Chapitre 83 – La convocation
CONVOCATION
À l’attention de Mademoiselle la Duchesse Blanche von Hauzen, aranoréenne. Vous êtes conviée à la maison d’arrêt ce jeudi 12 mai à 9 h sur demande de votre père, monsieur le duc F. von Hauzen, aranéen.
Cordialement,
Lieutenant R. de Plessis, le 30 avril 308
En relisant une énième fois ces mots imprimés sur un simple morceau de papier, la jeune duchesse soupira et déposa la missive sur sa table de chevet. Elle se leva lentement et quitta sa chambre pour se rendre en direction de la salle de bain. Là, elle prit une brosse posée sur le rebord du lavabo, faute de meubles pour l’y ranger, et entreprit de coiffer sa longue chevelure blonde qu’elle agença en un chignon remonté jusqu’en haut de son crâne. Une pince argentée scella sa coiffe afin que nulle mèche ne s’en échappe.
Les mains placées en coupelle sous le robinet, elle s’aspergea le visage d’eau fraîche afin de dérider ses traits crispés que la nuit fort agitée avait tant malmené.
À peine plus réveillée, elle retourna dans sa chambre et examina son reflet à travers le miroir de plain-pied, profitant d’une dernière vision avant que celui-ci ne lui soit retiré tout comme l’armoire, la commode et le bureau. Bientôt, il ne lui resterait plus que son lit à plume ainsi qu’une modeste malle pour y ranger ses affaires qu’elle avait triées pour ne conserver que l’essentiel.
Elle soupira devant cette silhouette qui était la sienne et qui ne lui plaisait guère ; cette jeune femme de dix-huit ans à la peau opaline, au corps svelte dépourvu de formes et dont le visage affichait des traits creusés, faute à ces éternelles nuits d’agitation. La tête dressée et la nuque relevée, elle arborait tout de même un port impérial, accentué par son regard digne aux yeux bicolores que ses pâles taches de rousseur présentes sur ses pommettes mettaient en valeur. Malgré cela, ses lèvres ne pouvaient s’empêcher de tressaillir tant elle appréhendait cette journée.
Pour l’occasion, elle s’était vêtue d’une longue robe mauve cintrée sur laquelle elle avait épinglé une fleur d’agapanthe. En guise de soulier, elle avait pris la décision de porter cette paire blanche à petits talons épais pour être plus à l’aise lors de son trajet ; cette marche interminable de cinq kilomètres pour regagner la maison d’arrêt depuis son manoir familial, n’ayant pas les moyens financiers de louer les services d’une calèche pour s’y rendre.
Parée, elle jeta un regard à son réveil dont les aiguilles affichaient huit heures précises. Voyant qu’il était temps pour elle d’y aller, elle s’empara de son manteau en fourrure d’hermine et prit la convocation qu’elle plia et rangea dans sa poche avant de s’éclipser. L’œil vague, elle longeait les couloirs déserts aux murs blancs maculés de taches grisâtres, révélant les vestiges du mobilier récemment réquisitionné.
Lorsqu’elle arriva devant la troisième porte, elle s’arrêta un instant ; voilà maintenant deux semaines que sa sœur Meredith n’était pas rentrée. Cette dernière avait définitivement quitté le domaine pour venir s’installer dans le manoir familial de son amant.
Blanche sentit un pincement au cœur en songeant que sa jumelle ne prenait même pas la peine de soutenir leur mère en cette période de trouble. Courroucée par cette pensée, elle fit une moue et serra les poings, respirant profondément pour conserver toute maîtrise. Puis elle poursuivit son chemin et descendit les escaliers.
En arrivant dans le hall, elle entendit sa mère engagée en grande conversation avec un homme à la voix grave et nasillarde qu’elle eut du mal à reconnaître. Curieuse, elle s’avança silencieusement vers la porte entre-baillée et reconnut le notaire Éric de Malherbes.
Choquée par cette vision surréaliste, elle passa une main sur ses yeux et examina la scène. Irène était assise sur la méridienne et écoutait sagement le discours enflammé de ce nanti qui se proposait d’épouser cette femme déchue d’origine noréenne. Avec un éloge de qualités et d’amabilités, il vantait sa beauté à faire pâlir de jalousie la moindre aranéenne de haut rang. Il désirait lui offrir tout ce qu’elle n’aurait plus jamais l’opportunité de posséder par elle-même. « Un sauveur magnanime et digne prétendant » déclamait-il avec passion, les lèvres brûlantes d’excitation.
— Quel mufle ! s’exclama la jeune femme en étudiant les moindres traits de ce prétendant à l’allure de dogue.
En effet, l’homme avait la panse ronde et bien tendue. Ses bajoues molles tombaient et un filet d’écume suintait à la jointure de ses lèvres. Ses yeux glauques, dont l’un se dissimulait derrière un monocle de taille disproportionnée, affichaient un air sournois.
Écœurée, Blanche sortit du manoir pour se rendre dans la cour où aucun cheval ni domestique ne s’affairait. Heureusement pour elle, le temps était clément, pas un nuage ne voilait ce ciel bleu seulement survolé par les mouettes et les goélands. D’un pas décidé, elle avançait dans cette interminable avenue pavée empruntée par des dizaines d’attelages qui acheminaient les maisons de maître en vivres et fournitures.
Elle fut tantôt saluée tantôt ignorée mais aucun d’eux ne se proposa de l’escorter jusqu’au centre-ville. La perte de son prestige ainsi que toute la réputation que son père avait fondée s’étaient évaporées à l’instant même où il fut arrêté pour les motifs les plus cruels qui soient : enlèvement d’enfants et tentatives de meurtre.
Au fil de sa traversée, elle voyait la ville d’Iriden grossir de plus en plus dans son champ de vision. Les rues se peuplèrent, fourmillant de monde affairé à la tâche.
Le bâtiment du palais de justice se dressait à sa droite. En passant devant la colonnade qui cerclait le portail, la duchesse se renfrogna. D’aussi loin qu’elle se souvenait, son architecture austère et puissante lui avait toujours donné des frissons. Aujourd’hui encore, la vue de ces hommes en costume de corbeau et semblables à des dobermans l’oppressait. Faisant fi de son émoi, elle continua d’avancer en silence dans ces rues agitées aux fumets entremêlés.
Arrivée non loin du centre-ville, elle prit une avenue à gauche où le bâtiment de la maison d’arrêt s’étendait sur tout un pan. Des sentinelles montaient la garde, effectuant des rondes avec un rythme militaire aussi précis que la balance d’un métronome. Dans une attitude impeccable, Blanche s’arrêta devant l’imposante porte en bois massif et patienta.
Une fois à l’intérieur et la convocation remise entre les mains d’une personne qualifiée, elle fut conduite à son père sous l’œil inquisiteur des visiteurs, avides de connaître la raison de sa venue. Tous connaissaient la famille ducale, le plus influent parti de Norden jusqu’à ce que Friedrich, il y a quatre mois de cela, perde les rênes du pouvoir.
L’employé lui fit traverser un dédale de couloirs pour s’engouffrer au plus profond du bâtiment, dans un coin isolé réservé aux nobles et familles aisées. D’un geste raide, l’homme inséra la clé dans la serrure, fit ôter le verrou et s’écarta afin de laisser la demoiselle entrer.
— Vous avez une heure, prenez le temps car ce sera la dernière fois que vous le verrez en attente du procès.
Blanche opina et entra dans la cellule. Il s’agissait d’une pièce aux murs grisâtres dépourvus de décoration et ne comportant pour tout mobilier qu’un modeste bureau, un lit miteux, une commode vermoulue ainsi qu’un siège. Ce mobilier se révélait d’une austérité angoissante ; seules une petite lucarne et la flammèche crépitante d’une chandelle égayaient les lieux.
Un léger voile s’immisça sur ses yeux à la vue de son père assis sur le rebord du matelas. L’homme au regard vide avait les muscles saillants et paraissait mort, ôté de toute envie de vivre. Ses épaules d’ordinaire droites tombaient avec nonchalance et ses cheveux grisonnants, habituellement peignés, foisonnaient de nœuds. Il n’avait guère pris le soin de s’habiller correctement, revêtant un pantalon plissé ainsi qu’une chemise à moitié boutonnée qui laissait entrevoir son torse d’une pâleur maladive.
Lorsqu’il tourna enfin la tête et aperçut sa fille, un éclair de joie passa à travers ses prunelles noires aux paupières tombantes. Ému par sa présence, il se leva, manquant de tomber à la renverse tant ses jambes, plus guère habituées à le porter, se dérobèrent sous ses pieds. Sa stabilité retrouvée, il vint alors vers elle et l’enlaça. Ne sachant trop comment se comporter, elle passa ses mains le long de son dos voûté, sentant sa moelle épinière saillir sous ses paumes.
— Comment vous sentez-vous, père ? demanda-t-elle une fois qu’il eut défait son étreinte et repris place sur le matelas, l’invitant à le rejoindre.
— Pas au mieux ma chère, je le crains. L’idée de vous savoir en danger votre mère et vous me broie. Je ne parviens pas à trouver le sommeil depuis que j’ai appris que le manoir et vos biens allaient être réquisitionnés. Qui sait ce qu’il adviendra de vos personnes si l’Élite prend à cœur de vous harceler pour me punir de mes agissements… Je ne me le pardonnerais jamais.
— Tout va bien père, mentit-elle, nous parvenons à nous en sortir pour l’instant. Nous avons une dizaine de jours encore pour quitter le manoir. Quant à Meredith, elle est à l’abri auprès de son amant. Antonin et elle sont fiancés.
— J’ai eu vent de la nouvelle oui, ta sœur est venue me l’annoncer avant-hier. J’ai trouvé préférable de vous revoir séparément afin que je puisse profiter au maximum de vous avant mon isolement car je ne sais pas quand celui-ci prendra fin.
Blanche fut surprise par cette révélation. Certes, elle n’éprouvait aucune jalousie à savoir son père l’avoir appelée en dernier mais elle ressentait un certain remord à l’idée que sa jumelle ne lui eut rien confié de sa visite.
— Comment va votre mère ? s’enquit l’homme d’une voix enrouée.
La mine renfrognée, elle haussa les épaules. L’image de sa mère présente dans le salon avec cet effroyable notaire revint à son esprit et la rendit nauséeuse, elle ne pouvait se résoudre à lui confier ce détail.
— Je ne sais pas vraiment, égale à elle-même dirais-je, même si je sais qu’elle tente de masquer son émoi lorsque je la croise. Je la sens nerveuse mais en même temps confiante. C’est assez déstabilisant.
— N’ayez crainte, votre mère sait ce qu’elle fait ou du moins je l’espère. Elle dispose d’une force considérable et fera tout pour vous protéger et assurer votre sécurité. Ayez confiance en ses jugements, et ce, quoiqu’il advienne. Personne au monde ma chère ne fera preuve de plus de dévouement qu’elle.
— Je veux bien vous croire père, l’ennui est qu’elle ne se confie toujours pas à moi. Je ne sais toujours rien sur elle et plus j’essaie de comprendre et plus je me noie.
— Ma fille, je ne peux malheureusement pas intervenir là-dessus. Je suis moi-même muselé et ai promis de ne rien vous dévoiler. En revanche je peux vous donner un indice mais par pitié une fois que vous l’aurez percé, veuillez le détruire pour de bon. Il en va de la survie de notre famille.
À l’entente de ces mots prononcés avec une franche sincérité, Blanche frissonna. Interloquée, elle se redressa et patienta que son père daigne se confier. L’homme s’éclaircit la voix et poursuivit posément :
— Dans mon bureau, dans l’une des commodes du rez-de-chaussée, celle du fond, vous trouverez une sacoche à bandoulière faite de cuir. Là-dedans se trouvent deux registres appartenant à la ville que j’ai subtilisés il y a plus de sept ans de cela dans le but que personne ne puisse tomber dessus. J’ai voulu les brûler plus d’une fois mais je n’ai jamais pu m’y résoudre. Qui sait combien d’informations essentielles ces livres contiennent.
— Que voulez-vous dire par là, père ?
Une étincelle de vie s’empara de Friedrich qui, sentant sa fille avide de réponses, lui dévoila une poignée de révélations. Il épousa son discours avec une gestuelle d’une sinistre gaîté. Blême et immobile, Blanche l’écoutait et imprimait dans ses pensées la moindre information révélée.
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