Chapitre 9 – La valse lente des deux enfants blessés
Plusieurs mois défilèrent depuis que le jeune baron avait recouvré sa santé. Après avoir passé un hiver sous le signe de la découverte et de la passivité, le printemps et ses effluves tentateurs avaient obligé Alexander à s’introduire dans une nouvelle ère. Âgé désormais de quinze ans, il se devait de chasser son comportement que son père jugeait puéril pour endosser des responsabilités plus matures, en accord avec sa caste d’homme dominant. La séduction était la prime d’entre elles, la clé qui lui ouvrirait les portes d’un avenir prometteur. Ayant gagné quelque peu en notoriété, il avait donc commencé à occuper la piste de danse auprès de diverses cavalières. Il prenait également bien plus soin de son physique ainsi que de sa mise. Sa garde-robe s’était étoffée. Gilets et lavallières apparurent dans son armoire. En guise de parure, une montre à gousset lui avait été offerte par Léandre pour son anniversaire. Et pour parfaire son identité, il avait même porté son dévolu sur un parfum à forte senteur d’iris peu répandu et qui lui permettait de se distinguer parmi ses pairs. S’il était toujours aussi maigre et grêlé, il veillait à se nourrir convenablement et entretenait sa peau pour masquer au maximum ses impuretés.
Un soir alors que Désirée venait de terminer son service, elle toqua à la porte du jeune maître puis patienta. Joviale, elle épousseta son tablier et glissa une mèche échappée de sa coiffe derrière son oreille. À l’étage inférieur, Ulrich répétait dans le salon. Le piano résonnait depuis plus de deux heures, une suite de mélodies entraînantes qui avaient aidé la domestique à surmonter plus aisément ses dernières heures de travail.
Après avoir attendu une poignée de secondes, elle fut invitée à le rejoindre. À l’intérieur, elle y trouva Alexander apprêté, paré à partir pour une énième soirée mondaine sous le chaperon de son père. Sa chemise écrue au col amidonné était impeccablement repassée de même que le jabot dentelé qui ornait son cou. Dans la poche de son gilet, sa montre à gousset reposait. Seule la chaîne d’or pendait à l’extérieur et accrochait la lumière. Des souliers noirs à talonnettes fraîchement lustrés habillaient ses pieds et rehaussait sa taille de quelques centimètres.
Stupéfaite, Désirée s’arrêta net et le sonda avec une pointe d’amertume. Toute allégresse avait déserté son visage tant elle était plus que déçue de passer une énième soirée en solitaire. Une vive sensation d’abandon et d’injustice la tiraillait. Ces derniers temps, elle se rendait compte du fossé qui séparait son existence modeste de celle de son ami et cet abîme s’aggravait au fil des semaines. Son cœur se mit à battre douloureusement à cette pensée. À cause de la fatigue accumulée, les larmes lui montèrent aux yeux et le bout de son nez la picotait.
Son mutisme intrigua Alexander. Il arrêta sa toilette et observa le reflet de sa visiteuse à travers le miroir.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il calmement.
Honteuse de sa conduite, la domestique fronça les sourcils et se pinça les lèvres. Quand elle s’aperçut que son regard s’attardait trop sur lui, ses joues s’empourprèrent et elle baissa instinctivement la tête.
— Excuse-moi, c’est juste que… je ne m’attendais pas à ce que tu sortes ce soir, marmonna-t-elle.
Troublé de la voir si maussade, le garçon termina de boutonner le veston sombre qui lui cintrait la taille puis se retourna.
— Je n’y vais pas par gaîté de cœur, avoua-t-il en esquissant un sourire devant sa mine renfrognée. Je suis même affreusement las de toute cette supercherie. J’ai l’impression d’être un chien que l’on dresse à obéir. Un animal de concours dont on jauge les moindres failles et tâte les flancs pour le soumettre aux enchères.
Prononcée sur un ton nonchalant pour la dérider, la plaisanterie ne produisit aucun effet. Au contraire, Désirée opina du chef puis ajouta d’une voix teintée d’amertume :
— Je te laisse te préparer dans ce cas.
Alors qu’elle faisait volte-face, son interlocuteur l’interpella :
— Tu pars déjà ?
Elle se retourna et le mira d’un air interdit. Il s’approcha et lui tendit une main assurée.
— Tu veux danser avec moi ? Je suis déjà prêt et je ne pars pas avant un bon quart d’heure.
L’estomac de la jeune femme se noua à cette proposition inespérée. Pourtant, un fil invisible la retenait et elle scruta longuement sa dextre offerte.
— N’aies pas peur ma friponne, je ne vais pas te mordre tu sais, ricana-t-il en s’avançant d’un pas.
Elle hésita et accorda timidement sa main. Il glissa sa paume dans la sienne, la caressant tendrement de la pulpe du pouce. Puis il l’attira délicatement à lui et passa sa senestre derrière son dos. À ce contact rapproché, la domestique fut prise d’une sensation étrange et un frisson parcourut son échine. Le cœur battant la chamade, elle se sentit rougir et releva le menton pour venir le contempler de ses yeux larmoyants. Autrefois plus grande que lui, ils avaient dorénavant la même taille. Dans quelques années, si le fils devenait aussi grand que le père, elle lui arriverait à peine à l’épaule.
La voyant troublée, il lui adressa un sourire et commença à se mouvoir avec lenteur.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il, amusé. C’est le fait de te retrouver dans les bras de ton maître qui t’effraie à ce point ? Je ne vais pas te dévorer, tu sais.
Elle déglutit et se mordilla la lèvre avant d’acquiescer, ne voulant pas admettre qu’en cet instant présent, sans qu’elle ne sache réellement pourquoi, elle le trouvait fort séduisant dans ce bel apparat. Ses cheveux noirs mi-longs ondulaient à chacun de ses mouvements, épousant les contours de son visage dont les traits enfantins s’estompaient au profit de lignes moins sinueuses.
— Tu dansais auparavant ? s’enquit-il en étudiant ses gestes fébriles et maladroits, très retenus. Je ne crois pas t’avoir déjà aperçue esquisser quelques pas.
Il défit son étreinte et la fit tourner une première fois avant de revenir à son contact.
— Il y a très longtemps, lorsque j’étais encore à l’école, expliqua-t-elle à mi-voix. Car à l’Allégeance, c’est strictement interdit. Les domestiques n’apprennent pas à danser sauf si les maîtres signent un document nous en autorisant l’enseignement auprès d’un professeur qualifié. Mais tout comme le théâtre, le chant, le dessin ou même n’importe quelle activité artistique, la danse est considérée comme une pratique trop précieuse pour nous. Sans compter que c’est un service hors de prix. Il n’y a d’ailleurs que très peu d’employeurs aussi généreux et prêts à débourser une telle somme. Ou alors il faut être assez bien rémunéré pour se l’offrir par soi-même.
Alexander fut outré par cette réponse ; il ne s’était jamais renseigné là-dessus et cette interdiction ainsi que ces motifs fallacieux le remplirent d’aigreur. Il lâcha la taille de sa cavalière et la fit pirouetter une seconde fois. Puis il la reprit et effectua quelques déplacements plus vifs, épousant la mélodie entraînante de son père. Le parquet grinçait sous leurs pas, amortis par moment par le velours du tapis. Heureusement, Ulrich se révélait trop absorbé par son aria qu’il en oubliait tout le reste, focalisé sur les touches monochromes de son instrument.
— Et tu aimais ça au moins ?
— Je crois, fit-elle en tournant la tête, incapable de soutenir ses iris obscurs luisant d’une aura bien moins triste qu’à l’accoutumée. C’est difficile à dire car mes camarades éprouvaient la même gêne à l’idée de danser. Peu de gens de ma condition ont le luxe d’écouter régulièrement de la musique. Et les rares à l’avoir sont souvent trop réservés pour oser se lâcher en public. Même quand on est qu’entre nous. C’était différent quand on était petits, bien sûr. Je me souviens qu’avec Ambroise ça nous arrivait de danser le quadrille ou la gigue… on riait bien…
— Et cela te ferait plaisir que je te signe ce papier ? Je sais que c’est un peu tard et je m’en veux de ne pas m’être renseigné plus tôt à ce sujet. Excuse-moi.
— Non, ne t’en fais pas ! De toute manière, il ne me reste que quelques mois à affronter cette horrible école. Et puis, ça risque de paraître suspect si tu valides un tel document. Surtout si ton père l’apprend…
Il fronça les sourcils et fit la moue, agacé d’être éternellement obligé de se plier aux exigences de ces mœurs sociales ridicules.
— En plus ton argent est très précieux, ajouta-t-elle, je m’en voudrais que tu le gaspilles pour ce genre de futilité. Crois-moi, je n’en vaux pas la peine et ce n’est pas ce qu’on attend d’une bonne domestique de toute manière.
Alexander accusa l’estocade de cette dernière réplique et faillit s’étouffer. L’espace d’une seconde, ses yeux s’écarquillèrent et il sentit le sol se dérober sous ses pieds. Depuis quand l’art était-il devenu quelque chose de futile ? Pire ! comment Désirée osait-elle se dénigrer de la sorte ? Et avec tant de sérieux ! Pour ne pas trahir son émoi momentané, le jeune baron toussota. Il avait pensé que leur récente complicité aurait quelque peu atténué les blessures de l’été dernier. Or, il n’en était rien. Sa friponne était traumatisée et son instruction à l’Allégeance paraissait fissurer l’image qu’elle avait d’elle-même.
Ne souhaitant pas gâcher la beauté de cette session de danse, Alexander chassa au plus vite cette sinistre introspection pour se concentrer au maximum sur l’instant présent. Car, malgré cela, il se délectait de cette pantomime en collé-serré, la paume pressée contre la taille moelleuse de sa cavalière, son buste frôlant sa poitrine généreuse, compressée sous cette éternelle robe noire. Soudain, porté par ses sensations, un tiraillement naquit au niveau de son bas ventre. Il suspendit aussitôt son errance mentale et entreprit de contrôler sa respiration pour étioler son subit élan d’ardeur. Par chance, Désirée semblait n’avoir rien remarqué. Sa retenue du début s’était évaporée et ses gestes étaient devenus plus fluides.
Au-dessous d’eux, la mélodie venait de s’achever, signe que le baron père s’apprêtait à partir. Ils cessèrent tout mouvement puis s’observèrent en silence. La tristesse sur les traits de sa friponne avait laissé place à une certaine sérénité. Qu’elle était mignonne à croquer avec ses pommettes rosies par l’effort et ses mèches collées par la sueur, un léger sourire esquissé sur ses lèvres charnues, d’un alléchant rouge corail.
— Mon garçon ! Il nous faut y aller, nous sommes en retard ! rugit la voix de son père, posté au pied de l’escalier, brisant l’enchantement qui s’était instauré.
— J’arrive père ! répondit aussitôt le fils.
À contrecœur, Alexander lâcha sa cavalière puis soupira. Il aurait vivement désiré que cet instant sublime ne cesse jamais. Après une courte réflexion, un sourire malin finit par se dessiner sur son visage.
— Alors, qu’en as-tu pensé ?
— Je ne sais pas trop. Je sais que j’ai été maladroite et…
— Non, ne dis pas ça, la coupa-t-il avant qu’elle ne se dénigre davantage, as-tu apprécié la danse ?
Ne sachant que répondre dans l’immédiat, elle haussa les épaules. Puis, elle nota que cela faisait des lustres qu’elle ne s’était pas sentie si bien, si légère, si libre… Finalement, elle sourit à son tour et acquiesça.
— J’ai vraiment bien aimé, oui.
— Dans ce cas, voudrais-tu être ma cavalière, ma chère Désirée ? proposa-t-il, réjoui par cette idée. Danser avec moi certains soirs ? Cela nous permettra de changer un peu d’activité et je dois m’exercer. Les femmes veulent à tout prix m’inviter, l’ennui est que cela fait des années que je n’ai pas dansé en duo. J’étais doué étant enfant mais là, au vu des coups infligés par mon père, je me sens rouillé. J’ai l’impression d’être aussi gracile qu’un infirme.
— Tu te débrouilles bien je trouve !
Elle posa sur lui ses prunelles brillantes puis, prenant conscience de son emballement, elle pouffa puis se ravisa.
— Enfin, je crois, ajouta-t-elle d’un timbre anormalement aigu.
Il laissa échapper un rire et demanda d’une voix suave :
— Alors, acceptez-vous ma très chère amie, d’être ma cavalière d’avant soirée ?
Les paupières mi-closes et une moue bien marquée, Désirée le contempla sans un mot, étudiant le moindre détail de son somptueux costume de bal ainsi que son visage, coiffé et toiletté à la perfection. Un gloussement nerveux filtra de ses lèvres alors qu’elle scrutait par la suite ses habits de service ; une simple robe noire masquée sous un tablier blanc taché, avec pour tout ornement son médaillon cuivré ainsi que les armoiries de son maître cousues sur sa poitrine.
— Ça ne te dérange pas de me prendre dans tes bras ? demanda-t-elle en chiffonnant le bas souillé de son tablier. Je veux dire, je suis souvent toute sale et je ne danse pas très bien par rapport à tes cavalières.
Soulagé par sa réponse, l’esprit d’Alexander s’envola, gagné par un béat sentiment de quiétude. Il s’avança vers elle et déposa un baiser sur sa joue. Désirée rougit. Son échine frémit et son cœur tambourina avec panache contre sa poitrine.
— Tu seras parfaite ne t’inquiète pas, chuchota-t-il à son oreille. Et puis, au moins aurai-je le plaisir de danser enfin avec une cavalière qui ne sera pas sans arrêt en train de mesurer le moindre de ses mouvements, de me poser une myriade de questions fichtrement stupides ou de regarder sa chère maman ou son adorable papa toutes les minutes pour guetter leur approbation. C’est très agréable de côtoyer quelqu’un de si naturel que toi, ma friponne. Tu n’imagines pas à quel point cela m’est précieux.
Sur ce, il prit sa main et l’embrassa. La voix du baron père gronda de nouveau, témoignant son impatience. Pour ne pas le courroucer outre mesure par crainte de ruiner son moral pour le reste de la soirée, Alexander coupa court à son échange. Il s’avança jusqu’à la porte close et posa sa dextre sur la poignée. Avant de partir, il ajouta sèchement :
— Surtout, ne change rien à ce que tu es Désirée et promets-moi de ne plus jamais te dénigrer. D’accord ?
Ne sachant comment réagir, la jeune femme ne bougea pas. Il prit cela pour un assentiment. Après une ultime œillade échangée, il ouvrit la porte et s’en alla.
Chapitre 314 : La réalité virtuelle contenant la vérité (5) Après trois ans de recherches…
Chapitre 324 : Si tu dis que tu vas gagner de toute façon alors tu…
Chapitre 32 - L'éveil Le temps était couvert et la forêt encore humide de l’averse…
Chapitre 8 : Examen pratique Après l'épreuve écrite de trois heures, nous avons commencé l'examen…
Chapitre 8 - Une amère convalescence Il fallut pas moins de trois mois pour qu’Alexander…
Chapitre 313 : La réalité virtuelle contenant la vérité (4) [Un motel dans la Zone…