aux cartes ou lisaient leur journal en terrasse.
Elles arrivèrent sur la place principale, très spacieuse et monumentale. Tout comme à Varden, elle comprenait une fontaine riche en ornements en son centre, sur laquelle trônait la statue du créateur de la ville : le Duc Vladimir von Hauzen, l’ancêtre du maire actuel. L’homme portait un costume militaire et tenait en sa main un drapeau aux armoiries de la licorne. L’hôtel de ville s’étendait sur tout un pan de la place, éblouissant la vue de tous les passants par son architecture d’une droiture implacable. L’édifice était conçu en pierre blanche et comprenait deux étages. Il possédait de larges fenêtres rythmées par des colonnes symétriquement réparties de chaque côté de la porte d’entrée flanquée par deux statues de lions. Les félins semblaient regarder de haut toute personne désirant entrer céans. Sur le toit parcouru d’une rambarde, le drapeau du territoire aranoréen, le cerf et la licorne enlacés, flottait à la brise.
À côté de la mairie se trouvait la bibliothèque nationale, un bâtiment à l’architecture similaire, possédant en son enceinte un jardin boisé garni de pommiers. À la vue de l’édifice, Ambre soupira. Des flashs de son enfance lui revinrent en mémoire et elle fut traversée par des souvenirs doux-amers. Jadis, elle s’y rendait régulièrement avec sa mère afin d’y emprunter des livres et de profiter de la tranquillité des lieux.
Main dans la main, les deux sœurs avançaient prudemment, prenant garde à ne pas gêner les travailleurs. Les noréens de la haute-ville étaient principalement des employés municipaux ou des domestiques travaillant au service de riches familles aranéennes, plus communément appelée l’Élite. Ils portaient leurs vêtements de service où les armoiries de leurs maîtres étaient brodées au niveau de la poitrine.
Les membres de l’Élite aranéenne, quant à eux, étaient nettement percevables parmi la foule. La plupart des femmes étaient vêtues de robes brodées de fils d’or ou de soie qui scintillaient à la lumière. Ces femmes marchaient d’un pas lent et mesuré, avec des souliers à talons hauts, dominant d’une tête leurs humbles serviteurs. Toutes étaient coiffées de tresses ou de chignons, faisant ressortir la froideur de leur visage au teint pâle et aux yeux sombres. Certaines portaient même des parures qu’elles mettaient en évidence afin d’intimider leurs rivales et d’exhiber la richesse de leurs chers maris aimants. Les hommes de la haute étaient tout autant démonstratifs, bien que de manière plus subtile. Beaucoup portaient des vestes aux couleurs sourdes et unies, sur des pantalons tout aussi sobres. Quelques-uns arboraient une coiffe en haut de forme, un monocle ou même une canne pour se distinguer. Ils se déplaçaient tels des aigles, de leur allure noble, presque impériale.
Ambre se sentit mal en apercevant les regards hautains et condescendants se porter sur elle et sa sœur. Les poings serrés, elle grogna et montra les dents.
Je commence déjà à regretter d’être revenue ici ! Je déteste ces gens et j’en ai marre d’être vue comme une moins que rien !
Alors que l’aînée tentait de se calmer, Adèle, nullement inquiétée par la situation, observait avec intérêt les boutiques alentour avant de s’arrêter devant la boulangerie tant convoitée. La Bonne Graineétait reconnuecomme la meilleure boulangerie du territoire mais aussi la plus chère. Elle possédait un pain de froment d’exception, que seuls les plus richespouvaient se permettre d’acheter quotidiennement, les autres ne devant se contenter que de pain noir. Pour marquer son prestige, la devanture était entièrement blanche, illustrée par une écriture fine et élancée à l’encre noire, ourlée de moulures dorées. De multiples viennoiseries et pâtisseries, savamment disposées sur des plateaux d’argent, ornaient le derrière de l’imposant vitrage. Ambre n’en connaissait même pas le quart.
À la vue de tout ce foisonnement de nourriture, Adèle trépignait. La bave aux lèvres et les yeux pétillants, elle lorgnait avec envie tous ces desserts fastueux et inabordables, posant ses mains sur la vitre tout juste lavée. L’aînée lui donna trois pièces de cuivre afin qu’elle s’y rende seule. Tout heureuse, la petite entra dans la boutique noire de monde tandis que l’aînée partit un peu plus loin avec le poney, rejoignant une ruelle plus tranquille et isolée. Elle attacha la bride du shetland à un anneau puis s’appuya avec nonchalance sur un mur et s’alluma une cigarette, voulant défouler ses nerfs pour faire passer sa colère. Pendant qu’elle patientait, un groupe de trois aranéens, à peine plus âgés qu’elle, vint à sa rencontre. Ils l’avaient aperçue sur la place et se faisaient un malin plaisir à l’idée de venir lui rendre visite. Les garçons étaient grands, la dépassant d’une tête. Tous portaient un uniforme identique : une tunique bleue sur laquelle était brodée une licorne dorée, le symbole de la prestigieuse université d’Iriden.
— Eh bien, ma jolie miséreuse ! lança d’un air cynique le premier d’entre eux. Que fait une jolie plante comme toi ici, si seule et vulnérable ?
Le jeune blond s’avança et s’abaissa légèrement pour se mettre à sa hauteur :
— Ne vois-tu pas que c’est dangereux, quelqu’un pourrait venir te voir et t’agresser, dit-il d’une voix mielleuse.
— Vu comment elle est habillée, je suppose que cette pauvre enfant est perdue, renchérit le deuxième, un garçon au visage ingrat couvert de boutons.
— Varden est plus bas ma chère ! railla un troisième, un brun à lunettes tout aussi intimidant.
Ambre se redressa en hâte et les dévisagea.
Ça y est, les emmerdes commencent !
Elle scruta rapidement les lieux à la recherche d’une sortie et comprit avec effroi qu’elle s’était engouffrée dans une impasse. Ses trois potentiels agresseurs lui barraient la route.
— Comment t’appelles-tu ma mignonne ? s’enquit le premier d’une voix suave.
Les sens en alerte, Ambre inspira profondément mais ne broncha pas, se contentant de défier ses trois interlocuteurs avec mépris. Elle déglutit. Son cœur s’accéléra et la peur la gagnait, les trois hommes pouvant à tout moment devenir agressifs voire dangereux et personne ne se trouvait dans la ruelle pour intervenir. Elle était prise au piège.
Pitié, faites qu’ils partent ! songea-t-elle en son for intérieur en se remémorant l’agression qu’elle avait essuyée jadis.
Les membres tétanisés, elle était incapable d’esquisser le moindre mouvement ou de décrocher un son.
— Eh bien… Tu es muette ma petite ? reprit le premier en approchant sa main pour venir lui tenir le menton.
Mais avant qu’il ne la touche, elle écarta sa main d’un geste vif.
— Laissez-moi, s’il vous plaît !
Les trois hommes se mirent à rire. Le blondin passa une main au bout de ses cheveux flamboyants et fit rouler une mèche entre ses doigts qu’il porta à son nez. Il prit un malin plaisir à la renifler tout en la dévisageant d’un regard de prédateur.
Ambre, choquée, ne bougea pas.
— Quel doux parfum… J’aime le parfum de la jeune femme en fleur… Cela me procure beaucoup d’excitation !
En voyant son regard malsain, elle se ressaisit puis, échaudée et sans aucune honte, le gifla.
— Lâchez-moi !
Stupéfait par cette action soudaine, le blondin se tint la joue. Puis un sourire carnassier illumina son visage. Ses deux acolytes ricanèrent en observant passivement leur ami tenter d’approcher cette petite créature sauvage.
— Eh eh ! Mais c’est qu’elle est ravissante lorsqu’elle est en colère ! railla le troisième en croisant les bras. Elle ne devrait pas te répondre de la sorte Isaac ! Tu devrais lui montrer un peu qui commande !
Le prénommé Isaac lui adressa un sourire et revint vers sa proie :
— Tu entends ça, rouquine, faut être gentille avec nous !
Il scruta sa silhouette de pied en cap en se pinçant le doigt du bout des lèvres.
— Très gentille même !
Sans qu’elle ne s’y attende, il attrapa sa main et tordit son poignet. Puis il l’agrippa par la taille et la serra violemment contre lui. Ambre poussa un cri de douleur.
— Lâchez-moi ! cria-t-elle.
— Tout doux ma jolie ! Tout doux !
Alors qu’elle se débattait avec hargne, elle sentait le membre du jeune garçon se gonfler et se frotter contre son pantalon au niveau du bassin. Le brunet se joignit à lui et se plaça derrière elle afin de l’immobiliser. Pour se faire, il lui maintint une main dans le dos et plaça l’autre sur sa nuque. Cette fois, c’était fini, elle était piégée… prise à la gorge.
Quels sales enfoirés ! S’ils osent me faire quoique ce soit je les retrouverai et ils me le paieront cher !
— Allez, détends-toi et viens avec nous ma chère, on va te montrer quelque chose !
— Lâchez-moi ! cracha-t-elle, tentant vainement de se défaire de son emprise.
Putain, mais c’est qu’ils ont de la force ces bâtards !
L’homme resserra son étreinte et lui lécha la joue.
— Arrête un peu de te débattre ! Tu vas voir, on sera gentils si tu nous obéis sagement.
Soudain, les yeux de la jeune femme s’illuminèrent d’un étrange éclat cuivré qui déstabilisa son assaillant et lui fit inconsciemment desserrer son étreinte. Sentant qu’elle n’était plus aussi solidement maintenue, Ambre parvint à libérer sa main et frappa le garçon en plein visage. Son poing atterrit directement sur son nez, un craquement sec se produisit lors du choc.
— Lâche-moi, sale bâtard ! hurla-t-elle.
Le garçon, abasourdi et hurlant de douleur sous l’impacte de cet horion bien asséné, défit son emprise et se tint le visage. Son acolyte la relâcha pour s’enquérir de son état tandis que le dernier, resté en retrait, se moqua d’eux en riant aux éclats. Pris de fureur, Isaac s’apprêtait à se jeter sur elle lorsqu’une voix grave retentit derrière lui, l’interrompant subitement.
— Veuillez arrêter cela, messieurs !
Le groupe se retourna afin d’observer l’impertinent qui avait osé perturber leur partie de chasse. Un jeune homme les dévisageait sévèrement de ses yeux noirs. Il était assis sur un imposant cheval bai, les dominant aisément.
— Veuillez, laisser cette femme tranquille !
Ambre écarquilla les yeux en reconnaissant Anselme. Elle gisait immobile, choquée de le revoir et de le voir faire preuve d’autant d’autorité.
Les trois acolytes l’observèrent d’un œil mauvais.
— Ce n’est pas tes oignons le paria ! Poursuis donc ta route et laisse-nous à notre affaire ! répliqua l’un d’eux.
Anselme les toisait sans mot dire. Les sourcils froncés, il tenait fermement la bride de son cheval Balthazar qui piaffait et dodelinait des oreilles avec agacement.
— Va-t’en, on vient de te dire !
Isaac leva son poing en guise de menace, tout en tenant son nez qui saignait en abondance et dont les gouttes écarlates venaient choir sur le pavé.
— Je ne vous le dirais pas deux fois, messieurs ! renchérit le cavalier.
— Qu’est-ce que t’en as à foutre de cette sale rouquine d’abord !
Il détourna son regard du cavalier et scruta avec un profond dédain cette noréenne de basse classe.
— Ce n’est qu’une noréenne, elle nous doit obéissance et on tient à lui montrer ce qu’est le respect !
Anselme commençait à perdre patience :
— Soit ! Dans ce cas, je m’en vais avertir la milice. Il y a un agent non loin de là et je suis sûr qu’il serait ravi de voir comment vous osez vous comporter envers une jeune femme : noréenne ou non. Ma main à couper que vous serez arrêtés et rossés… Le trouble à l’ordre public est bien puni et je ne suis pas sûr que vos parents seraient enchantés à l’idée d’apprendre que vous nuisez à leur réputation !
Les jeunes hommes le regardèrent. Puis le blondin enragé cracha une glaire rouge et pointa sur lui un doigt accusateur :
— Sale petit enfoiré ! Profite donc de ton statut de pupille du Baron ! Ma parole que si je t’attrape un jour, je te fais la peau !
Il prononça ces mots avec haine et violence. Gagnés par le malaise, ses amis commencèrent à le retenir et lui ordonnèrent d’arrêter ; leur réputation ainsi que celle de leur père était mise en jeu et rien n’importait plus que leur image ainsi que celle de leur patriarche.
Le groupe battit en retraite. Ambre et Anselme se retrouvèrent seuls, face à face, se dévisageant l’un l’autre sans qu’aucun d’eux ne parlât. Le jeune homme finit par incliner la tête et donna un coup de cravache sur la croupe de son cheval. La jeune femme, troublée et tremblante, le regarda s’en aller puis regagna la place principale avec Ernest. Quelques instants après, Adèle sortit de la boutique, tout heureuse, avec sa miche de pain blanc entre les mains.
Après avoir déposé le poney à l’écurie, les deux sœurs passèrent le reste de leur journée à la plage. Adèle jouait avec les mouettes. Pleine de félicité, elle sautillait entre les galets, plongeant ses pieds nus dans le tapis d’écume glacé. Le bruit du va-et-vient de la houle mêlé aux échos des oiseaux marins produisait un son relaxant malgré le claquement sourd et brutal des vagues contre les parois rocheuses. Ambre se laissa bercer par ces mélodies, une cigarette entre les doigts sur laquelle elle tirait frénétiquement. Elle repensait à l’humiliation qu’elle venait de subir, à cette sensation malsaine de peur mêlée de colère qui l’avait possédée. Elle se sentait souillée et impuissante.
Heureusement qu’Anselme est intervenu. Qui sait ce que ces bâtards m’auraient fait subir s’il n’avait pas été là ou s’il n’était pas venu à temps pour les arrêter ! pensa-t-elle avec aigreur.
Elle regarda son poignet dont l’empreinte des doigts de son prédateur était encore visible, puis passa lentement une main sur son entre-jambes. Elle ressentait encore le membre proéminent de ce vicieux spécimen se frotter contre elle avec vigueur.
Pourquoi suis-je autant persécutée ? Qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir sans arrêt m’emmerder et abuser de moi, putain !
Une larme coula le long de sa joue. Elle renifla et l’essuya aussitôt d’un revers de la main. Adèle vint vers elle, tenant entre ses doigt en pince un crabe qu’elle venait d’attraper et qu’elle voulait lui montrer. Attendrie par sa mine joviale, Ambre chassa ces pensées douloureuses et s’en alla jouer avec elle.
Il faisait presque nuit lorsqu’elles arrivèrent aux abords de leur cottage dont les fenêtres étaient allumées. La petite se précipita, elle savait ce que cela signifiait ; leur père venait de rentrer. À l’intérieur, elles trouvèrent l’homme attablé, les yeux perdus dans le vide et une bière à la main. Il avait troqué sa veste d’officier pour une tenue plus décontractée. Une odeur de poisson cuisiné envahissait la pièce. En les voyant, Georges se leva, un sourire radieux affiché sur son visage.
— Papa ! cria Adèle en sautant dans ses bras. Tu m’as tellement manqué !
Elle l’embrassa et engouffra sa tête contre son cou :
— Hum… tu sens bon le savon !
L’homme rit et caressa les cheveux blancs de sa cadette.
— Mais c’est que tu as bien grandi ma parole ! Tu vas être bientôt plus grande que moi !
Une fois libéré de l’étreinte de la fillette, il prit la plus grande entre ses bras et l’enlaça.
— Mon papa ! commença Ambre, la tête lovée contre son pull de laine. Combien de temps restes-tu avec nous cette fois-ci ?
— Mes chéries, je n’ai pas encore ma date de départ. Je vais donc profiter de vous tout le temps que je serai ici.
Il les invita à s’asseoir à table. Le dîner était prêt et le couvert déjà mis. Au menu : poisson en cocote accompagné d’une fondue de poireau et d’une purée de pommes de terre. Il tendit un godet de cervoise à sa grande et servit le repas. Tous trois mangèrent gaiement. Adèle racontait de sa voix aiguë toutes les aventures qu’elle avait vécues ces derniers mois.
Dès que le repas fut terminé, et avant d’envoyer sa cadette au lit, Georges partit dans sa chambre et en revint avec deux paquets qu’il disposa sur la table débarrassée. Il y en avait un pour chacune d’elles. Adèle prit le sien et le déballa aussitôt. C’était un ciré jaune de belle facture, assorti d’une paire de bottes de pluie, jaunes également. Les yeux pétillants, Adèle essaya l’ensemble. Le ciré lui allait à ravir. L’habit lui tombait jusqu’au bas des genoux et disposait d’une capuche ample dissimulant son visage. Puis elle enfila les bottes, encore un peu trop larges pour elle. Vêtue ainsi, elle ressemblait à un curieux échassier. Elle embrassa son père et somma Ambre d’ouvrir le sien. L’aînée lui sourit et s’exécuta.
— Alors ? Est-ce qu’il te plaît ma fille ? s’enquit le père.
— C’est quoi ? C’est quoi ? trépignait Adèle.
Elle sortit l’habit de la boîte.
— Merci, papa ! dit-elle en admirant ce long manteau en laine rouge qui se finissait à la manière d’une cape.
Elle l’essaya puis, ravie de le savoir à sa taille, le replia avec soin et remercia son père.
— Il est absolument magnifique ! Mais comment as-tu…
— Oh ! Vois-tu, sur le port de Providence où je fais escale lors de mon débarquement sur la Grande-terre, se trouve un embarcadère où bon nombre de marchandises transitent entre les villes, notamment par Charité. Par chance…
Georges raconta son histoire qui dura un moment. Épuisée, Adèle s’endormit sur la table. Il la prit avec délicatesse dans ses bras et alla la coucher. Ambre profita de ce laps de temps pour s’allumer une cigarette et lire en diagonale le journal qu’elle venait d’acheter :
« Trois moutons retrouvés morts dans un champ, non loin du hameau Les Arches. Les animaux, égorgés et éventrés, ont été retrouvés les tripes en dehors, dévorés en partie et la tête arrachée du corps (…) découverte de poils noirs et d’empreintes sur les lieux de l’incident, la présence d’un loup se confirme (…) taille imposante du canidé (…) membres de l’observatoire interrogés et mise en patrouille de la Garde d’honneur »
Son père revint quelques minutes plus tard. Il se resservit une pinte de cervoise et s’assit péniblement. À sa vue, elle réprima un sanglot car sous ses airs enjoués, l’homme avait l’air exténué. Ses traits étaient tirés et ses yeux cernés bordés de rides, il paraissait faible voire malade. Des cicatrices couturaient ses mains noueuses et sa respiration était sifflante, entrecoupée de toussotements.
— Papa ! chuchota Ambre, troublée. Comment te sens-tu ? Je vois bien que tu n’es pas en forme donc inutile de me mentir ou d’éluder la question !
Il eut un rire étouffé.
— Arf ! Je ne peux plus rien te cacher, ma fille !
Ambre le regarda avec insistance. Elle fronça les sourcils et croisa les bras, l’obligeant à parler.
L’homme but une gorgée :
— La vie est de plus en plus épuisante, je peine à suivre la cadence. Les dirigeants nous imposent un rythme de plus en plus soutenu, il nous faut produire plus et aller de plus en plus vite. À bord, beaucoup de matelots sont rincés. Certains s’évanouissent, d’autres tombent malades ou se blessent. Sans compter l’état de notre capitaine, monsieur de Rochester, le pauvre homme semble bien mal en point et fait preuve de négligence.
Ambre eut un rictus et pesta.
— Pourquoi ne changes-tu pas de travail ? Tu pourrais trouver aisément de quoi faire sur Varden !
— Je ne peux pas ma grande, je ne trouverais rien qui ne paie aussi bien que celui que je fais actuellement. Ce serait beaucoup trop compliqué de vivre à trois quotidiennement sur deux salaires aussi faibles. Là au moins je suis nourri et ma paie, bien que modeste, nous permet de vivre un minimum tous les trois sans compter à la dépense.
— Dans ce cas, promets-moi de changer de métier ou de te transformer si jamais tu te sens trop mal ou que tu ne puisses plus supporter la cadence !
Georges posa un poing sur la table et grommela. Puis, le souffle rauque, il inspira profondément et baissa les yeux.
— Je ne veux pas vous abandonner. Je ne veux pas reproduire ce que Hélène nous a fait ! Je ne peux me le permettre… je tiens tellement à vous ! Vous êtes mes trésors, ma raison de vivre. D’autant que, sans moi, vous ne pourrez pas subvenir à vos besoins par vos propres moyens.
— Mais papa ! poursuivit Ambre, les larmes aux yeux. Si tu continues ainsi tu vas mourir ! Je ne veux pas avoir à annoncer cela à Adèle ! Comment voudrais-tu que je lui explique ça ! Je ne lui ai toujours rien révélé au sujet de maman ! Pourtant, chaque jour elle continue d’aller voir ce phoque blanc sur la plage en pensant qu’il s’agit d’elle ! J’ai le cœur lourd chaque fois qu’elle me raconte l’apercevoir !
L’homme ne répondit rien et se contenta de regarder la table, les yeux dans le vide.
— S’il te plaît papa ! Promets-moi de te transformer tant qu’il te reste encore des forces et je te promets que l’on viendra souvent te voir en mer, Adèle et moi ! Je te promets que je trouverais un moyen pour que l’on s’en sorte toutes les deux. Qu’importe la fortune, je veillerais sur Adèle coûte que coûte.
Le cœur lourd, Georges tritura sa broche en forme de baleine bleue, épinglée sur son pull. Ils restèrent quelques instants ainsi, sans dire un mot. Puis Ambre regarda l’horloge et décida qu’il était temps pour elle d’aller se coucher. Elle passa derrière son père, encercla ses bras autour de son cou et appuya sa tête contre sa joue.
— Ne t’en fais pas mon papa ! La vie est rude, mais on s’en sort quand même pas trop mal, hein ?
Pour toute réponse, il passa sa main le long de son bras. Elle lui donna un baiser sur la tempe et partit en direction de sa chambre, son manteau sous le bras.
Merci pour ce chapitre