Norden

NORDEN – Chapitre 80

Chapitre 80 – Les prémices de l’orage

Sous une pluie diluvienne, Ambre marchait d’un pas hâtif en direction de Varden afin de récupérer Adèle à son école. Elle avait besoin de la présence rassurante de sa petite sœur, une envie irrésistible de la presser contre elle et d’apaiser les tourments qui l’assaillaient. Elle se sentait une nouvelle fois humiliée, souillée, lasse d’être toujours considérée comme une bête aussi sauvage que limitée.

C’était un fait inéluctable ; elle était reconnue comme une bizarrerie, une créature inférieure aux humains, même parmi les noréens. Ses soi-disant semblables qu’elle avait toujours respectés jusque-là étaient finalement tout aussi cruels et dédaigneux envers les Féros que les aranéens eux-mêmes envers les noréens. Cela se révélait comme une pilule atrocement douloureuse à avaler.

Le clapotement de la pluie et le grondement de l’orage qui sévissait non loin reflétaient ses états d’âme. Des soldats arpentaient les rues, se défiant lorsque des troupes ennemies s’apercevaient. Parmi les trois groupes principaux ; les hommes au service du comte de Laflégère, les forces Hani et les cavaliers des de Rochester, les premiers étaient majoritaires. S’ajoutait un quatrième groupe ; les soldats de la Garde d’Honneur qui, à l’instar des de Rochester, continuaient d’assurer le maintient de l’ordre et de la paix dans les villes, ayant pour seul et unique but la protection de chaque citoyen.

Ambre pesta en reconnaissant les costumes militaires des milices de Laflégère. Elle se sentit soudainement sotte de s’être vêtue d’un haut si voyant ; elle était déjà plus que reconnaissable dans cette foule fade, une chevelure flamboyante au milieu de cet amas de brun sombre et informe. Elle accéléra le pas, envahie d’une pointe d’angoisse tant les soldats ennemis pullulaient et fouillaient les allées dans les moindres recoins. Elle bifurqua dans une venelle, plus étroite et sinueuse.

Une odeur nauséabonde parvint à ses narines. Elle tourna la tête et aperçut avec effroi deux soldats en train d’en dépecer un autre. Aussi enragés que des bêtes sauvages, ils rouaient de coups, lacéraient et tranchaient la peau de leur infortunée victime. De gros lambeaux de chair molle pendaient, maculant le sol de petits débris de taille inégale, tantôt rosés tantôt blancs.

Ambre sentit son cœur s’emballer à cette vision d’horreur. Haletante, elle prit ses jambes à son cou et courut aussi vite qu’elle put afin de quitter cet endroit. Dans cette montée d’adrénaline, elle ne prit pas le temps de savoir d’où émanait ce miasme qu’elle ne reconnaissait que trop bien désormais et redoutait plus que tout.

Les militaires… Alexander a raison, le stock de D.H.P.A. volé chez von Eyre circule en ville.

Hors d’haleine, elle trouva refuge sous un porche et s’y abrita. La pluie continuait à tomber dru. Les rigoles vomissaient l’eau croupie, faisant ressortir les effluves âcres des pierre, aux relents de moisis. Elle s’adossa quelques minutes à un mur effrité et se laissa choir lentement au sol. Jamais encore l’odeur fétide n’avait été aussi pénétrante. Elle prit une bouffée d’air moite, tentant de rester consciente et de ne pas se laisser emporter par un sentiment de furie.

Elle imprègne l’air. L’humidité la diffuse, c’est insupportable !

Elle toussa et se frotta le nez. D’un geste machinal, elle plaqua une main contre son médaillon et sentit le flacon de Liqueur caché précieusement dans la poche de sa poitrine.

Tu as les gouttes de Judith sur toi, peut-être devrais-je en prendre, rien qu’une fois ? Après tout, qu’est-ce que je risque ?

Elle soupira, hésitante, puis regarda ses mains crispées, prêtes à s’enfoncer dans la chair d’éventuels assaillants.

Oui ! Je pense que c’est le bon moment, il faut que j’aille récupérer Adèle, je ne parviendrais pas jusqu’à Varden dans cet état.

Elle sortit le flacon, le dévissa et laissa tomber les cinq gouttes de la pipette sur sa langue, comme Louise le lui avait indiqué. Le goût était infect mais l’élixir eut le don d’arrêter instantanément l’émergence de sa hargne. Elle se trouva détendue, cotonneuse. Pourtant, un mal naissant commença à lui broyer les entrailles. Elle toussa, rongée par une brûlure interne lancinante puis, les muscles tremblants, se cambra en avant et vomit jusqu’à la bile.

Louise a raison c’est extrêmement fort comme médicament !

Vaseuse, elle se redressa péniblement, plaqua une main contre son ventre endolori puis poursuivit sa route dans les allées sombres. L’école d’Adèle n’était plus qu’à une centaine de mètres tout au plus. Elle parvint à courir, manquant au passage de bousculer certains riverains qui ne se rendaient nullement compte des tensions alentour, puis s’engouffra dans l’établissement. Elle arpenta les lieux à la recherche désespérée de la salle où se trouvait sa cadette. Pour cela, elle passait anxieusement la tête à chaque vitre. Elle la trouva enfin et ouvrit brusquement la porte, faisant sursauter tout le monde. Anselme sur l’épaule, Adèle était en plein milieu de la pièce en compagnie de ses camarades, une part de gâteau à la main afin de célébrer cette dernière journée d’école. La maîtresse se leva et observa la nouvelle venue d’un œil inquiet.

— Excusez-moi, madame, il faut que je prenne Adèle avec moi au plus vite ! articula l’aînée, le souffle court.

Elle dévisagea la fillette qui affichait des yeux ronds, une expression d’effroi traversant son visage blême.

— Il faut qu’on file Adèle !

Les yeux embués, la petite obtempéra. Ambre empoigna son bras et sortit précipitamment. Les ailes déployées, Anselme volait au-dessus d’elles. Une fois dehors, elles prirent la direction des ruelles, se déplaçant en silence, telles deux proies vulnérables. La pluie s’était estompée, seul un faible crachin tombait à présent. L’aînée tenait fermement la main de sa cadette et gardait l’autre pressée sur son ventre endolori. Sur ses gardes, elle scrutait chaque recoin, étudiant le moindre bruit suspect.

— Que se passe-t-il ? chuchota Adèle.

— Il faut que je t’amène au plus vite auprès des noréens. Il se passe quelque chose de grave, les militaires ennemis patrouillent et sont particulièrement agressifs.

— C’est à cause de la mauvaise drogue, c’est ça ?

— Comment le sais-tu ? s’étonna l’aînée, estomaquée.

— T’as les pupilles dilatées, en plus tu dégages de drôles de vibrations. Je suis sûre que tu as pris ces sales gouttes !

— Je n’avais pas le choix, marmonna-t-elle tout en continuant sa progression. Mais je voulais être assez consciente pour pouvoir te dire adieu.

Quand elles arrivèrent dans un coin isolé, Ambre se mit à hauteur de sa cadette et l’enlaça. Ses tripes se serrèrent tant elle était tordue d’angoisse et rongée par la peur.

— Je suis vraiment désolée, pleura-t-elle en la pressant plus intensément, la tête nichée au creux de son cou.

Adèle se laissa faire et déposa un baiser sur le front de son aînée. Elles défirent leur étreinte et s’armèrent de courage ainsi que de vigilance pour poursuivre leur chemin. Au bout d’un temps interminable, elles parvinrent à regagner la grande place d’Iriden où les militaires à la solde des Hani et des de Rochester étaient attroupés et surveillaient les lieux ; enfin, elles étaient en sécurité.

— Va rejoindre Alexander, ordonna Ambre à sa cadette.

La petite s’exécuta sans broncher tandis que la jeune femme alpagua William pour lui annoncer la tension qui régnait dans les rues ainsi que la possible tentative d’un assaut imminent, dévoilant brièvement ce qu’elle avait vu. Le vieil homme s’indigna et envoya certains soldats s’enquérir des événements. Ses ordres énoncés, il se dressa sur son destrier et réajusta ses brides. Après un dernier regard digne et entendu à son fils, il fouetta sa monture et partit au galop en direction de l’avenue du tribunal.

Lorsqu’Ambre arriva dans la salle de réunion, Faùn maîtrisait péniblement Mesali clouée au sol, l’écrasant de tout son poids pour l’immobiliser. La petite gigotait et hurlait, la bave aux lèvres et les pupilles dilatées. L’indomptable sauvageonne tentait de mordre les doigts de son Shaman qui, désemparé, ne parvenait pas à la calmer.

Les autres observaient la scène, une lueur d’appréhension dans le regard. Personne n’osait intervenir, pas même Sonjà et Wadruna, la première de peur de la briser si elle voulait la maîtriser et la seconde ne comprenant pas cet emportement soudain. En apercevant sa partenaire, Alexander la sonda avec intensité puis fronça les sourcils, sa future épouse ne semblait nullement atteinte par le mal, voilà qui était chose troublante. À la vue de ses pupilles, il comprit et soupira en la dévisageant sévèrement.

Ambre dégaina le flacon de liqueur, s’avança prudemment vers la Féros hostile puis tendit son bras au niveau de la bouche de la petite enragée qui planta ses dents jaunes dans la chair tendre, transperçant aisément le tissu de la chemise. La jeune femme laissa échapper un cri de douleur. Sonjà et Skand voulurent se ruer vers elle afin de la secourir mais elle les interrompit d’un geste vif de la main et engouffra l’embout de la pipette dans la gueule de sa prédatrice. Elle fit tout son possible pour n’en libérer qu’une seule et unique goutte. En quelques secondes à peine, la petite desserra la mâchoire et toussa avant de sombrer dans le sommeil, les yeux clos et les muscles du visage détendus.

Dès qu’elle fut apathique, Faùn défit son étreinte. Le Shaman adressa un regard empli de gratitude à la vindyr, puis prit délicatement Mesali dans les bras. Celle-ci ronronnait, endormie dans un sommeil de plomb. Ambre se leva à son tour, tenant son poignet duquel s’échappaient des filets de sang. Adèle s’apprêtait à courir à l’infirmerie mais Alexander lui barra la route et la toisa de haut.

— Dis adieu à ta sœur et va-t’en avec les noréens au plus vite, vous n’avez pas de temps à perdre.

— Mais père ! objecta la petite.

— Fais ce que je te dis, le temps presse !

Sur ce, il salua rapidement l’assemblée et courut vers l’infirmerie. Sonjà, Skand et Faùn descendirent à leur tour, après avoir adressé leurs adieux à la jeune femme. Ambre se baissa à hauteur de sa cadette et l’enlaça.

— Tu vas me manquer, ma Mouette ! annonça-t-elle à demi-voix, les yeux embués. Surtout, prends bien soin de toi et écoute ce que te dit la Shaman, d’accord ?

Le cœur lourd, Adèle pleura à chaudes larmes.

— Je ne veux pas t’abandonner ! s’écria-t-elle en hoquetant. Je ne veux pas te laisser ici alors que tu es en danger !

— Il faut que tu partes ma Mouette, ne t’inquiète pas pour Alexander et moi, nous allons nous en tirer ! Toi je veux que tu sois loin et à l’abri.

— Non ! je ne peux pas !

Ambre l’embrassa sur le front et défit son étreinte.

— S’il te plaît, obéi, je te promets de tout faire pour rester en vie et de te prévenir au plus vite une fois que tout ceci sera terminé.

Wadruna, Anselme sur l’épaule, posa une main sur celle de la fillette. Adèle fit la moue puis, après avoir quémandé un dernier baiser à son aînée, sortit avec la Shaman. Le corbeau, quant à lui, se lova dans les bras de son éternelle fiancée afin de lui dire un dernier au revoir avant ce long, très long moment de séparation. Ambre caressa amoureusement cet oiseau au regard doux et mouillé. Elle crut voir un soupçon de tristesse luire dans ses yeux noirs.

Alexander revint, essoufflé. En l’apercevant, le corbeau croassa et ébouriffa son plumage afin de recevoir des gratifications de son père adoptif. L’homme lui gratta le crâne et susurra ces mots :

— Tu peux partir tranquille mon fils, je prendrai bien soin de ton éternelle promise, sois-en rassuré.

Anselme caqueta puis déploya ses ailes charbonneuses aux reflets irisés. Après un dernier baiser sur le bec et une ultime caresse de la part de sa bien-aimée rouquine au tempérament de feu, il prit son envol et alla rejoindre sa petite protégée. Une fois le corbeau envolé, Alexander referma la fenêtre puis scruta sa fiancée d’un air songeur. Elle était trempée et grelottait. Ses cheveux raides dégoulinaient le long de son dos, se plaquant contre ses joues blêmes, et sa chemise entrouverte moulait sa peau, faisant ressortir la moindre de ses formes.

— Assieds-toi, dit-il en lui tendant une serviette.

La jeune femme s’exécuta et prit place sur une chaise autour de la table. Il se posa à côté d’elle et commença à sortir le matériel de soin de la trousse. Elle lui tendit son bras sanguinolent, tressautant sous l’effet de la douleur. Il retroussa avec délicatesse la manche de sa chemise maculée de sueur et de sang, collée par endroit contre les marques laissées par les dents de la petite Féros.

— Elle ne t’a pas raté, finit-il par dire alors qu’il nettoyait ses plaies.

— Je me disais bien que ce bras manquait d’une petite marque, ricana-t-elle, plus besoin de bracelet pour l’égayer maintenant.

Voyant qu’il ne disait rien, elle renchérit :

— Je suis désolée pour mon emportement tout à l’heure mais je ne pouvais accepter ce que Sonjà proposait. Je trouve cela absolument ignoble et même si je m’en veux de nous avoir fait perdre une aide aussi précieuse, cela m’était inconcevable.

— Tu n’as pas à t’excuser Ambre, objecta-t-il tout en continuant sa tâche, tu as fait ce que tu as cru juste et je dois avouer que tu as bien fait de manifester ton opinion.

— Vous ne m’en voulez pas ?

Le visage grave, il leva les yeux vers elle.

— Non ! même si je dois avouer que ton emportement et ta défiance envers moi m’a profondément agacé, je ne te le cache pas.

Il enroula avec le plus grand soin la bande autour de la plaie désinfectée, compressée d’un fin morceau de tissu.

— Mais en y réfléchissant, il était injuste de concevoir une telle demande. Cela reviendrait à dire, et tu me l’as très clairement signifié, que je ne te considérais pas moi-même comme étant mon égale. Que tu étais un être à peine plus intelligent et évolué qu’un animal. J’aurais effectivement été odieux de m’entêter à sacrifier ces trois Féros qui n’ont rien demandé.

Elle fit la moue et se pinça les lèvres.

— Je vous avoue que de voir que même les noréens, mes semblables, nous qualifient d’êtres inférieurs m’a énormément blessée, pour ne pas dire anéantie.

Elle hoqueta et baissa la tête, les yeux larmoyants.

— J’ai toujours eu l’habitude d’être considérée comme une moins que rien, une miséreuse. Une noréenne de Varden, tout juste bonne à travailler pour gagner sa pitance. Mais là, de voir les miens, des êtres en qui j’avais foi et confiance, nous jeter des regards de mépris à Mesali et à moi, ça me révolte et me brise.

Elle renfila et essuya ses yeux de sa main valide.

— Le pire est que, quoi je fasse, je ne pourrai jamais changer ça ! Je ne pourrai jamais aller contre ma nature…

Elle fondit en larmes, laissant ses sanglots s’exprimer. Alexander glissa une main derrière sa nuque et la fit venir à lui. Il pressa sa tête contre son épaule et la caressa.

— Je devrais me transformer, faire comme Judith ! Ça simplifierait la vie de tout le monde. Je pourrai non seulement protéger la ville, vous protéger, et surtout ne plus avoir à encaisser toutes ces médisances que je ne parviens plus à supporter !

— Je t’interdis de dire ça ! rétorqua-t-il sèchement. Ne serait-ce que d’y songer un seul instant ! Tu n’as pas à te sacrifier, tu en as déjà bien assez fait. Il serait cruel d’exiger davantage de ta personne. Tu es à l’aube de ta vie, une femme à peine sortie de l’enfance qui a jusqu’ici eu tellement de mal à trouver sa voie. Et tu serais lâche d’abandonner cette apparence pour espérer trouver mieux sous ton autre forme !

— Ce qui serait lâche c’est justement de ne pas saisir cette opportunité et de prouver que les Féros sont autant utiles et importants que n’importe qui d’autre !

Il soupira et passa une main dans ses cheveux roux.

— Calme-toi, j’ai conscience que ce qu’ils t’ont dit t’a blessée et que tu te sentes injustement rabaissée. Tu n’as pas tort d’ailleurs, il est vrai que j’ai moi-même appuyé longuement sur ce fait. Mais s’il te plaît, oublie ça et ressaisis-toi car les paroles que tu as craché tout à l’heure ont permis de nous accorder une alliance nettement plus solide que celle qu’ils avaient prévue initialement.

— Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle mollement en levant les yeux vers lui.

— En t’écoutant parler, ils ont vu en toi un être civilisé et doué de conscience. Surtout lorsque tu t’es finalement opposée à Sonjà sans t’être laissée dominer par tes pulsions. Aucun d’eux n’avait jamais vu ça ! Après ton départ, Léopold était terriblement confus et est sorti à son tour, suivi par Rufùs. Les deux hommes restent engagés à nos côtés. Je suis alors resté seul avec les noréens et ils avaient l’air stupéfaits de ton comportement, en particulier ce Faùn.

— Et alors, ils vous ont dit quoi ? J’ai cru comprendre qu’ils vous envoyaient du renfort malgré tout.

— C’est exact, des volontaires, des noréens assez sûrs d’eux pour oser défier Alfadir et défendre notre cause. Même si je crois, au vu des tensions actuelles, que l’Insurrection va reprendre prochainement, peut-être y aura-t-il un coup d’État demain, voire même ce soir.

— La D.H.P.A. circule en ville, révéla Ambre en se redressant, j’ai vu des hommes de Laflégère qui en avaient consommé. C’est pour cela que Mesali est devenue folle et que nous avons dû prendre cette Liqueur.

— Comment te sens-tu ? s’enquit-il en la scrutant.

Les pupilles dilatées et la commissure de ses lèvres tressaillant avec énergie, elle posa une main frêle sur son ventre qu’elle massa avec lenteur.

— Je ne sais pas trop. Je me suis sentie tellement mal après en avoir pris mais je n’ai pas pu résister, l’odeur était épouvantable. Le remède est douloureux, j’ai l’estomac en feu. J’en ai été jusqu’à vomir, prête à m’évanouir.

Il libéra son étreinte puis posa les deux coudes sur la table, la tête enfoncée contre la paume de ses mains. Ambre voyait des éclats reluire aux commissures de ses doigts crispés et se rendit compte qu’il pleurait.

— Vous pensez que tout est fini, que nous avons perdu la partie ? demanda-t-elle avec amertume.

Il ôta ses mains et essuya ses yeux rougis.

— Hélas, je ne saurais te répondre, probablement oui, nous n’avons plus vraiment de troupes. Et les forces des Hani et de Léopold ne suffiront pas à contrer celles de von Dorff et de Laflégère réunies, surtout si le peuple se révolte à son tour.

Il renifla puis frappa du poing sur la table.

— Et ce couard de von Eyre, comme s’il espérait sauver sa femme en se livrant à l’ennemi ! C’était une belle occasion pour lui de se dédouaner et d’abandonner le navire afin de sauver sa peau avant qu’il ne soit trop tard !

En repensant à la duchesse, les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent.

— Blanche ! s’exclama-t-elle.

— Plaît-il ?

— Blanche et Irène ! Elles savent ce qui va se produire !

La mine assombrie, le Baron grogna.

— Puis-je savoir d’où tu tiens ce genre d’information ?

— Je dois retrouver Blanche, elle a des choses à me dévoiler. Hier après mon entrevue avec Meredith, elle m’a prise à part et m’a invitée à la rejoindre discrètement chez les de Lussac après le conseil.

— Et je suppose que tu ne comptais pas me parler de cela ! rétorqua-t-il d’un ton réprobateur.

Elle fit la moue et détourna le regard, confuse.

— Blanche m’avait fait promettre de ne rien vous dire.

— Dans ce cas, puis-je savoir comment oses-tu faire confiance aveuglément à cette femme ? s’enquit-il en croisant les bras et en se redressant sur le dossier de sa chaise.

Elle se pinça les lèvres et déglutit.

— Blanche n’est pas ce qu’elle semble être, elle joue un rôle. Elle n’est pas la femme froide et impitoyable qu’elle laisse paraître. C’est une calculatrice qui fait tout pour protéger sa sœur et honorer sa mère. D’après elle, Irène nous défendra. L’ennui est que je ne sais pas comment elle compte s’y prendre. Elle n’a pas d’armée, elle est cachée on ne sait où et je ne vois pas ce qu’elle pourrait faire.

Le visage d’Alexander se durcit et il contempla devant lui d’un air pensif. Il analysa scrupuleusement son tableau officiel sur lequel le serpent marin était illustré. À sa vue, l’Hydre lui vint à l’esprit.

— Desrosiers, murmura-t-il au bout d’un moment, bien sûr, c’est évident.

Il embrassa le crâne de sa partenaire et se leva, parcourant la pièce de long en large d’un pas assuré.

— Irène est chez le marquis, leur alliance est liée à la Cause. Je serais prêt à parier que la duchesse s’est servi de la notoriété de Wolfgang afin de s’assurer une protection d’apparat, dans le but d’approcher Lucius dans l’ombre et de s’allier avec lui sans que personne ne s’en aperçoive. Si notre seconde théorie au sujet d’Hélène et d’Irène tient la route, alors elle est encore et toujours engagée à la Cause et donc de mèche avec les de Rochester et surtout au service d’Alfadir lui-même.

— Cela expliquerait pourquoi le marquis doit nous défendre à tout prix Adèle et moi.

— Et surtout pourquoi il semblait aussi formel en nous annonçant que notre parti serait l’avenir de l’île. Avec les forces de Desrosiers, et bien que la Goélette soit partie en mer, cela nous donne près d’une centaine de têtes supplémentaires. C’est peu mais non négligeable.

— Et la D.H.P.A., comment allons-nous rivaliser si des gens consomment cette saloperie ?

Alexander frissonna.

— Espérons que cette saloperie de drogue comme tu dis, circule en quantité limitée et que les effets s’estompent au plus vite.

Elle regarda l’horloge ; il allait être quinze heures et il lui fallait partir afin de gagnerla Marinale plus furtivement possible en passant par les venelles annexes. Elle se leva à son tour. Alexander s’approcha d’elle et l’enlaça.

— Surtout, sois prudente.

— J’y veillerai. Qu’allez-vous faire ?

— Rester ici, protéger le siège de la mairie. Je dois écrire une lettre à l’intention de mon oncle et missionnerai James de la lui apporter.

Ils défirent leur étreinte et s’échangèrent un baiser langoureux à empreint d’une touche salée.

— Prenez-soin de vous, annonça-t-elle.

Sans attendre, elle prit sa veste, tourna les talons et sortit. Alexander se retrouva enfin seul. Il s’en alla en direction de la fenêtre et se renfrogna en suivant la silhouette de sa tendre acolyte s’éloigner d’un pas hâtif à travers la brume naissante. Il profita de ce point de vue pour scruter les environs, gagné par l’appréhension. Les rues semblaient parfaitement calmes, les cavaliers et soldats avaient quitté la place. Il sortit de la pièce et se dirigea vers son bureau. Il s’y installa, sortit une feuille puis se munit d’un stylo. De sa belle plume, il commença à rédiger une lettre à l’attention du marquis, désirant s’enquérir au plus vite de ses motivations et d’éteindre ce doute qui le rongeait.

L’obscurité assaillait les lieux, l’obligeant à allumer sa lanterne. La flammèche crépitait, la rousseur de la flamme ondoyante lui rappelait la chevelure de celle qui partageait sa vie et dont il était fier. Une noréenne, la troisième avec laquelle il s’unissait, toutes si différentes et pourtant si attachantes à leur manière. La perdrait-il, elle aussi ? Le destin serait fort cruel de le terrasser à nouveau. Il ne pouvait s’infliger encore une fois une telle blessure, si vive, si douloureuse. Les deux chiennes avaient succombé, la chatte serait-elle plus résistante ?

Il soupira, las et désespéré face à cette situation qui lui échappait et dont il n’avait plus aucun contrôle. Il posa les coudes sur son bureau puis se frotta les yeux et contempla un instant la page partiellement blanche, réfléchissant à ce qu’il allait écrire sous l’entête. Son oncle était-il vraiment de mèche avec cette énigmatique Irène et le clan de Rochester ou nourrissait-il de faux espoirs ?

Il resta un long moment inactif, les pensées nébuleuses. Quand il porta son regard sur l’horloge, celle-ci indiquait dix-sept heures. Il s’apprêtait à écrire lorsque James entra dans le bureau, trempé et éreinté. Il s’avança vers le maire et s’installa sur le siège face à lui.

— Bonsoir Alexander, annonça-t-il.

— Bonsoir James, vous tombez bien, j’ai à vous parler.

Le capitaine ôta sa veste et ébouriffa ses cheveux roux.

— Je vous écoute.

— Une simple question, maîtrisez-vous la situation ?

— Nos hommes patrouillent dans la ville, nous avons effectivement pu interpeller les consommateurs de D.H.P.A. que mademoiselle Ambre avait aperçus.

— Je ne parle pas de ça !

L’homme sourit, dévoilant une fossette.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Je vous en prie James, veuillez ne pas me manquer de respect ! Vous savez très bien ce que je veux dire.

Il eut un rire nerveux et le dévisagea, amusé.

— La situation est sous contrôle monsieur, soyez-en rassuré. Je vois que vous adressez une lettre à votre oncle, nota-t-il en observant le papier, ce ne sera pas nécessaire.

— Pourquoi donc ?

— Tout simplement parce que je suis déjà là ! déclara une voix grave et posée.

Alexander leva les yeux et remarqua deux silhouettes dressées devant lui. La première était le marquis Desrosiers, intégralement vêtu de noir, sa canne à pommeau de serpent tenue entre ses mains gantées. La seconde était une femme aussi belle qu’intimidante. Elle s’approcha de sa personne, la démarche gracile.

— Bonsoir, monsieur le maire, dit Irène von Hauzen.

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