NORDEN – Chapitre 10

  • Chapitre 10 – Le cavalier anonyme

Le mois de juin arriva. Ambre était submergée par le travail et laissait souvent Adèle rentrer seule après le déjeuner. De ce fait, la fillette devenait de plus en plus autonome. Après l’école, elle passait une grande partie de son temps à jouer avec ses amis et se rendait à la plage, espérant chaque jour revoir sa maman sur le rivage. Seulement, le phoque blanc ne venait que rarement.

L’aînée restait parfois à la taverne une fois son travail achevé. Anselme avait gardé l’habitude de venir la voir au moins une fois par semaine après ses horaires afin de boire un verre en sa compagnie et de discuter avec elle en toute légèreté. Il lui racontait les détails de son quotidien. Notamment qu’il travaillait en tant que clerc de notaire et gagnait tout juste de quoi subvenir financièrement à ses propres besoins.

En effet, le Baron tenait à ce que son fils soit indépendant et ne demeure pas dans l’oisiveté malgré la richesse. N’ayant pas une très grande ambition et n’étant pas enclin à vouloir gagner plus qu’il ne lui en était nécessaire pour vivre, le jeune homme avait choisi ce métier après deux années d’études à la prestigieuse université de la Licorne.

Par conséquent, il connaissait les membres des familles aisées qu’il ne supportait guère, les jugeant imbus de leur personne et de leur statut social. Néanmoins, il s’entendait bien avec certains camarades issus de milieux plus modestes. En dehors de son travail, il passait ses journées dans ses appartements à étudier ou lire, même pendant les beaux jours. Il n’aimait pas spécialement la lecture mais utilisait cette activité pour tuer le temps.

Lors des soirées mondaines, il restait en retrait. Il abhorrait les mœurs sociales desdites soirées où tous se guettaient tels des vautours à la recherche d’une proie. En ces occasions, bon nombre d’hommes exhibaient leur fortune, leur savoir et leur pouvoir. Ils se pavanaient tels des cerfs et écrasaient impunément le moindre concurrent. Les femmes, quant à elles, déployaient leurs atours dans des costumes d’apparat des plus somptueux, coiffées et toilettées à la perfection. Elles minaudaient et ne manquaient aucune opportunité pour charmer ces messieurs, tels des paons redressant avec panache leur sublime plumage.

Anselme détestait cette mascarade, d’autant que la foule le rendait nerveux. Étant le fils adoptif du Baron, il était courtisé, autant par les hommes qui voulaient l’avoir comme allié que par les femmes, intéressées pour être son épouse. Celles-ci ne tarissaient pas d’éloges à son sujet, vantant sa finesse d’esprit et sa beauté. Ce comportement l’horripilait car il savait pertinemment que son physique n’était pas des plus avantageux et qu’au vu du peu de mots prononcés en soirée, il leur était impossible d’esquisser un portrait sur sa personne.

Sans être laid, le garçon n’était pas des plus engageants ; sa silhouette élancée était jugée trop maigre par les critères de beauté actuels et son visage, à l’éternel regard triste, inspirait davantage à de la pitié qu’à de la sympathie. Ajoutez à cela un corps déformé par sa jambe tordue et il ne lui restait plus que le titre pour séduire ces dames. Il avait la chance cependant de pouvoir compter sur la richesse de ses habits et son visage harmonieux qui, lorsqu’il daignait sourire, dévoilait une fossette qui le rendait séduisant.

De temps à autre, il se rendait en déplacement avec son père, au contact de la population, dans le but de donner un peu de sa fortune aux habitants les plus modestes et de recueillir leurs témoignages. Il précisa à son amie que la générosité d’Alexander von Tassle était avant tout un acte politique. Le maire était élu grâce aux résultats électoraux des grands électeurs. Ce vote avait lieu tous les douze ans. Le Baron savait que s’il voulait l’emporter, il devait compter sur les voix des représentants du peuple noréens et du petit peuple aranéen plutôt que sur celles de la haute société, fervents partisans du Duc von Hauzen.

***

Le froid était particulièrement mordant en cette première nuit d’été. Emmitouflée dans son manteau rouge, Ambre marchait en direction de son logis. Elle grelottait, de la vapeur s’échappait de sa bouche et elle parvenait difficilement à bouger ses doigts gourds. Soudain, un bruit de sabots approchant à vive allure résonna. Elle fit volte-face et distingua un cavalier qui galopait dans sa direction.

Ma parole, mais il va me rentrer dedans cet étourdi !

L’inconnu ne semblait pas l’avoir remarquée et manqua de peu de la bousculer lorsqu’il arriva à sa hauteur. Ambre jura et bascula sur le bas-côté afin de l’éviter. Elle se réceptionna du mieux qu’elle le put sur un tapis d’herbe jonché de cailloux et de flaques d’eau saumâtre. Le cavalier, alerté par le bruit, fit stopper net son cheval et descendit s’enquérir de son état.

— Non, mais vous ne pouviez pas faire attention ! cracha-t-elle, encore à terre.

— Je vous prie de m’excuser mademoiselle, je ne vous avais pas vue.

— Comment ça vous ne m’avez pas vue ? C’est pas comme si la route était suffisamment large ! C’est à croire que vous l’avez fait exprès !

— Je vous assure que je n’avais nullement l’intention de vous charger. J’étais distrait. Vous n’êtes pas blessée au moins ?

L’homme arriva à sa hauteur et tendit sa main. Ambre la lui prit, se releva en hâte puis inspecta son état. Ses paumes présentaient des égratignures, son pantalon était troué et son manteau se couvrait de boue aux extrémités.

Quelle plaie ! J’ai encore plus froid à présent !

— Non, ça va ! finit-elle par dire. Je vais bien, mais faites gaffe quand même, vous auriez pu me tuer avec une monture aussi imposante.

— Loin de moi l’idée de faire subir quelques souffrances à une jeune demoiselle, répondit-il d’un ton solennel.

Elle eut un rire nerveux devant son langage châtié et le regarda attentivement. Malgré la pénombre, elle parvenait à distinguer les traits de cet homme dans la trentaine, doté d’une prestance naturelle avec ses cheveux noir ébène qui s’arrêtaient au bas de ses épaules solides, encerclant son visage harmonieux à la manière d’une crinière. Une ride du lion se dessinait entre ses sourcils froncés aussi sombres que ses iris et son épais manteau cendré épousait sa silhouette à la fois élancée et robuste.

Ambre ne resta pas indifférente à la vue de cet inconnu qui la dominait d’une tête.

Mais c’est qu’il est vraiment pas mal ! Beau serait le terme juste ! Bon… un peu vieux, certes… Je me demande bien de qui il s’agit. Certainement aranéen, je ne vois pas son médaillon et vu son parlé, ce n’est pas un des nôtres.

— Vous êtes glacée mademoiselle, dit-il d’une voix suave en caressant délicatement la paume de ses mains abîmées. Vos mains sont froides et vous êtes tremblante.

La jeune femme se ressaisit. Elle préférait faire profil bas afin de ne pas s’attirer davantage d’ennuis avec un homme qui n’était clairement pas de son milieu.

— Je le sais, merci bien ! fit-elle en les retirant. D’ailleurs, je vais continuer ma route si vous le voulez bien. J’ai d’autres choses à faire que de discuter dans le froid, avec l’illustre étourdi qui a bien failli m’écraser !

L’homme sourit et la dévisagea longuement. Interloquée d’être ainsi observée, Ambre se ravisa et croisa les bras.

— On ne vous a jamais dit, monsieur, qu’il était bien malaisant de dévisager ainsi une demoiselle ? railla-t-elle en imitant l’accent et le parlé de la haute société.

Il plissa les yeux et étouffa un rire.

— Veuillez m’excuser. Permettez-moi de vous raccompagner, je tiens à me faire pardonner.

— Me raccompagner ? Ma foi oui, pourquoi pas. Ce serait la moindre des choses si vous ne voulez pas que je vous prenne pour un rustre ! ajouta-t-elle, mesquine.

L’homme prit les rênes de son destrier à la robe noire et monta avec grâce sur celui-ci.

— Cela vous dérange-t-il que je vous fasse monter devant moi, mademoiselle ? Je pourrais vous réchauffer plus aisément ainsi. Loin de moi l’idée de vous laisser mourir de froid. Vous tremblez de la tête aux pieds, je le vois bien, il serait fâcheux que vous tombiez malade.

Ambre eut un rire nerveux.

Il est bien bizarre lui ! C’est à croire qu’il me fait la cour. Bon j’ai tellement froid que je ne vais pas décliner… En plus, c’est un nanti, ce serait malpoli de l’envoyer balader. Et puis, il n’a pas l’air bien méchant.

Elle haussa les épaules puis acquiesça. L’homme donna sa main afin qu’elle puisse se hisser. Dès qu’elle fut confortablement assise, il passa ses bras autour de sa taille et reprit les rênes. Elle avait sa tête juste à côté de son cou duquel émanait un parfum d’iris fort enivrant.

— Mademoiselle est-elle bien installée ?

— Ma foi oui, monsieur. Votre monture est confortable !

L’homme se pencha vers elle et lui murmura à l’oreille :

— Pouvez-vous me dire où vous habitez, je vous prie ?

Elle sentit son souffle chaud caresser sa nuque et ne put réprimer un frisson.

Oh la ! Calme-toi ma grande, ne te laisse pas désarmer !

— Mon cottage est à deux kilomètres, vous n’avez qu’à suivre la route.

— Cela ne devrait pas être trop compliqué en effet. À condition, bien sûr, que mademoiselle ne me déconcentre pas pendant le trajet.

Ambre s’esclaffa devant son audace.

— Que monsieur se rassure, je sais me tenir tranquille. Veuillez plutôt regarder devant vous cette fois ! Je ne pense pas que vous puissiez faire monter une personne supplémentaire sur votre cheval.

L’homme rit et donna un coup sur les flancs de son cheval qui partit au galop. Pour éviter que la jeune femme ne tombe, il garda une main appuyée sur son ventre, la pressant contre lui. Elle fut déconcertée par cette situation, ne sachant si elle était en colère contre cet homme ou, au contraire, amusée par son comportement des plus cavaliers qui n’était pas pour lui déplaire. La sensation de cette poigne virile contre son corps la fit frissonner, elle sentait une délicieuse chaleur l’envahir.

Arrivés aux abords du cottage, il descendit de sa monture, la prit par la taille et l’aida à descendre. Une fois qu’elle eut posé pied à terre, il retira ses mains et la contempla longuement.

— Tout ira bien pour vous, mademoiselle ?

— Je pense que oui et puis, si je meurs d’une pneumonie dans les jours à venir, je saurais à qui la faute ! railla-t-elle en soutenant son regard.

Il esquissa un sourire.

— Comment vous appelez-vous, mademoiselle ?

— Je m’appelle Ambre, et vous monsieur le tête-en-l’air ?

L’homme n’eut pas le temps de lui répondre qu’Adèle, pieds nus et en chemise de nuit, sortit sur le perron.

— Ambre ! qu’est-ce que tu fais dehors ? Il est tard et j’ai faim moi ! Et puis c’est qui ce monsieur avec toi, d’abord ?

Ambre la regarda avec stupeur.

— Mais que fais-tu encore debout ? Tu devrais être au lit depuis deux heures déjà !

— Je sais, mais y’avait rien à manger et j’ai faim !

Agacée d’être ainsi interrompue, l’aînée pesta et soupira.

— J’arrive ma Mouette. Rentre et ferme la porte, tu vas laisser échapper toute la chaleur !

Adèle fronça les sourcils puis s’exécuta. La jeune femme se tourna vers le cavalier qui s’était remis à cheval et s’apprêtait à partir.

— Rentrez donc, mademoiselle. Je ne souhaite pas vous faire perdre votre temps.

Il prit sa main et l’embrassa.

— D’autant que vous êtes glacée et que le devoir vous attend, annonça-t-il de sa voix suave.

Il l’étudia une dernière fois et ajouta :

— Prenez soin de vous !

Ambre opina du chef. Le cavalier donna un vif coup de cravache sur l’arrière-train de l’animal qui partit au galop, s’enfonçant dans l’obscurité. Elle le regarda s’éloigner, amusée par cette situation.

Quel curieux personnage !

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