NORDEN – Chapitre 5

  • Chapitre 5 – Iriden

Le tumulte régnait à Varden en ce dimanche matin, jour de marché. Bon nombre de charrettes chargées de victuailles encombraient les trottoirs tandis que la clientèle butinait de commerce en échoppe. Les vendeurs hélaient les passants en pleine rue, positionnés derrière leurs étals foisonnants de fruits et de légumes tout juste récoltés. Telle une nature morte savamment agencée, les végétaux triés par dégradé coloré arboraient des formes voluptueuses.

Les prix affichés étaient exubérants. Ambre se demanda s’il en avait toujours été ainsi ou si une inflation avait eu lieu. Elle ne venait que rarement en ville la fin de semaine et n’avait jamais vraiment eu l’occasion de se rendre au marché. Cette dernière achetait directement ses légumes aux producteurs de la ferme voisine qui lui faisaient bénéficier de tarifs préférentiels, mieux adaptés à sa bourse.

Les effluves s’entremêlaient. Boucheries et charcuteries faisaient griller leur viande sur les rôtissoires. Il flottait dans l’air tiède un enivrant fumet de poulet rôti, de pain frais ainsi que de parfums floraux, conjugué à des remugles moins glorieux de crottin et de sueur. Un peu plus loin, des étals de poissons et crustacés fraîchement pêchés se succédaient le long des avenues en direction du port où des files de tombereaux avançaient à la chaîne.

Des vendeurs de journaux hissés sur des promontoires de fortune hurlaient à pleins poumons les nouvelles du jour aux unes alarmantes. Ambre jeta une œillade à celle du Pacifiste dont le gros titre affichait « Trois moutons dépecés, un loup affamé rôde ». Intriguée, elle acheta la gazette et la rangea dans sa sacoche pour la lire ultérieurement, à tête reposée.

Les deux filles passèrent par une ruelle adjacente. La venelle était calme, obscure et sentait l’humidité. En arrivant à l’arrière-boutique de La Mésange Galante, devant laquelle des cagettes de farine, d’œufs et de fruits s’amassaient, l’aînée frappa à la porte et patienta. Une dame d’une cinquantaine d’années ouvrit et les accueillit chaleureusement. Ambre salua Bernadette et lui offrit un sac rempli de pommes. L’hôtesse la remercia vivement et lui donna en échange une poignée de pièces.

Les deux sœurs repartirent aussitôt. Elles regagnèrent l’allée principale et entreprirent la montée vers Iriden. Le bâtiment de la Garde d’honneur se dressait à leur gauche, avec ses rangées d’arcades et sa tourelle si caractéristique qui surplombait la ville.

— Wahou ! Regarde Ambre ! s’exclama Adèle.

Happée par le spectacle qui se déroulait en son enceinte, la petite s’arrêta net et contempla avec émerveillement ces cavaliers en costume rouge et blanc galonné, hissés sur des destriers. Tous affichaient une mine patibulaire et écoutaient solennellement les ordres de leur lieutenant.

— Allez, viens ! dit Ambre en prenant la main de sa cadette pour l’engager à poursuivre leur périple.

Au fil de leur ascension, les maisons devenaient mieux entretenues et bien plus imposantes. Des murets en briques surplombés de grilles en fer forgé séparaient les propriétés dont les jardins exposaient de somptueux parterres floraux. Des enfants s’amusaient sur la pelouse tandis que les adultes jouaient aux cartes ou lisaient leur journal en terrasse, jouissant de cette matinée d’ensoleillement.

Elles arrivèrent sur la place principale, très spacieuse et monumentale. Tout comme à Varden, elle comprenait une fontaine riche en ornements en son centre sur laquelle trônait la statue du créateur de la ville : le Duc Vladimir von Hauzen, l’ancêtre du maire actuel. L’aristocrate portait un costume militaire et tenait en sa main un drapeau aux armoiries de la licorne.

L’hôtel de ville s’étendait sur tout un pan de la place, éblouissant la vue de tous les passants par sa façade en pierre écrue, érigée sur un étage. L’édifice possédait de larges fenêtres rythmées par des colonnes symétriquement réparties de chaque côté du portail, flanqué par deux statues de lions qui semblaient jauger toute personne désirant entrer céans. Sur le toit parcouru d’une rambarde, le drapeau du territoire aranoréen, le cerf et la licorne enlacés, claquait à la brise.

À côté de la mairie se trouvait la bibliothèque nationale, un bâtiment à l’architecture similaire, possédant en son enceinte un jardin boisé garni de vergers. À la vue du monument, Ambre soupira. Des réminiscences de son enfance lui revinrent en mémoire et elle fut traversée par des souvenirs doux-amers. Jadis, elle s’y rendait régulièrement avec sa mère afin d’y emprunter des livres et de profiter de la tranquillité des lieux.

Main dans la main, les deux sœurs avançaient prudemment, prenant garde à ne pas gêner les travailleurs. Les noréens de la haute-ville étaient principalement des employés municipaux ou des domestiques travaillant au service de riches familles aranéennes. Ces employés portaient leurs vêtements de service où les armoiries de leurs maîtres étaient brodées au niveau de la poitrine.

Les membres de l’Élite aranéenne, quant à eux, étaient nettement percevables parmi la foule. La plupart des femmes revêtait des robes aux matières raffinées, brodées de fils d’or ou de soie qui scintillaient à la lumière. Elles marchaient d’un pas lent et mesuré, avec des souliers à talons hauts, dominant d’une tête leurs humbles serviteurs. Toutes étaient coiffées de tresses ou de chignons, faisant ressortir la froideur de leur visage au teint pâle et aux yeux sombres. Certaines exposaient arrogamment leurs parures afin d’intimider leurs rivales et d’exhiber la richesse de leurs chers maris aimants.

À l’inverse de leurs épouses, les hommes portaient des costumes aux couleurs sourdes et unies. Quelques-uns arboraient une coiffe en haut de forme, un monocle ou même une canne pour se distinguer.

Ambre se sentit mal en apercevant les regards hautains et condescendants se porter sur elle et sa sœur. Les poings serrés, elle grogna et montra les dents.

Je commence déjà à regretter d’être revenue ici ! Je déteste ces gens et j’en ai marre d’être vue comme une moins que rien !

Alors que l’aînée tentait de se calmer, l’insouciante Adèle observait avec intérêt les boutiques alentour avant de s’arrêter devant la boulangerie tant convoitée. La Bonne Graineétait reconnuecomme la meilleure boulangerie du territoire mais aussi la plus chère. Elle concoctait un pain de froment d’exception que seuls les plus richespouvaient se permettre d’acheter quotidiennement, les autres ne devant se contenter que de pain noir ou bis. Pour marquer son prestige, la devanture était entièrement blanche, illustrée par une écriture fine et élancée à l’encre noire, ourlée de moulures dorées.

Une myriade de viennoiseries et pâtisseries, savamment disposées sur des plateaux d’argenterie, ornait le derrière de l’imposant vitrage. Ambre n’en connaissait même pas le quart.

À la vue de tout ce foisonnement de nourriture, Adèle trépignait. La bave aux lèvres et les yeux pétillants, elle lorgnait avec envie ces desserts fastueux et inabordables, posant ses mains sur la vitre tout juste lavée. L’aînée lui donna trois pièces de cuivre afin qu’elle s’y rende seule.

Tout heureuse, la petite entra dans la boutique noire de monde tandis que la jeune femme s’éclipsa, rejoignant une ruelle plus tranquille et isolée. Elle s’appuya avec nonchalance contre un mur et s’alluma une cigarette qu’elle dégusta pour canaliser sa nervosité.

Son plaisir ne fut que de courte durée et elle se redressa en hâte lorsqu’un groupe de trois aranéens à peine plus âgés qu’elle vint à sa rencontre. Les garçons étaient grands et la dépassaient d’une tête. Tous portaient un uniforme identique : une tunique bleue au plastron brodé d’une licorne dorée, symbole de la prestigieuse université d’Iriden.

— Eh bien, ma jolie miséreuse ! lança d’un air cynique le premier d’entre eux. Que fait une jolie plante comme toi ici, si seule et vulnérable ?

Le jeune blond s’avança et se baissa légèrement pour se mettre à sa hauteur.

— Ne vois-tu pas que c’est dangereux, quelqu’un pourrait venir te voir et t’agresser.

— Vu comment elle est habillée, je suppose que cette pauvre enfant est perdue, renchérit un garçon au visage ingrat couvert de boutons.

— Varden est plus bas ma chère ! railla le troisième, un brun à lunettes tout aussi intimidant.

Le souffle court, la jeune femme serra les poings. Elle scruta rapidement les lieux à la recherche d’une issue et comprit avec effroi qu’elle s’était engouffrée dans une impasse. Ses trois potentiels agresseurs lui barraient la route.

— Comment t’appelles-tu ma mignonne ? s’enquit le premier d’une voix mielleuse.

Les sens en alerte, Ambre inspira profondément et le dévisagea avec mépris. Son cœur s’accéléra et ses membres se raidirent. La peur germait en ses entrailles, ces inconnus pouvaient à tout moment devenir agressifs et personne ne se trouvait dans la ruelle pour intervenir.

Pitié, faites qu’ils partent ! songea-t-elle en son for intérieur en se remémorant l’agression qu’elle avait essuyée jadis.

— Eh bien… Tu es muette ma petite ? reprit le premier en approchant sa main pour caresser sa joue.

À peine l’effleura-t-il que la jeune femme se ressaisit et écarta sa main d’un geste vif.

— Laissez-moi, s’il vous plaît !

Les trois hommes se mirent à rire. Le blondin réitéra sa provocation. Il entortilla une mèche de ses cheveux flamboyant autour de son index et la porta à son nez. Ambre, choquée d’être ainsi souillée, ne bougea pas.

— Quel doux parfum… J’aime le parfum de la jeune femme en fleur… Cela me procure beaucoup d’excitation !

Il prit un malin plaisir à la renifler tout en la dardant d’un regard de prédateur. Elle se ressaisit puis, échaudée et sans aucune honte, le gifla. Stupéfait par cette action soudaine, le garçon eut un mouvement de recul et massa sa joue rougie par l’impact. D’abord interdit, un sourire carnassier illumina son visage. Ses deux acolytes ricanèrent en observant passivement leur ami tenter d’approcher cette petite créature sauvage.

— Eh eh ! mais c’est qu’elle est ravissante lorsqu’elle est en colère ! nargua le troisième en croisant les bras. Elle ne devrait pas te répondre de la sorte Isaac ! Tu devrais lui montrer un peu qui commande !

Le prénommé Isaac lui adressa un clin d’œil et revint vers sa proie.

— Tu entends ça, rouquine, faut être gentille avec nous !

Il scruta sa silhouette de pied en cap en se pinçant le doigt du bout des lèvres, dévoilant l’extrémité de ses dents.

— Très gentille même !

Sans qu’elle ne s’y attende, il attrapa sa main et tordit son poignet. Ambre poussa un cri de douleur, incapable de réagir lorsqu’il l’agrippa par la taille pour la serrer violemment contre lui. Alors qu’elle se débattait avec hargne, elle sentait le membre du garçon se gonfler et frotter contre son bassin. Le brunet se joignit à lui et se plaça derrière elle afin de l’immobiliser. Pour se faire, il lui maintint une main dans le dos et plaça l’autre sur sa nuque. Ambre suffoquait. Elle était piégée, prise à la gorge.

Quels sales enfoirés ! S’ils osent me faire quoique ce soit je les retrouverai et ils me le paieront cher !

— Allez tout doux ma jolie, détends-toi !

— Lâchez-moi ! cracha-t-elle, tentant vainement de se défaire de leur emprise.

Putain, mais c’est qu’ils ont de la force ces bâtards !

Le blondin lui lécha la joue et susurra à son oreille :

— Arrête un peu de te débattre ! Tu vas voir, on sera gentils si tu nous obéis sagement.

Soudain, les iris de la jeune femme s’illuminèrent d’un intense halo cuivré qui déstabilisa son assaillant et lui fit inconsciemment desserrer son étreinte. Sentant qu’elle n’était plus aussi solidement maintenue, Ambre parvint à libérer sa main et le frappa en plein visage. Son poing atterrit directement sur son nez, le fracturant en un craquement sec.

— Lâche-moi, sale bâtard ! rugit-elle.

Abasourdi et hurlant de douleur sous l’impact de ce horion bien asséné, le harceleur défit son emprise et se tint le visage. Le brunet relâcha également la captive pour s’enquérir de son état tandis que le dernier, resté en retrait, se moqua d’eux en riant aux éclats. Pris de fureur, Isaac s’apprêtait à se jeter sur elle lorsqu’une voix grave retentit derrière lui, l’interrompant subitement.

— Veuillez arrêter cela, messieurs !

Les agresseurs se retournèrent et grognèrent à la vue du cavalier qui osait trancher leur partie de chasse. Assis sur un imposant cheval bai, les dominant aisément, un jeune homme aux yeux noirs toisait ses rivaux et les sermonnait avec sévérité.

— Veuillez donc, laisser cette femme tranquille ! conclut-il d’un ton péremptoire.

Ambre écarquilla les yeux en reconnaissant Anselme. Elle gisait immobile, pantoise de le revoir et de le voir faire preuve d’autant d’autorité.

— Ce n’est pas tes oignons le paria ! répliqua le brunet en montrant les dents. Poursuis donc ta route et laisse-nous à notre affaire !

Anselme les défiait sans mot dire. Les sourcils froncés, il tenait fermement la bride de son cheval Balthazar qui piaffait et dodelinait des oreilles avec agacement. Isaac leva son poing en guise de menace, tout en tenant son nez dont les saignements abondants laissaient choir des gouttes écarlates sur le pavé.

— Va-t’en, on vient de te dire !

— Je ne vous le dirais pas deux fois, messieurs ! renchérit le cavalier de manière impassible.

— Qu’est-ce que t’en as à foutre de cette sale rouquine d’abord ? Ce n’est qu’une noréenne, elle nous doit obéissance et on tient à lui montrer ce qu’est le respect !

Anselme se rembrunit et commença à perdre patience.

— Soit ! dans ce cas, je m’en vais avertir la milice. Il y a un agent non loin de là et je suis sûr qu’il serait ravi de voir comment vous osez vous comporter envers une jeune femme, noréenne ou non. Le trouble à l’ordre public est punissable et je ne suis pas sûr que vos parents seraient enchantés d’apprendre que vous nuisez à leur réputation !

Le trio pâlit et le foudroya du regard. Vaincu, le blondin enragé cracha une glaire rouge et pointa sur le noréen un doigt accusateur.

— Sale petit enfoiré ! Profite donc de ton statut de pupille du Baron ! Ma parole que si je t’attrape un jour, je te fais la peau !

Il prononça ces mots avec haine et violence. Gagnés par le malaise, ses amis le retinrent et lui ordonnèrent d’arrêter ; leur réputation ainsi que celle de leur patriarche était mise en jeu. Après un silence pesant où les rivaux s’affrontaient dans un duel muet, le groupe battit en retraite.

Désormais seuls, Ambre et Anselme se dévisageaient l’un l’autre sans qu’aucun d’eux n’eût l’audace de parler. Le cavalier finit par incliner la tête, donna un coup de cravache sur la croupe de son cheval et s’éloigna au trot. Troublée et tremblante, la jeune femme demeura dans la ruelle encore un long moment, tentant de retrouver un semblant de contenance avant de regagner la place principale. Quelques instants après, Adèle sortit de la boutique, tout heureuse, avec sa miche de pain blanc entre les mains.

Les deux sœurs passèrent le reste de leur journée à la plage. Pleine de félicité, Adèle jouait avec les mouettes et sautillait entre les galets, plongeant ses pieds nus dans le tapis d’écume glacé. Le bruit du va-et-vient de la houle mêlé aux échos des oiseaux marins produisait un son relaxant malgré le claquement sourd et brutal des vagues contre les parois rocheuses.

Ambre se laissa bercer par ces mélodies, une cigarette entre les doigts sur laquelle elle tirait frénétiquement. Elle repensait à l’humiliation qu’elle venait de subir, à cette sensation malsaine de peur mêlée de colère qui l’avait possédée.

Heureusement qu’Anselme est intervenu. Qui sait ce que ces bâtards m’auraient fait subir s’il n’avait pas été là ou s’il n’était pas venu à temps pour les arrêter !

Elle regarda son poignet où l’empreinte des doigts de son prédateur était encore visible, puis passa lentement une main sur son entre-jambes. Elle ressentait encore le membre proéminent de ce vicieux spécimen se frotter contre elle avec vigueur. Une larme coula le long de sa joue. Elle renifla et l’essuya aussitôt d’un revers de la main. Bercée dans son innocence, Adèle vint vers elle, pinçant entre ses doigts un crabe qu’elle venait d’attraper et qu’elle voulait lui montrer. Attendrie par sa mine joviale, l’aînée chassa ces pensées douloureuses et s’en alla jouer en sa compagnie.

Il faisait presque nuit lorsqu’elles arrivèrent aux abords de leur cottage dont les fenêtres étaient allumées. La petite se précipita, elle savait ce que cela signifiait ; leur père venait de rentrer. À l’intérieur, elles trouvèrent l’homme attablé, les yeux perdus dans le vide et une bière à la main. Une odeur de poisson cuisiné envahissait la pièce. En les voyant, Georges se leva, un sourire radieux affiché sur son visage aux traits tirés. Il avait troqué sa veste d’officier pour une tenue plus décontractée.

— Papa ! cria Adèle en sautant dans ses bras. Tu m’as tellement manqué !

Elle l’embrassa et engouffra sa tête contre son cou.

— Hum… tu sens bon le savon !

L’homme rit et caressa les cheveux blancs de sa cadette.

— Mais c’est que tu as bien grandi ma parole ! Tu vas être bientôt plus grande que moi !

Une fois libéré de l’étreinte de la fillette, il s’approcha de l’aînée et l’enlaça. Les yeux clos et la joue pressée contre son pull de laine, Ambre soupira d’aise.

— Mon papa ! Combien de temps restes-tu avec nous cette fois-ci ?

— Mes chéries, je n’ai pas encore ma date de départ. Je vais donc profiter de vous tout le temps que je serai ici.

Il les invita à s’asseoir à table. Le dîner était prêt et le couvert déjà mis. Au menu : poisson en cocotte accompagné d’une fondue de poireau et d’une purée de pommes de terre. La famille mangea gaiement. Adèle racontait toutes les aventures qu’elle avait vécues ces trois derniers mois.

Dès que le repas fut terminé, Georges partit dans sa chambre et revint avec deux paquets qu’il disposa sur la table débarrassée. Il y en avait un pour chacune d’elles. Adèle prit le sien et le déballa aussitôt. Elle en sortit un ciré jaune de belle facture, assorti d’une paire de bottes de pluie de la même couleur. Les yeux pétillants, la fillette essaya l’ensemble.

L’habit lui tombait jusqu’au bas des genoux et une capuche ample dissimulait l’entièreté de son visage. Puis elle enfila les bottes, encore un peu trop larges pour ses jambes frêles. Vêtue ainsi, elle ressemblait à un curieux échassier. Elle embrassa son père et somma Ambre d’ouvrir le sien. L’aînée sourit et s’exécuta.

— Alors ? Est-ce qu’il te plaît ma fille ? s’enquit le père.

— C’est quoi ? C’est quoi ? trépignait la plus jeune.

Elle sortit l’habit de la boîte, dévoilant un long manteau en laine rouge pourvu d’un chaperon qui se finissait à la manière d’une cape. Elle l’essaya puis, ravie de le savoir à sa taille, le replia avec soin.

— Il est absolument magnifique ! Mais comment as-tu…

— Oh ! vois-tu, sur le port de Providence où je fais escale lors de mon débarquement sur la Grande-terre, se trouve un embarcadère où bon nombre de marchandises transitent entre les villes, notamment par Charité. Par chance…

Georges raconta son histoire qui dura un moment. Épuisée, Adèle s’endormit sur la table. Il la prit avec délicatesse dans ses bras et alla la coucher. Ambre profita de ce laps de temps pour s’allumer une cigarette et lire en diagonale le journal qu’elle venait d’acheter :

« Trois moutons retrouvés morts dans un champ, non loin du hameau Les Arches. Les animaux, égorgés et éventrés, ont été retrouvés les tripes en dehors, la tête arrachée du corps (…) découverte de poils noirs et d’empreintes sur les lieux de l’incident, la présence d’un loup se confirme (…) taille imposante du canidé (…) membres de l’observatoire interrogés et mise en patrouille de la Garde d’honneur »

Son père revint quelques minutes plus tard. Il se resservit une pinte de cervoise et s’assit péniblement. À sa vue, sa fille réprima un sanglot car sous ses airs enjoués, l’homme avait l’air exténué. Avec ces traits crispés et ces yeux cernés bordés de rides, il paraissait malade. Des cicatrices striaient ses mains noueuses et sa respiration était sifflante, entrecoupée de toussotements.

— Papa ! chuchota Ambre, troublée. Comment te sens-tu ? Je vois bien que tu n’es pas en forme donc inutile de me mentir ou d’éluder la question !

Il eut un rire étouffé.

— Arf ! Je ne peux plus rien te cacher, ma fille !

Elle fronça les sourcils et croisa les bras, l’obligeant à parler. L’homme poussa un soupir et but une gorgée.

— La vie est de plus en plus éreintante. Plus je vieillis et plus je peine à suivre la cadence face au rythme soutenu imposé par nos dirigeants.

— Pourquoi ne changes-tu pas de travail ? Tu pourrais trouver aisément de quoi faire sur Varden !

— Je ne peux pas ma grande, je ne trouverai rien qui ne paie aussi bien que celui que je fais actuellement. Et ce serait beaucoup trop compliqué de vivre à trois quotidiennement sur deux salaires aussi faibles. Là au moins je suis nourri et ma paie nous permet de vivre modestement sans compter à la dépense.

La fille pesta et baissa la tête.

— Dans ce cas, promets-moi de changer de métier ou de te transformer si jamais tu te sens trop mal !

— Je ne veux pas vous abandonner. Je ne veux pas reproduire ce que Hélène nous a fait ! Je tiens tellement à vous, vous êtes mes trésors, ma raison de vivre. Jamais vous ne pourrez subvenir à vos besoins par vos propres moyens.

— Mais papa ! poursuivit Ambre, les larmes aux yeux. Si tu continues ainsi tu vas mourir ! Je ne veux pas avoir à annoncer cela à Adèle ! Je ne lui ai toujours rien révélé au sujet de maman, pourtant chaque jour elle continue d’aller voir ce phoque blanc sur la plage en pensant qu’il s’agit d’elle ! J’ai le cœur lourd chaque fois qu’elle me raconte l’apercevoir !

L’homme ne répondit rien et se contenta de regarder la table, les yeux perdus dans le vide.

— S’il te plaît papa ! Promets-moi de te transformer tant qu’il te reste encore des forces et je te promets que l’on viendra souvent te voir en mer, Adèle et moi ! Je te promets que je trouverai un moyen pour que l’on s’en sorte toutes les deux. Qu’importe la fortune, je veillerais sur Adèle coûte que coûte.

Le cœur lourd, Georges tritura la broche en forme de baleine bleue épinglée sur son pull. Ils restèrent quelques instants ainsi, sans dire un mot. Ambre regarda l’horloge et décida qu’il était temps pour elle d’aller se coucher. Elle passa derrière son père et encercla ses bras autour de son cou, la tête appuyée contre sa joue.

— Ne t’en fais pas mon papa ! La vie est rude mais on s’en sort quand même pas trop mal, hein ?

Pour toute réponse, il posa une main sur son avant-bras et le caressa. Elle lui donna un baiser sur la tempe et partit en direction de sa chambre, son manteau sous le bras.

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