Chapitre 65 – Les féros et les sensitifs
Quelques jours s’écoulèrent. Ambre buvait une tisane, assise sur son lit et accoudée à la fenêtre de sa chambre. Durant ce laps de temps, elle avait mûrement réfléchi à la volonté de sa cadette et avait demandé à Stephan de l’aider à rédiger une lettre à l’intention du Baron afin d’envisager un départ éventuel pour le dix-huit janvier, soit la veille de son anniversaire.
Anselme se tenait auprès d’elle, posé près de la tasse, le plumage ébouriffé. Il était là, toujours sous cette forme et, malheureusement, incapable de parler. Pourtant, elle se persuadait qu’il l’aimait encore, elle était sûre de voir dans ses yeux cette flamme presque invisible témoignant de son amour pour elle. Il n’était pas qu’un simple corbeau et se comportait comme un amant, se pressant contre sa poitrine. Dans un élan charmeur, il la pinçait délicatement de son bec et venait la chatouiller pour la faire frissonner.
Aucun corbeau ne ferait ça… n’est-ce pas mon Anselme ? songeait-elle chaque fois qu’elle le caressait.
Son anneau luisait toujours d’un bel éclat argenté et les inscriptions Madame Ambre von Tassle, ciselées avec soin, étaient fièrement visibles. Dès qu’elle eut terminé sa boisson, elle ferma la fenêtre, mit un pull et descendit. En bas, Stephan était en train de lire, avachi dans son fauteuil, juste à côté de la cheminée où un feu crépitait. Elle s’installa sur un fauteuil et posa Anselme sur ses genoux. Contrairement à d’habitude, l’animal n’y resta pas et s’envola. Il alla se percher juste derrière la fenêtre et scruta l’extérieur avec intérêt. Stephan et Ambre l’observèrent. Le corbeau trépignait et sautillait sur place, effectuant des claquements étranges avec son bec.
Quelqu’un toqua à la porte. Le scientifique se leva et alla ouvrir. Après de brefs échanges, il finit par s’écarter et laissa la personne entrer dans la cuisine. La jeune femme dévisagea cette dame qui ressemblait à s’y méprendre à la vieille Ortenga, quoique beaucoup plus jeune. Sur l’invitation de Stephan, la dame s’attabla et posa sa canne sur le rebord. Anselme s’envola et se posa sur l’épaule de la nouvelle venue. Le corbeau surexcité engouffra sa tête dans son cou et roucoula. Après lui avoir proposé une tisane qu’elle accepta volontiers, le scientifique monta en hâte à l’étage afin de récupérer de quoi noter.
— Bonjour madame, murmura Ambre à la fois étonnée par son physique atypique et par le comportement inhabituel de l’oiseau.
— Jeune vindyr, dit-elle d’un ton posé en caressant la tête de l’animal qui poussait des petits cris aigus. Je me présente, je m’appelle Wadruna, je suis la Shaman de la tribu des Korkr, le peuple corbeau du sud. Si vous me le permettez, je souhaiterais m’entretenir avec vous au sujet de votre petite sœur, Adèle.
— Vindyr ? fit Ambre en levant un sourcil.
— C’est une désignation que nous, noréens des tribus du sud, utilisons dans notre langue pour vous désigner. Cela peut se traduire par ami-animal si vous préférez.
Redescendu avec son matériel, Stephan lui servit une tasse de thé fumante et s’installa en face d’elle. Il était armé de son carnet et d’un crayon aiguisé. Ambre s’assit également, les bras et les jambes croisés, son visage trahissant une pointe d’appréhension.
— Que voulez-vous me demander concernant Adèle ?
Après avoir longuement observé son interlocutrice, Wadruna posa ses mains noueuses de chaque côté de la tasse afin de les réchauffer. La Shaman avait l’œil vif et affichait un visage bienveillant, accentué par son large sourire aux dents jaunes.
— Je dois vous faire part d’une grande nouvelle et qui saura, je l’espère, vous ravir au plus haut point.
— De quoi s’agit-il ?
— Votre petite sœur est un don de la nature. J’ai l’honneur de vous annoncer qu’elle est une Sensitive et que par conséquent, son destin est entre mes mains !
— Mais de quoi parlez-vous ? Qu’est-ce que c’est qu’une Sensitive et pourquoi voulez-vous prendre mon Adèle ?
Wadruna réprima un rire en voyant la réaction de la jeune femme si représentative des Féros et qui, en à peine quelques secondes, avait décroisé les bras et dressé ses mains juste devant elle en signe de défense.
— Votre sœur a été élue par Norden afin d’incarner une future Shaman, poursuivit-elle le plus calmement possible. Je l’ai vue l’autre mois, lors de notre réunion à la mairie. Elle possède toutes les caractéristiques pour pouvoir endosser cette précieuse responsabilité et je me dois de la former afin qu’elle puisse comprendre au mieux ce qu’elle est et nous aider par la suite.
— Mais comment se fait-il qu’elle soit… Et depuis quand d’abord ?
— C’est une faculté accordée à la naissance. Nous les Shamans avons la possibilité de la déceler dès le plus jeune âge. C’est une très vieille amie du nom d’Ortenga qui m’a mise au courant du potentiel de cette enfant lorsqu’elle vous a croisées à Meriden. Car vous ne le saviez certainement pas mais Ortenga était en réalité Medreva, la Shaman de votre territoire.
Ambre fit la moue et la regarda avec stupéfaction.
— Cette vieille dame était la Shaman ? Mais pourquoi…
— Hélas ! je ne pourrais vous le dévoiler mais c’est bel et bien elle que vous avez eu l’honneur de rencontrer.
Mal à l’aise, la jeune femme but une gorgée.
— Où est-elle à présent ? Je suis retournée deux fois à Meriden depuis le temps et je ne l’ai pas aperçue.
— Elle est morte en tentant de vous sauver de ces hommes, répondit la Shaman d’une voix faible.
Ambre se mordit les lèvres et se frotta nerveusement les mains. Elle se sentait désolée pour cette vieille dame qui avait mis sa vie en jeu afin de les secourir.
— Je suis désolée, dit-elle sincèrement peinée.
Pendant un temps, le cottage devint extrêmement calme où seuls le crépitement du foyer, le grattement frénétique du crayon sur le papier et le roucoulement incessant d’Anselme se faisaient entendre.
— Votre sœur est spéciale, reprit Wadruna, je me dois d’insister mais il me faut l’éduquer pour qu’elle puisse à l’avenir guider notre peuple. C’est vraiment important pour nous tous, je vous l’assure et…
Ambre se leva en hâte et tapa du poing sur la table. Cela fit croasser le corbeau et sursauter Stephan qui manqua de renverser sa tasse et de casser sa mine.
— Mais c’est hors de question, madame ! Jamais je ne vous laisserai enlever ma petite sœur, future Shaman ou non ! Ce n’est pas à vous de décider de son avenir ! J’ai déjà tellement souffert de sa séparation et j’en souffre encore aujourd’hui d’être loin d’elle, je ne pourrai pas supporter de m’en éloigner davantage ! Et je ne vais pas me résigner à vous la confier alors que je ne vous connais même pas !
La Shaman ne bougea pas et soutint son regard.
— Je ressens beaucoup de colère en vous. Si cela peut vous rassurer, il est évident que je ne vais pas la prendre en charge de suite si cela ne vous arrange pas. Mais je souhaiterais pouvoir être à ses côtés de temps en temps afin de lui enseigner certains principes. Lorsqu’elle sera majeure, dans neuf longues années, cette jeune fille décidera par la suite de son destin.
Pendant qu’elle se justifiait, Wadruna étudia attentivement la posture menaçante de son interlocutrice.
— Par Alfadir, je ne vous veux aucun mal jeune vindyr, vous pouvez rentrer vos griffes et ranger vos crocs !
Ambre scruta ses mains crispées et tremblantes. Elle prit une profonde inspiration et se rassit lentement avant de s’excuser. Elles discutèrent des heures durant, sous l’œil attentif de Stephan qui notait absolument tout, ne prenant aucune pause hormis pour masser son poignet endolori.
Au bout d’un moment, la jeune femme finit par accepter les sages paroles de Wadruna ; son ton calme avait eu le don de l’apaiser au fil de la discussion. Elle apprit que les Sensitifs étaient des êtres à part, des noréens disposant de facultés extrasensorielles qui leur permettent de capter les fréquences vibratoires de tout individu vivant autour d’eux et ayant la possibilité d’interagir entre eux par télépathie. L’île comptait actuellement cinq Sensitifs, trois confirmés et deux jeunes, dont le but premier était de servir Alfadir et d’être les messagers entre lui et les habitants. Ces êtres aux yeux bleus possédaient également un don de persuasion permettant de raisonner et de radoucir, dans la majorité des cas, un individu agressif ou tourmenté.
Alors qu’il commençait à se faire tard et que Wadruna s’apprêtait à partir après avoir déjeuné frugalement en leur compagnie, Stephan lui demanda :
— Excusez-moi de vous déranger, mais avant que vous ne partiez, puis-je vous montrer quelque chose ?
La Shaman acquiesça et observa ces copies d’écrits à propos des analyses sanguines et du fameux « F ». La vieille dame déchiffra du mieux qu’elle put les notes griffonnées, n’étant pas habituée au langage scientifique ni à l’écriture brouillonne de l’anthropologue. Dès qu’elle eut terminé, elle scruta Ambre d’un air songeur.
— Jeune vindyr, je me dois de vous l’avouer au vu de votre état mais vous possédez la capacité Féros. Voilà pourquoi vous êtes encline à vous emporter si facilement.
— Que voulez-vous dire ? demandèrent-ils en cœur.
Stephan s’arma de son stylo, prêt à écrire le moindre mot qu’elle allait prononcer.
— Je vois bien que vous n’avez pas grandi parmi vos semblables, mais ne vous inquiétez pas concernant le Féros. Il est vrai que c’est une capacité peu répandue puisqu’elle touche actuellement entre sept cents et mille trois cents noréens sur l’île. Elle se décline en deux catégories ; le Féros Latent, dans la très grande majorité des cas, ne présentant aucun signe distinctif, et le Féros Dominal. Ce dernier est identifiable par la couleur d’yeux si particulière de l’individu porteur. Vous êtes dotée de la forme Dominale, cela ne fait aucun doute et, avant que vous ne me le demandiez, elle n’est pas anodine.
— Que voulez-vous dire par là ? s’inquiéta-t-elle en empoignant avec force son médaillon.
Ne voulant pas l’affoler, Wadruna prit un temps pour réfléchir, elle ressentait la jeune femme troublée, prête à s’emporter une nouvelle fois.
— Le Féros, comme son nom l’indique, accentue l’agressivité chez l’hôte, surtout lors de la métamorphose. Cette capacité peut alors déclencher une forme de transformation particulière appelée la forme Berserk. Celle-ci se décline ensuite en plusieurs degrés de dangerosité.
— Et je suis censée ne pas m’en inquiéter ? répliqua Ambre, le souffle court.
— Non, jeune vindyr. Le Berserk est une forme plutôt rare, n’ayant été acquise que par peu de noréens. Surtout que celle-ci se déclenche souvent sous forme bénigne. Les noréens Féros Dominaux sont exactement comme vous, vous êtes aussi intimidants qu’attirants et soumis aux sentiments négatifs tels que la peur, la tristesse ou la colère. Vous êtes des êtres instinctifs, à l’instar des animaux. Vous vous sentez rongés de l’intérieur et persécutés par une force que vous ne parvenez pas à identifier. C’est un lourd fardeau je le reconnais. Beaucoup de Dominaux se suicident ou se mettent sciemment en danger, à mon grand regret. Vous êtes si impulsifs, soumis à des besoins primaires hautement supérieurs à des individus normaux.
Ambre déglutit péniblement et sentit des larmes de frustration piquer ses rétines.
Pourquoi a-t-il fallu que ça tombe sur moi !
— Je vous avoue, madame, que vos paroles ne me rassurent guère ! avoua-t-elle en se frottant le visage.
— Et quelle est donc cette forme Berserk qui est tant à redouter ? s’enquit Stephan, l’œil vif.
— Le Berserk est la forme de transformation ultime. Voyez-vous, Norden a doté certains individus de cette capacité afin d’en faire une arme redoutable et d’assurer sa protection. L’individu Féros a pour but initial de protéger l’île et ses habitants. Pourtant, tous les noréens Féros, surtout ceux portant la forme Dominale, n’arrivent pas à dompter cette force dévastatrice. Et ce qui se révélait être un avantage considérable pour la défense de l’île peut tout aussi bien se retourner contre elle. Parmi les trois stades de transformations, seul le stade mineur a été recensé sur l’île ces sept cents dernières années et votre louve Judith est de ceux-là. Sachant que le second degré, le Berserk Majeur, n’a été possédé que par trois individus seulement ; Ulfarks, Svingars et Hrafn. Et que le plus haut degré, le Berserk Alpha, n’est compté que pour deux entités qui ne sont autres que Jörmungand et Alfadir lui-même.
— Et votre Loup, celui qui était venu avec vous lors de l’Alliance ? Quel est-il ? demanda Stephan, émerveillé.
— Saùr ? Un cas s’apparentant à celui de votre louve.
— Racontez-moi, je vous prie !
Wadruna regarda Ambre qui, avachie sur la table, gardait les yeux clos et la tête masquée sous ses mains. Elle lui fit un bref signe du doigt afin qu’elle poursuive son récit. La Shaman raconta que Saùr était un ancien chef Ulfarks, un Féros Dominal, âgé de près de deux cent cinquante ans. Comme tout Berserk, les lois de la longévité ne s’appliquent pas de la même manière que sur un individu lambda, plus le degré de transformation est élevé, plus l’être dispose d’un nombre d’années incroyables. Saùr régnait jadis sur les carrières nord avec son peuple. Or, lors de l’annexion de leur territoire par les aranéens, cédé par Alfadir en contrepartie de la récupération de Hrafn, Saùr devint fou. Il fut tellement submergé par la haine qu’il se transforma en Berserk Volontaire et se rebella contre le Cerf. Il mena, pendant des décennies, des assauts contre son entité protectrice, qui le repoussa à chaque fois sans la moindre peine, jusqu’au jour où, las de poursuivre, le loup devint docile. Dorénavant, il était considéré comme un chef Ulfarks à part entière, à l’instar de Fenri.
— Le Berserk a-t-il des capacités spéciales ?
— Cela dépend du stade de transformation car tous ne se valent pas et n’ont pas les mêmes enjeux. Par exemple, le stade mineur concerne deux cas distincts. Le Ardent intervient sur un individu tellement persécuté qu’il ne parvient plus à garder le contrôle à tel point que la forme bestiale qui en découle devient redoutable. Ils tuent sans la moindre pitié, de manière sanglante et violente notam…
Wadruna ne termina pas son discours. Ambre tremblait de rage et avait du mal à retenir les larmes.
Putain, mais c’est pas possible ! Je suis un monstre !
Furieuse, elle éclata en sanglots et somma la Shaman de déguerpir sur-le-champ. La vieille dame, qui ne connaissait que trop bien ce genre de réaction, ne s’en formalisa pas. Elle se leva lentement et, sans un mot, monta sur son cheval puis partit dans la campagne couchante. Après son départ, le scientifique prit Ambre dans ses bras, chuchotant quelques mots à son oreille pour la réconforter.
— S’il te plaît Stephan, ne dit rien au Baron là-dessus ! marmonna-t-elle dès qu’elle eut fini de pleurer.
Il défit son étreinte et la regarda, à la fois gêné et peiné.
— Tu sais bien que je ne peux pas…
Elle jura et le repoussa violemment. Elle prit son manteau et sortit prendre l’air, Anselme à sa suite. Dehors, le ciel était d’un gris uni, rien n’égayait cette campagne enneigée à part son long manteau rouge, une tache de sang parmi cette vaste étendue de blanc pur et immaculé. Elle avança jusqu’à l’étang puis continua sa route jusqu’au lac. Elle s’assit sur un rocher, auprès d’un arbre contre lequel elle s’adossa. Le corbeau s’installa sur ses genoux. Elle caressa son corps chaud, semblable à une petite bouillotte, les mains engourdies par le froid mordant.
— C’est donc ça que le Duc et Enguerrand savaient à mon sujet, le foutu « F » ! murmura-t-elle à l’animal. Et si jamais je deviens violente ? Si mon mal empire encore ? Ta maman était-elle comme ça également ? Peut-être devrais-je fuir, tu ne crois pas ? Mais pour aller où ? Il n’y a pas de place pour quelqu’un comme moi.
L’oiseau mordilla son doigt puis s’envola, allant se poser sur une branche, juste à côté d’une cachette d’écureuil. À cette vision, Ambre eut une idée et soupira ; Anselme venait de lui envoyer un signe.
Ma pauvre Adèle, je suis désolée, mais je vais devoir t’abandonner, je ne voudrais pas te blesser ! Tu seras finalement bien plus en sécurité auprès de cet homme qu’auprès de moi.
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