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NORDEN – Chapitre 6

Chapitre 6 – La chienne brisée

Quand le groupe quitta enfin cette maudite forêt pour fouler la route champêtre, il fut aussitôt aveuglé par le changement soudain de luminosité. Contrairement à la pénombre sylvestre où les arbres aux feuillages denses calfeutraient le moindre rayon céleste, la campagne jouissait pleinement des vertus du soleil au zénith. Brûlant dans un ciel bleu sans l’ombre d’un nuage, l’astre diurne nimbait l’île de son éblouissante clarté flavescente. Les parcelles agricoles, fertiles de cultures en cette saison estivale, chatoyaient de légumes colorés et les champs de blé, dont les épis se couvraient d’un jaune d’or, ondulaient sous le baiser du suroît.

À leur passage, les paysans arrêtaient leur tâche et s’inclinaient avec respect devant ces éminents personnages. Bien que ruminant intérieurement sa récente fureur, le faux marquis se gonfla d’orgueil et leur adressa un sourire complaisant, heureux d’être à nouveau révéré quand bien même il ne s’agissait là que de piètres fermiers.

Une fois qu’il les eut salués d’un geste de la main puis exprimé un remerciement qui frôlait la mièvrerie, Léandre ralentit sa monture et se positionna à côté d’Alexander.

— Au fait mon cher baron, comment ça se passe avec ta petite domestique ? Ça fait longtemps que je ne t’ai plus entendu parler d’elle, me voilà rassuré.

Il avait annoncé cela d’un ton désinvolte. Le baron ne dit rien et se contenta de hausser les épaules ; il savait que Léandre chercherait par n’importe quel moyen à retrouver son statut de dominant parmi ses amis, sérieusement mis à mal par une femme, vieille et noréenne de surcroît.

— Il fait chaud, tu ne trouves pas ? renchérit-il en s’éventant. Je suis tout en sueur et assoiffé. Aurais-tu l’amabilité de m’accueillir en ton domaine afin de m’offrir à boire ? Ton manoir est le plus près, ce serait fort malpoli de décliner.

Alexander fit la moue et se frotta la paume des mains avant de hocher la tête ; le blondin avait raison, il aurait été inconvenant d’ignorer sa demande. Or, laisser un tel individu pénétrer en son intimité reviendrait à faire entrer un loup dans une bergerie.

Cela faisait un an et demi que Léandre de Lussac, dans sa grande générosité, l’avait pris sous son aile afin de l’aider à s’intégrer. Le baron lui en savait gré. Loin de le considérer comme un ami, mieux valait éviter de l’avoir pour ennemi. Car le jeune blondin était un homme charmeur au physique séduisant et disposait d’un réseau des plus solides.

Arrivé au manoir von Tassle, le groupe se sépara. On échangea quelques propos courtois et poignées de main avec la promesse d’une chasse prochaine qui serait couronnée de succès. Après le départ des trois autres cavaliers suivis de leurs chiens, Léandre resta seul auprès de son ami baronnet. Ce dernier confia les chevaux à Pieter et Ambroise. Le jeune domestique, dans sa hargne habituelle, ne put s’empêcher d’afficher un rictus lorsqu’il vit le nouvel allié de son maître pénétrer dans le domaine. Il le toisait avec une virulence non feinte, les muscles tendus et le souffle haché. Pourvu d’une solide carrure et entraîné à tracter quotidiennement de lourdes charges, Ambroise pouvait aisément rivaliser contre Léandre en combat singulier tant en force qu’en endurance, seules la dextérité et la vitesse lui faisaient défaut.

À peine entré, Alexander croisa Désirée, occupée à nettoyer la rambarde des escaliers avec un chiffon imbibé de vinaigre. D’une voix ferme, voulant montrer son autorité sur elle devant son convive, il lui ordonna de leur servir des rafraîchissements. La jeune femme cessa son activité et s’inclina poliment avant de s’exécuter.

Les deux amis se posèrent dans le salon que Séverine avait pris soin d’aérer et s’installèrent sur les fauteuils agencés autour de la table basse. Une fois assis et son aise prise, Léandre laissa échapper un cri de satisfaction vis-à-vis de la somptuosité des lieux. Il scruta avec convoitise les trois grandes bibliothèques garnies d’ouvrages ainsi que le mobilier en bois d’acajou et les nombreuses pièces d’orfèvreries. Ce salon rassemblait à lui seul la fortune de la famille von Tassle, bien que certains éléments furent vendus au fil des ans pour payer les dépenses excessives du baron toxicodépendant.

— Je vois que monsieur possède une richesse mobilière et immobilière non négligeable ! nota-t-il après un sifflement. Ton manoir est magnifique. Pas bien spacieux, mais très bien ouvragé. C’est aménagé avec goût en plus. Cette pièce tout du moins.

Son attention se focalisa sur le majestueux piano à queue.

— Ton patriarche n’est pas là ?

— Il est avec les marquis de Malherbes et von Eyre pour parler affaires, répondit poliment Alexander.

Léandre s’affala sur son assise, les jambes croisées et la tête basculée en arrière avec désinvolture.

— Eh bien ! Ton père s’acoquine avec les puissants, dis-moi ! Laurent de Malherbes, le frère aîné d’Éric que quinze années séparent… Inutile de m’en dire davantage, tout le monde sait que ce haut magistrat est un membre éminent de l’Hydre et qu’il est chargé des relations commerciales entre Norden et Pandreden. Et accessoirement le propriétaire de la glorieuse Alouette.

Les yeux brillants de convoitise, il soupira.

— Quelle chance de côtoyer un tel homme, vraiment ! En revanche je connais moins bien Wolfgang von Eyre bien qu’il soit le fiancé d’Honorine, la sœur aînée d’Éric. Je ne l’ai jamais vu mais on le surnomme ledandy aux yeux céladons. On dit que c’est un investisseur dont la fortune est basée sur les commerces de prestiges. Il est également le propriétaire de Chez Honorine ainsi que duCheval Fougueux si ma mémoire est bonne.

Alexander opina du chef.

— Tu as bien appris tes leçons, dit-il d’un air moqueur.

Léandre tapota nonchalamment son épaule.

— Il le faut bien mon brave ! Il est très important pour des gens comme nous de connaître les titres et les valeurs des puissants qui nous entourent. Tu sais, nous devons impérativement gagner leur confiance et les charmer afin d’espérer intégrer le cercle très sélectif de la haute sphère.

— Tu parles de l’Hydre ?

— Très exactement. Ton oncle, le marquis Desrosiers y est si je ne m’abuse. Tu n’imagines pas le privilège qu’il y a à faire parti de ce trio qui gouverne la côte ouest à lui seul.

— Je ne vois plus trop mon oncle. Il est sans cesse surmené et mon père ne l’invite plus vraiment depuis que ma mère est décédée. Je me souviens qu’il venait tous les ans pour son anniversaire, mais je n’ai pas pu fonder une grande complicité avec lui. Il est plutôt austère et peu loquace. Même si je pense qu’il serait prompt à me rendre service si je le lui demandais.

— Comme je t’envie ! Cela doit être tellement jouissif de voir que ta famille tient une partie des rênes du pouvoir… Tu as la chance d’être né anobli, même si tu n’as que le titre de baron. Alors que moi, je ne suis que le fils du jumeau cadet d’un marquis, un de Lussac n’ayant que le statut officieux de marquis.

Il laissa échapper un petit rire.

— Et dire que ton père ne possédait aucun titre. C’est rare qu’une femme cède son nom à son fils. Von Tassle. Vous n’êtes plus beaucoup si je ne m’abuse.

— C’est exact ! Avec mon père nous sommes les derniers représentants de cette lignée.

Le blondin ricana.

— Il va falloir que tu te choisisses une épouse digne de ce nom mon brave, je pourrais t’aider à en trouver une respectable et qui ne soit pas trop exigeante niveau beauté. Car je le regrette mon jeune baron, mais ton physique n’est pas des plus engageants. J’espère vivement que ces traits grossiers et tes boutons disparaîtront un jour de ton visage et que tu te remplumeras un peu. Remarque, je pense qu’une aranéenne se laisserait volontiers séduire par ta fortune et ton rang. Tu devrais malgré cela pouvoir obtenir la main de celle que tu souhaites.

— C’est très aimable à toi ! soupira Alexander, gêné de voir son ami gérer sa vie et ses relations comme le faisaient Laurent et Wolfgang auprès de son propre père.

Désirée toqua à la porte et entra, un plateau d’argenterie entre les mains sur lequel deux verres et une carafe contenant du thé glacé étaient disposés. Sans croiser le regard de son maître, elle posa le plateau sur la table basse. De légers tremblements secouaient ses membres et son cœur battait à vive allure tant elle appréhendait de se retrouver en présence de Léandre dont elle connaissait les frasques par les très nombreuses rumeurs circulant à son sujet. Après les avoir servis, elle s’inclina courtoisement et tourna les talons.

— Tu n’oublies rien noréenne ? susurra le faux marquis.

Désirée se stoppa net et pirouetta. Un élan de panique la saisit tant elle ne savait que faire ou dire, car rien ne lui faisait penser qu’elle avait mal agi.

— Que voulez-vous, monsieur ? finit-elle par demander, la voix traversée de trémolos.

Léandre esquissa un sourire et ajouta d’un ton mielleux :

— La bienséance exige que l’on demande aux hôtes s’ils n’ont besoin de rien. On ne t’apprend rien à l’école ? Tu es bien à l’Allégeance n’est-ce pas ? En fin de cursus même. Cette institution coûte extrêmement cher à l’année pour former des serviteurs d’excellence. Il serait fort dommage de courroucer tes maîtres et leurs nobles invités en manquant à ces principes fondamentaux. N’est-ce pas, ma chère noréenne ?

Les yeux embués et les tripes broyées, la domestique s’inclina.

— Veuillez pardonner ma négligence, monsieur. Souhaitez-vous quelque chose, monsieur ?

— Je rêve, mais mademoiselle pleure ? s’offusqua-t-il en posant théâtralement une main sur sa poitrine. Tu espères amadouer qui en usant de ce stratagème ?

Complètement désemparée par la situation, Désirée demeura sidérée. Tentant de refréner ses tremblements, elle jeta un regard suppliant en direction de son maître afin qu’il intervienne. Seulement, Alexander était pareillement désorienté, ébranlé par cette situation désagréable qu’il aurait tant désiré lui épargner. Cependant, il s’arma de courage et prononça du timbre le plus neutre qu’il put :

— Tu peux y aller Désirée, nous n’avons besoin de rien.

Les membres raides, elle s’inclina et adressa au baron une œillade emplie de gratitude. Mais Léandre, comprenant leur manège, retroussa les lèvres en un rictus mauvais et les jaugea tour à tour.

— Non, mais ce n’est pas vrai ! Voilà que tu la protèges encore ? Tu espères obtenir quoi en jouant à ce jeu-là avec cette chienne, franchement ?

Il se leva et alla en direction de la domestique qui, voyant cette menace fondre sur elle, recula d’un pas et se recroquevilla légèrement. Une fois devant elle, la dominant en tout point, il tendit une main assurée et ordonna à cette dernière de lui donner la sienne. Désirée, soumise, s’exécuta craintivement. Il agrippa son poignet d’un geste vif et l’attira à lui avant de l’entourer de ses deux bras. La jeune femme, surprise par ce mouvement brusque, laissa échapper un cri aigu qui remua Alexander jusqu’au plus profond de son être.

Le baron observait le marquis d’un air hébété, gagné par l’angoisse de voir celle qui fut sa meilleure amie et confidente, prise au piège entre ses griffes. Ce sachant maître de la situation, Léandre posa une paume sur la nuque de sa captive et étrécit son emprise, sentant son sang pulser ardemment à travers sa carotide. Puis il se servit de son autre main pour la presser davantage contre son buste, crispant ses doigts, telles des serres de rapaces, au niveau de la chair tendre de son ventre.

Désirée, totalement chamboulée, ne parvenait pas à effectuer le moindre mouvement. De peur d’envenimer les tensions, elle se contentait de jeter un regard suppliant à son jeune maître. Ses yeux étaient rougis par les larmes naissantes. Dans un élan de courage, Alexander se leva et se positionna devant son ami. Or, sachant pertinemment qu’il ne pouvait se permettre de lui manquer de respect, il demanda le plus gentiment possible :

— Relâche-la, s’il te plaît !

Il se doutait que si son père apprenait qu’il protégeait Désirée et s’opposait sciemment à un homme honorable tel que Léandre, le baronnet ne serait pas le seul à essuyer les représailles cette fois-ci. Ils étaient piégés et le garçon ne possédait que la diplomatie pour lui faire entendre raison.

Le blondin leva les yeux au ciel et s’éclaircit la voix :

— Alexander, il va bien falloir qu’à un moment tu te rendes compte de qui sont vraiment les noréens. Je comprends qu’elle te plaise. Après tout, même si elle n’est pas jolie, elle reste quand même physiquement plus attrayante que tu ne l’es. Et je peux entendre qu’elle ait été ton amie d’enfance et que tu éprouves une certaine compassion pour elle.

Alexander fronça les sourcils. Il étudiait la situation, tentant de le raisonner sans savoir comment s’y prendre.

— Moi aussi je les voyais comme nos égaux et je m’amusais avec eux sans honte ni gêne. Mais ça, c’était avant que je ne grandisse et que mes parents et nos professeurs m’ouvrent les yeux sur leur nature primitive et sauvage. Les noréens, et même les aranoréens dans son cas à elle, sont des bêtes qui méritent d’être civilisées et dressées. Leur existence est uniquement axée dans le but de nous servir humblement.

— S’il te plaît, relâche-la ! supplia plaintivement le baronnet.

Le marquis soupira et resserra son emprise au niveau de la gorge de sa proie. D’un geste lent, il remonta progressivement l’étoffe de sa robe, caressant sans aucune décence la peau duveteuse de ses cuisses ainsi que de son ventre. Il roula le tissu jusque sous les seins avant de l’agripper fermement à la taille, dévoilant en toute impunité l’intégralité de son corps.

Désirée pleurait et gigotait mollement tandis qu’Alexander, terriblement confus, se ratatina comme lorsqu’il subissait le courroux de son père.

— Tu es bien pitoyable, mon cher baron ! Tu ne devrais pas éprouver de gêne à la voir comme ça. Elle est ta domestique, elle te doit allégeance qu’elle le veuille ou non. Après tout, tu la payes pour te servir et au vu de son physique je suppose que tu dois sacrément bien la nourrir.

Alexander renifla et se pinça les lèvres. Il conservait la tête basse et la posture arquée. Autour de lui, le monde semblait s’éroder tant cette scène perfide était irréelle.

— Je t’en prie, laisse-la tranquille et libère-la ! couina-t-il.

— Promis, je la libère si tu m’obéis sagement. Pour l’instant, je veux que tu la contemples et que tu imprimes dans ta rétine ce que je veux te montrer.

Le jeune baron déglutit et s’exécuta docilement. Il redressa la tête et planta son regard embué dans celui de sa servante dont les yeux trahissaient une tristesse infinie.

— Bien, maintenant observe attentivement son corps et dis-moi ce que tu notes.

Alexander fut traversé d’un intense malaise de la voir ainsi dénudée. Il fronça les sourcils et étudia en détail les parties dévoilées de sa chère Désirée, ne sachant exactement ce que le marquis voulait lui montrer. L’anatomie de la jeune femme était tout en courbes. Elle avait des jambes galbées, plutôt épaisses, et présentait un ventre charnu d’une teinte laiteuse, parsemé d’éphélides. Plusieurs taches de naissance dont une de forme allongée et de couleur brune zébrait son flanc et semblait se terminer au niveau de son sexe, masqué sous une simple flanelle.

— Alors, tu as vu ? s’enquit le marquis.

— Qu’y a-t-il à voir ?

— Non, mais ce n’est pas vrai ! Il faut vraiment tout t’expliquer, mon cher !

Il rehaussa un peu plus la robe et coinça le tissu à l’aide de son bras. Puis, ayant une vue plongeante sur le corps de sa captive, il commença à pointer certaines zones de son abdomen en y appuyant fermement son index.

— Regarde donc ces taches ! Tu crois que les membres de l’Élite vont souiller leur progéniture en s’accouplant avec des êtres qui ont la même peau que celle d’un chien ou d’un cheval ? Il n’y a rien de pur dans ces imperfections. Ils ne sont qu’une sous-race et tu comprendras que leur petit cerveau est limité. Ils ne sont bons qu’à obéir tels de loyaux chiens de garde qu’il nous faut dresser !

Malgré le sermon, le baron demeura de marbre, incapable de valider cette hypothèse. Comprenant que sa démonstration était vouée à l’échec, Léandre pesta et relâcha son emprise. Sa captive s’écroula sur le tapis. Elle se réceptionna gauchement et rabattit ses jupons jusqu’aux chevilles afin de dissimuler le filet d’urine qui commençait à couler le long des cuisses. D’instinct, Alexander se rua vers elle et la prit dans ses bras, blottissant délicatement sa tête contre son torse. Pour la réconforter, il murmura quelques mots à son oreille et caressa sa nuque moite de sueur. La respiration sifflante, Désirée tentait de récupérer son souffle.

À cette démonstration obscène, Léandre eut un haut-le-cœur. Il grommela et posa une main franche sur l’épaule de son jeune ami corrompu.

— Je crois que j’en ai assez vu, baron. Je pense que ton père sera heureux d’apprendre tes attirances déplacées.

Alexander redressa le menton et le darda d’une expression haineuse. Un rictus malveillant déformait son visage, dévoilant l’ombre d’une canine.

— Ce n’est pas la peine de me regarder avec ces yeux-là, lança le marquis avec mépris, je pensais que je pourrais t’aider, mais là, seul ton géniteur le pourra. Je vais lui en toucher deux mots dès que je le verrai. Je n’ébruiterai pas ton cas, sois-en rassuré, mais tu ne me laisses pas d’autre choix que d’intervenir. Nous devons te remettre sur le droit chemin.

Sur ce, il s’inclina poliment et quitta la pièce. Enfin seul, Alexander continuait de câliner sa domestique qui gisait comme un poids mort entre ses bras, l’esprit absent, tandis que des larmes perlaient entre ses cils dorés, ruisselant sur ses joues pâles. Il la berçait tendrement, essayant d’amenuiser ses spasmes et ses sanglots.

Pendant qu’il la réconfortait, il se mit à réfléchir et à ressasser indéfiniment la scène abominable qui venait de se dérouler. Il la revoyait appeler à l’aide, portant sur lui cette mine implorante en quête de son soutien. Et lui avait été incapable d’assumer sa fonction de protecteur ou de la secourir. À son image, il avait subi cette humiliation traumatisante dans le rôle peu glorieux de témoin passif.

Il renifla et murmura d’une voix étranglée de hoquets :

— Je suis désolé ma friponne… tellement désolé.

Il pensait qu’en s’alliant avec ses pairs, il arriverait à se persuader que les noréens étaient une espèce divergente, à la fois si semblable et si différente de la sienne. Pour se faire, il avait en premier lieu eu la ferme volonté de s’éloigner de son amie, la chassant sans vergogne lorsqu’elle venait s’enquérir de son état. À son grand désarroi, elle revenait instinctivement à la charge, qu’importe les médisances et les vexations qu’il colportait à son égard. Il alla même jusqu’à lui infliger une montagne de travail supplémentaire afin de l’occuper du matin au soir. Mais elle, comme une chienne dévouée, trouvait éternellement le moyen de ressurgir, en admiration pour ce maître que la vie malmenait et qu’elle voulait aider au mieux.

À chaque fois, le baron était plus que déconfit de repousser sa seule véritable alliée, crachant des mots qui lui lacéraient la trachée et lui broyaient le cœur. Il proférait à son encontre des discours enfiellés, pour qu’au fil des mois, il soit presque parvenu à se convaincre du bien-fondé des théories approuvées par ses pairs. Or, lorsqu’il la vit dans toute sa fragilité face à ce prédateur, ses souvenirs d’enfance lui revinrent en mémoire de manière fulgurante. Il revoyait en Désirée cette créature intelligente et sentimentale douée de conscience et d’empathie, plus humaine encore que ceux qu’il avait le malheur de côtoyer quotidiennement.

Au bout d’interminables minutes, Alexander réussit à l’apaiser. La mine grave et les membres dépourvus de vaillance, Désirée défit son étreinte. Il posa une main sur sa joue, mais elle écarta machinalement son geste. Elle se redressa avec lenteur et sortit sans un mot ni même lui accorder l’ombre d’un regard. Le garçon, quant à lui, resta immobile un moment, le cœur lourd et les yeux mouillés. Toutefois, n’ayant pas la force de succomber à ses tourments et de fondre en larmes, il se leva à son tour et partit regagner ses appartements.

À peine mit-il un pied dans le hall qu’Ambroise, hors de lui, entra en trombe dans le manoir. Il se rua sur le baronnet et le plaqua violemment contre le mur. Animé d’une fureur assassine, il attrapa le col de sa chemise et brandit son poing au niveau de son visage, le scrutant de ses yeux noirs avec une incommensurable révulsion.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? vitupéra-t-il en montrant les dents, sans prendre la peine de le vouvoyer ou de l’affubler de la moindre marque de respect.

Alexander hoqueta, ne sachant que faire contre la colère légitime de son domestique.

— Comment va-t-elle ? se contenta-t-il de demander.

La question irrita davantage le frère qui, en cet instant, ressemblait étrangement au baron père au vu de la fureur noire que son aura dégageait.

— Ferme-la et réponds-moi ! Qu’est-ce que vous avez fait à ma sœur ?

N’obtenant aucune réaction, Ambroise redressa son poing et le frappa en pleine mâchoire. Alexander gémit et accusa le coup sans broncher. Une douleur vive le foudroya puis l’assomma quelque peu. Le horion avait entaillé sa lèvre de laquelle s’échappa un filet de sang écarlate.

Le domestique s’apprêtait à le rosser à nouveau lorsque Séverine, horrifiée, accourut en hurlant. Dans un élan désespéré, elle empêcha son geste, attrapant son poignet des deux mains, et sépara les deux hommes. Quand ce fut chose faite, elle les sermonna comme jamais auparavant, perdant le peu de contenance qu’elle conservait. Elle les arrosait de paroles venimeuses, les muscles crispés à se rompre et la face empourprée. Emportée par son ire, elle en devint si redoutablement intimidante que les garçons n’osaient croiser son regard et se pelotonnaient à la manière de chiots craintifs.

Dès qu’elle eut fini de vomir tous les tourments qu’elle scellait en son cœur, Séverine chassa son fils d’un coup de pied dans le derrière et toisa son jeune maître d’un œil sombre. Enfin, elle sortit du logis dans l’espoir de retrouver sa fille, laissant le baronnet aussi seul que pétrifié.

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