NORDEN – Chapitre 7

  • Chapitre 7 – Enguerrand

Un mois venait de s’écouler. Adèle, Ambre et leur père naviguaient à bord d’une barque qu’ils venaient de louer au port de Varden. Sous un ciel cendré, l’embarcation fendait les eaux houleuses en direction du grand large. Placée sur la proue où elle imitait les mouettes qui volaient à proximité, la fillette se laissait bercer par le mouvement des vagues, son ciré jaune ondoyant au gré des bourrasques.

Une fois qu’il trouva le lieu adéquat, Georges lâcha l’ancre et largua le filet avec l’aide de son aînée. Ils passèrent le samedi matin ainsi, espérant avoir de belles prises pour le déjeuner.

Pendant qu’ils patientaient, Ambre s’acharnait sur sa cigarette. Elle ne savait pas nager et le fait de se retrouver isolée au milieu d’une si grande étendue d’eau la rendait nerveuse. Des gouttes d’écume perlaient sur son visage, laissant un dépôt iodé sur ses lèvres qu’elle ne pouvait s’empêcher de mordiller. Ses cheveux roux ondulaient à la brise, tranchant avec le camaïeu bleu ardoise qui s’étalait à l’infini.

— Dis papa ! s’exclama la fillette en penchant sa tête vers la surface de l’eau. Tu crois que Jörmungand nous regarde en ce moment ?

Georges ébouriffa les cheveux de sa cadette.

— Oh, tu sais, le Serpent ne remonte pas souvent à la surface. Mais j’ai déjà eu l’honneur de le croiser.

— C’est vrai ? Il ressemble à quoi ?

— Eh oui ! c’est un immense serpent marin couvert d’écailles aussi blanches que ta peau et dont la tête est aussi grosse que le bâtiment de la mairie. Il est la plus imposante créature de ce monde.

— Wahou ! s’émerveilla-t-elle. Et il ne t’a pas attaqué ?

Il eut un rire franc et la regarda avec douceur.

— Non ma chérie. Comme Alfadir, Jörmungand veille sur nous, il est notre Hydre protectrice. Et lorsque nous, les marins, faisons naufrage et que l’on se noie, c’est lui qui vient nous chercher pour nous amener dans les profondeurs de l’océan, son royaume, tout en chantant une berceuse afin de nous endormir à jamais.

— Pourquoi ne vous ramène-t-il pas sur la terre ferme alors ? Pourquoi est-ce qu’il préfère vous noyer plutôt que de vous sauver ?

Georges posa une main sur sa joue et la caressa.

— Parce qu’ainsi va la vie ma chérie. Il ne faut pas aller à l’encontre des lois naturelles, cela engendre énormément de souffrance.

Plongée dans ses réflexions, Adèle fronça les sourcils.

— Et pourquoi à l’école la maîtresse nous dit que Jörmungand et Alfadir ne se voient jamais ? Ils sont fâchés ?

— On peut dire ça oui.

— Mais pourquoi ils ne se réconcilient pas, ils sont frères pourtant ? Ambre et moi on fait bien la paix après s’être disputées. Pourquoi ils ne font pas pareil ?

— Disons que les disputes avec ta sœur ne sont pas aussi importantes que les leurs.

Un sourire s’esquissa sur les lèvres de l’aînée, amusée de voir sa sœur admirative à l’écoute de ces histoires aux protagonistes légendaires.

— Tu peux nous chanter sa chanson ?

L’homme hocha la tête et s’éclaircit la voix.

La pêche fut fructueuse et ils rentrèrent au port aux alentours de onze heures avec dans leurs seaux une dizaine de sardines ainsi qu’un bar. Les docks étaient bondés. Les gens allaient et venaient, les bras chargés de caisses et de sacs en toile.

Plusieurs charrettes récupéraient la pêche du jour pour achalander les commerces alentour. Poissons et crustacés étaient disposés sur des tonnelets, déchargés à même le sol par des marins grossiers, surmenés et à l’hygiène déplorable. L’air moite soufflait des relents de poissons, de charbon, de crottin et de sueur.

Ambre grimaça et se boucha le nez, gênée par cette pestilence qui lui donnait la nausée. Elle suivait docilement son père, habitué à déambuler dans ce chaos organisé où chaque pêcheur avait son échoppe et vendait à la criée, hélant les clients de leur voix caverneuse. La clientèle était tout aussi rustre, n’hésitant pas à bousculer ou à crier pour se faire comprendre.

Adèle ne semblait pas incommodée par le chahut. Elle se faufilait entre les paires de jambes et sautait dans les flaques d’eau. Elle s’amusait à chasser les mouettes qui se trouvaient sur les étals lorsque son regard se posa sur un gigantesque oiseau. Perché au-dessus d’un bec de gaz, le volatile au plumage lacté, dont le bout des ailes se teintait de noir, contemplait paisiblement la scène de désordre qui s’étendait sous lui. Le doigt levé, elle pointa l’animal pour le montrer à sa famille.

— Oh ! Regardez, c’est quoi comme oiseau ? J’en ai jamais vu d’aussi gros !

— Ceci ma fille est un albatros hurleur, répondit Georges d’une voix forte afin qu’elle puisse l’entendre, il n’en existe pas beaucoup sur l’île et c’est le plus gros oiseau au monde.

— Wahou ! s’exclama-t-elle en triturant son médaillon. Oh ! que j’aimerais être aussi grande que lui ! C’est encore mieux qu’une mouette !

Captivée, Adèle ne pouvait décrocher son regard de l’animal qui semblait l’épier d’un air digne. Georges tapota son épaule et continua sa route en lui tenant la main pour ne pas la perdre, Ambre marchant dans leur sillage. Dans ce tumulte, un marin officier vint à leur rencontre. Il portait un costume bordeaux à galons dorés sur lequel était épinglé un médaillon cuivré en forme de coq ainsi qu’un écusson contenant les initiales L. D., en référence au marquis Lucius Desrosiers, le propriétaire du navire.

— Bien le bonjour Georges ! salua l’homme. Je viens de voir le capitaine, j’ai des nouvelles pour toi !

— Bonjour Rufùs ! De quoi s’agit-il ?

Grand et de carrure musclée, Rufùs Hani était un noréen descendant direct du peuple Ulfarks. Par conséquent, sa peau, ses yeux ainsi que ses cheveux étaient noirs. Fils cadet de Hangàr Hani, gérant du territoire indépendant des carrières Nord, il s’était reconverti dans la marine et travaillait à bord de la Goélette en tant que second.

— Le Capitaine de Rochester a reçu l’ordre de repartir. Le départ a lieu mardi matin cinq heures.

Georges acquiesça gravement, il ne s’attendait pas à reprendre le large de sitôt. Après une brève conversation, il salua son acolyte et reprit sa route. Adèle marchait devant, les bras croisés et la mine renfrognée. Tandis qu’elle boudait, n’acceptant pas l’idée que son père les abandonne si rapidement, Ambre demeurait silencieuse, le cœur lourd. Depuis un mois qu’il était revenu, l’homme ne s’était toujours pas rétabli complètement. Elle redoutait que ce voyage ne soit celui de trop mais avait bon espoir qu’il tiendrait sa promesse et se transformerait s’il se sentait défaillir.

***

L’horloge affichait neuf heures lorsqu’Ambre franchit la porte de la taverne ce mardi. Elle était contrariée, son père venait de partir sans que son état montre le moindre signe d’amélioration. De plus, Adèle était inconsolable et avait passé sa matinée à pleurer.

Alors qu’elle ne savait plus quoi faire pour la calmer, l’aînée dut se résoudre à la gifler. Cela avait eu le don de la faire taire mais la jeune femme s’en voulait d’avoir eu recours à ce geste violent. Cependant, elle angoissait tellement à l’idée que leur père ne rentre pas que les appréhensions de sa cadette ne faisaient que décupler son mal-être. Profondément énervée, elle jeta ses affaires dans un coin et alla rejoindre l’arrière-cuisine afin de commencer son travail. À peine avait-elle entrepris le nettoyage que Beyrus l’interpella :

— Tiens ma grande, c’est de la part d’Anselme, dit-il en lui tendant une lettre, j’espère que ça va te faire passer cette tête de déterrée ou je risque de ne pas avoir de clients si tu te comportes de cette manière toute la journée. Ressaisis-toi un peu, veux-tu !

À ces mots, elle opina du chef puis s’excusa. Pour toute réponse, le géant lui donna une tape amicale sur l’épaule et retourna aux fourneaux. Elle prit une grande inspiration et regarda la missive avec attention, écrite de la main d’Anselme, d’une jolie écriture effilée digne des gens de noble éducation.

Le garçon lui proposait de la rejoindre samedi afin de profiter d’une balade sur la plage en sa compagnie. Son cœur s’accéléra, les deux jeunes avaient renoué le dialogue et tentaient de se libérer un soir dans la semaine pour discuter autour d’un verre. À la fin de la lecture, elle rangea la lettre dans la poche de son pantalon et se remit au travail.

Enguerrand était à la taverne ce jour-là et observait tranquillement la foule en prenant des notes. Ambre s’approcha afin de prendre sa commande. À sa vue, l’homme eut un sourire franc qui se mua en rictus lorsqu’il aperçut son état. En effet, la jeune femme avait les traits tirés et les lèvres en sang à force de les avoir mordillées.

— Bien le bonjour, mademoiselle ! Comment allez-vous ma chère ? Je vois à votre mine renfrognée que vous avez quelques tracas.

Il lui prit la main, y déposa un baiser comme il était de courtoisie puis l’invita à se joindre à sa table. D’abord hésitante, elle regarda Beyrus qui haussa les épaules, lui signifiant qu’il ne voyait pas d’inconvénient au vu de la rare clientèle présente. Le scientifique commanda deux verres de whisky.

— Je vous l’offre, mademoiselle. Vous avez l’air bien contrariée ! Comment un si joli visage peut-il afficher une mine aussi triste ! Auriez-vous des ennuis ?

Ambre l’avisa qu’elle allait bien malgré les circonstances et lui demanda d’éviter d’aborder ce sujet.

— Dans ce cas, puis-je vous poser quelques questions si vous n’y voyez aucun inconvénient ? dit-il d’un ton affable. Cela permettra de vous changer les idées.

Ambre accepta volontiers l’interrogatoire. Beyrus arriva et servit leur boisson. Ils trinquèrent puis Enguerrand se munit de son carnet et commença à la questionner. Malheureusement, il n’apprit rien de concret. Il n’existait que peu d’écrits et d’œuvres subsistantes relatant le mode de vie noréen sur le territoire aranoréen. Les seules inscriptions restantes étaient les runes gravées dans le bois des entrées de village. Celles-ci avaient pour vocation de protéger le lieu et ses habitants des intempéries, des maladies ou encore des mauvaises récoltes.

N’ayant pas grandi dans la culture purement noréenne, Ambre ne connaissait ni l’histoire de son île ni celle de son peuple. Elle savait que Norden était jadis composée de quatre tribus : les Hrafn, peuple corbeau du Nord, les Korpr, peuple corbeau du Sud, les Ulfarks, peuple loup, et les Svingars, peuple sanglier.

Lors de leur arrivée sur l’île, trois cent sept ans auparavant, les aranéens s’étaient établis en territoire Hrafn et avaient fusionné avec une grande partie de cette tribu pour former le peuple aranoréen, dont la majorité des noréens de Varden étaient les descendants.

Elle mentionna brièvement Jörmungand et Alfadir, ne connaissant rien à leur sujet hormis qu’ils étaient considérés comme des entités vénérées et respectées. Le premier habitait les profondeurs de l’océan et le second en plein cœur des forêts sauvages du centre de l’île.

Enfin, elle en vint à parler de leur faculté à pouvoir se transformer en animal une fois arrivé l’âge adulte. Ils avaient déjà évoqué ce sujet à plusieurs reprises mais l’anthropologue était si passionné par ce phénomène qu’il revenait sans cesse là-dessus, espérant à chaque fois décrocher un détail supplémentaire.

— C’est toujours aussi captivant ma chère !

Il plongea ses yeux verts dans ceux de son interlocutrice puis loucha sur son médaillon en forme de chat qu’elle portait en guise de broche, bien mis en valeur sur son pull couleur vert bouteille.

— Votre médaillon vous va vraiment à ravir ma chère, il reflète l’éclat de vos yeux ambrés, c’en est fascinant ! M’autoriseriez-vous à le voir de plus près cette fois-ci ?

Ambre hésita puis l’enleva avec précaution et le lui tendit. Il prit délicatement le bijou et l’examina.

— Donc si je comprends bien, si jamais vous devez vous transformer ce serait en chat que vous vous changeriez ?

— En effet, un chat viverrin plus exactement.

— Un chat viverrin ? Je ne crois pas en avoir déjà croisé un sur l’île ou du moins par sur le territoire.

— Oui, je n’ai pas l’impression que ce soit un totem très répandu. Je ne crois pas d’ailleurs avoir déjà vu ou connu quelqu’un l’ayant porté.

Le scientifique l’observa encore quelques instants et effectua un rapide croquis avant de le lui rendre.

— Qu’est-ce qui détermine l’animal que vous deviendriez une fois né ? C’est en fonction de votre caractère, d’une particularité physique ou du cycle lunaire ?

— Personne ne le sait vraiment ! avoua-t-elle en haussant les épaules. Apparemment, ce serait l’île de Norden elle-même et c’est la Shaman qui le révèle aux parents. Seulement, celle du territoire aranéen n’est plus là et elle était la seule à connaître le secret des totems et de nos ancêtres. Elle a disparu du jour au lendemain sans laisser de trace. Certains pensent qu’elle est morte et d’autres disent qu’elle est encore en vie mais qu’elle serait allée rejoindre les terres noréennes. Elle était la seule à être autorisée à traverser les deux territoires. Le dernier que je connais à avoir été baptisé a été Louis, un ami d’Adèle. Pour les enfants nés après, ce sont les parents qui leur ont sculpté ou offert un bijou animalier mais il n’est en aucun cas représentatif de l’enfant. C’est juste pour le folklore.

— Donc, pour votre sœur cadette, la petite albinos, personne n’est sûr de son totem ?

— C’est bien ça ! Adèle ou plutôt Mouette, comme elle veut qu’on l’appelle, possède un oiseau que j’ai sculpté dans du bois. Je voulais lui donner ce symbole car il est porteur d’espoir et de liberté. Mais rien ne dit qu’elle se transformera de la sorte plus tard. Après, si on veut réellement savoir son animal-totem, il existe encore les Shamans des trois autres tribus. Mais je doute fort qu’ils veuillent communiquer avec vous, même avec nous, les aranoréens. Après tout, nous sommes considérés comme des enfants de parias car nos ancêtres ont osé se laisser « domestiquer » par les aranéens.

— Qu’en est-il de vous qui osez parler avec un intrus de Pandreden ? Vous êtes une hérétique ! ajouta-t-il, narquois.

— Je préfère être une hérétique plutôt qu’une soumise mon cher Enguerrand ! railla-t-elle.

Le scientifique eut un petit rire. Il essuya ses lunettes et plongea à nouveau son regard sur son médaillon.

— Et pour la métamorphose, comment vous changez-vous ? C’est volontaire ? Vous pouvez redevenir humains ou vous changer comme vous le souhaitez ?

Ambre but une gorgée de whisky et s’alluma une cigarette, cherchant une réponse simple et précise.

— La transformation est quelque chose d’inné. Il faut juste attendre l’âge adulte, soit dix-huit ans et non dix-sept comme chez vous. On peut alors prendre la forme de notre animal-totem et vivre une nouvelle expérience de vie. Mais on peut aussi décider de le faire bien plus tard si on n’en a ni l’envie ni le besoin immédiat. Beaucoup le font à partir de quarante ans, une fois qu’ils ont eu des enfants et les ont vus grandir jusqu’à devenir eux-mêmes des adultes. Car une fois le choix de métamorphose effectué, il est impossible de redevenir humain. Cette transformation fait également perdre la majorité de nos souvenirs. On se retrouve souvent perdu au départ puis les instincts animaliers prennent le dessus. Mais nous sommes toujours capables de reconnaître notre famille, nos alliés et nos ennemis.

Les yeux brillants, Enguerrand était happé par son récit. Bien sûr, tous les aranéens connaissaient le pouvoir de transformation de leurs colocataires et le scientifique avait été mis au courant de l’affaire dès qu’il eut foulé Norden. Cependant, ils préféraient ne pas ébruiter ces faits sur Pandreden de peur que d’autres empires ne viennent assaillir ou réquisitionner l’île afin de mener diverses expériences sur ces êtres spéciaux.

Norden les intéressait principalement pour ses ressources ainsi que pour son emplacement stratégique, un isolement qui les préservait des affres de la guerre. Ainsi, les deux navires marchands, la Goélette et l’Alouette, qui effectuaient régulièrement la navette entre l’île et l’empire de Providence, s’assureraient à chaque départ de ne pas embarquer de passagers clandestins.

Le monde commençait à affluer à la taverne. Ambre finit sa cigarette et prit congé d’Enguerrand afin de retourner à son poste. Pendant qu’elle servait, elle le voyait griffonner dans son carnet. Avant de partir, le scientifique la convia à venir visiter son atelier. Elle accepta l’invitation et ils se mirent d’accord sur une date éventuelle.

Une fois son service terminé et les clients partis, elle prit un morceau de papier, nota un mot à l’intention d’Anselme et le tendit à Beyrus qui lui donna en échange un sac contenant des restes de nourriture. Ambre ne mit pas longtemps à regagner son logis où Adèle l’attendait assise sur le perron, Pantoufle sur ses cuisses.

Les pattes pendantes et la bave aux lèvres, le félin s’adonnait d’aise à l’inverse de l’enfant dont les yeux rougis témoignaient qu’elle avait pleuré toute la soirée. La petite déprimait encore, inconsolable du départ de leur patriarche.

Quand elle vit sa grande sœur arriver, la fillette posa le chat sur le côté. Tout juste sorti de sa rêverie, l’animal ronchonna tandis que sa maîtresse se leva sans un mot pour se lover dans les bras de son aînée qui l’embrassa sur le front et s’excusa vivement. Pour se faire pardonner, elle était allée lui acheter une brioche à La Mésange Galante.

Dès que le dîner fut achevé, l’aînée lui offrit son dessert. Cela égaya la fillette qui, l’espace d’un instant, reprit son entrain habituel. Ambre décida également de la faire dormir dans son lit et cette proposition dissipa davantage les pensées ombreuses de l’enfant.

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