Chapitre 93 – L’invitation
Blanche dormait profondément lorsque Meredith toqua à la porte de sa chambre, l’invitant à se lever sur ordre de leur mère. Déboussolée, elle ouvrit un œil et, la vue encore floue, se concentra pour observer son réveil dont les aiguilles indiquaient pas loin de dix heures. Finalement, elle était parvenue à s’endormir et à s’octroyer six heures de sommeil malgré les nombreux changements de poses et une multitude de questionnements.
Stupéfaite de ne pas l’avoir entendu sonner, elle se redressa en hâte et s’extirpa des couvertures pour se rendre dans la salle de bain afin de faire sa toilette. Comateuse, elle se pencha sur le rebord du robinet et fit couler un filet d’eau froide sur ses avant-bras avant de s’asperger le visage. Le contact du liquide frais contre sa peau l’électrisa et lui ôta instantanément toute sensation de torpeur.
Comprenant qu’elle ne disposait que d’une heure avant que le fiacre ne vienne les récupérer toutes les trois, elle décida de se passer de petit déjeuner. Elle se rendit en direction de l’armoire et examina les robes rangées à l’intérieur. Sans entrain, elle les fit défiler, cherchant la plus adaptée pour cette invitation dont elle se serait volontiers fait porter pâle.
Pourquoi avait-il fallu que sa mère accepte cette invitation et, pire, demande à ses filles de l’accompagner là-bas, au manoir von Eyre ? « Par convenance et en remerciement pour son aide financière » avait-elle déclaré en voyant sa fille manifester son rechignement à s’y rendre. En effet, comme la totalité de la somme obtenue par la vente du manoir et des biens avait été réquisitionnée par les magistrats, Irène s’était résolue à baisser son train de vie plutôt que de s’abaisser à prendre la main d’un de ces nombreux prétendants qui lui tournaient inlassablement autour comme des vautours.
Cependant, dans ce tourbillon de prédateurs avides de la posséder, une alliance avait commencé à naître entre sa mère et monsieur le marquis Wolfgang von Eyre ; un partenariat fort utile pour chacun d’eux et qui leur permettrait un avenir prospère. Lui s’engageait à reverser une coquette somme d’argent régulière pour permettre aux duchesses de vivre décemment. En contrepartie, Irène s’engageait à faire valoir la magnanimité de ce marquis salvateur, fervemment engagé à la cause noréenne désormais.
Après avoir enfilé sa robe, poudré ses joues, disposé quelques gouttes de parfums à sa nuque et attaché ses cheveux en son éternel chignon, Blanche finit par sortir de sa chambre. Elle descendit les marches de l’escalier, effleurant le sol de ses hauts talons. En bas, elle fut rejointe par Prune qui se frotta à ses pieds avec nonchalance mais elle poursuivit son chemin, n’accordant pas la moindre attention à l’animal.
Lorsqu’elle arriva dans la cuisine, sa mère et sa sœur étaient présentes, parées de leurs plus beaux atours, et discutaient en patientant l’arrivée du fiacre. Blanche les salua puis, remarquant qu’elle disposait d’une vingtaine de minutes avant de partir, se servit un thé. Peu encline à faire la conversation, elle s’installa à une chaise proche de la fenêtre afin de le boire devant l’animation de la chaussée.
Voyant enfin un moment pour se faire apprécier et cajoler, Prune miaula et bondit sur ses cuisses. Une fois allongé, le félin s’étira et ferma les yeux, ronronnant sous les caresses machinales de sa maîtresse. Pendant sa contemplation, la duchesse écoutait d’une oreille discrète la conversation entre sa mère et sa sœur.
— Pourquoi Antonin ne peut pas venir ? maugréa sa jumelle. C’est injuste, ils auraient pu l’inviter !
— Pour la énième fois, Meredith, soupira la mère avec lassitude. Wolfgang a tenu à n’inviter que la famille ducale. Pour être plus précise, celle-ci se compose uniquement de vous, mes filles, et de moi-même.
— Mais Antonin est mon amant ! Il aurait dû être invité également. En plus Teddy est son meilleur ami.
À l’entente du surnom, Blanche eut un rictus. Depuis la soirée de l’Alliance, voilà maintenant cinq mois, elle avait revu le marquis à plusieurs reprises que ce soit lors des soirées avec son groupe d’amis ou même encore ici, à la Marina. Il s’y rendait de temps à autre en compagnie d’Antonin, que Meredith prenait soin d’inviter quand leur mère n’était pas présente, ce qui arrivait de plus en plus fréquemment ces dernières semaines.
Ne pouvant nullement les supporter, Blanche s’isolait dans sa chambre, ne faisant plus l’effort de servir ces hôtes un peu trop envahissants à son goût. Amoureuse, sa jumelle était bercée par sa relation qui, en un an de temps écoulé, semblait se renforcer, rendant les deux tourtereaux encore plus fusionnels qu’ils ne l’étaient déjà.
Pour tuer son temps, Blanche décortiquait les journaux aux titres sans cesse plus alarmants ; pillages, dégradations matérielles, attaque au couteau à la nuit tombée. Il ne s’agissait que de sombres nouvelles et concernaient majoritairement des faits divers lugubres.
Le fiacre arriva et amena les trois femmes en direction de l’Ouest. Pressée contre sa mère, cela faisait longtemps que la duchesse à la peau opaline ne s’était pas déplacée en véhicule hippomobile, surtout aussi confortable que ne l’était celui du marquis où les fauteuils en velours bleus rembourrés amortissaient le cahot des roues contre le pavement.
Pendant les vingt minutes de traversée, Blanche contemplait le paysage, regardant la ville s’effacer au fur et à mesure au profit de la campagne où seuls les grands manoirs, noyés dans leurs interminables écrins de verdure, s’érigeaient. Meredith soupira lorsqu’elles passèrent les grilles du domaine von Eyre pour pénétrer dans les jardins.
— Dire qu’Antonin habite à même pas cinq cents mètres d’ici et que je ne peux même pas aller le voir ! pesta-t-elle en croisant les bras.
Le cocher tira sur la bride et fit stopper net ses deux palefrois blancs en plein milieu de la cour. Le véhicule immobilisé, il descendit ouvrir à ces dames, tenant gracieusement leur main pour les aider à mettre pied à terre. Elles furent conduites jusque dans l’entrée où Wolfgang et son fils les attendaient dans le vaste hall. À la vue de la duchesse mère, le père s’inclina et accorda un baiser langoureux sur le dos de sa main, la dévorant de ses yeux verts particulièrement étincelants. Puis il salua galamment les deux demoiselles, couplant son geste d’un éloge à leur intention.
Théodore fit de même. Le connaissant assez bien, Meredith tendit sa joue pour l’embrasser comme à l’accoutumée. En revanche, il se contenta de déposer un baiser fugace sur la main de sa jumelle. Leur regard se croisèrent avant de se détourner, envahis par une gêne latente.
Pour couper court à ces salutations, Wolfgang amena ses hôtesses dans la salle à manger afin d’entamer le déjeuner. Il les convia dans une vaste salle aux murs sombres égayés d’encadrements dorés. Les rideaux pourpres cerclaient les baies vitrées qui donnaient sur le bosquet sauvage situé à l’arrière du domaine. Des consoles de marbres soutenaient un foisonnement d’objets scintillants et un immense feu trônait dans le foyer de la cheminée en marbre brun. La présence dominante du noir n’était nullement oppressante, tranchée par la blancheur de la nappe ainsi que par le service d’argenterie et de cristal disposé sur la table.
Wolfgang les invita à s’asseoir et leur fit servir une coupe de champagne, heureux de leur annoncer qu’il possédait encore dans sa cave un nombre démesuré de ces bouteilles fort prisées. Ils trinquèrent et entamèrent les petits fours mis à disposition ; un assortiment de verrines, de feuilletés et de coupelles garnies de fruits secs à piocher à même la main.
Blanche se fit violence pour dominer ses gestes et ne pas s’acharner sur la coupelle d’amandes qu’elle aurait pu manger à elle seule. Au lieu de cela, elle sirota son verre, tentant de porter son attention ailleurs et d’en grappiller quelques-unes lorsque le délai de bienséance le permettait. Cela faisait des mois qu’elle n’avait pu s’en procurer faute d’acheminement. Elle les plaçait une à une dans sa bouche, les croquants afin de les déguster au mieux, se délectant de leur arôme puissant.
L’apéritif ne s’éternisa pas et les entrées, un velouté de légumes verts accompagné d’un carpaccio de tomates et de fromage frais au lait de vache, leur furent servies. Les jumelles s’échangèrent un regard stupéfait ; le marquis devait être incroyablement riche pour oser leur offrir de tels mets aux aliments inabordables, voire introuvables.
Wolfgang fut réjoui de les savoir charmées par ce repas. La surprise était à la hauteur des réactions qu’il espérait voir sur ces deux visages juvéniles et il se lança dans un discours élogieux dans le but de vanter sa fortune et sa position d’homme puissant. Dès que les entrées furent terminées et débarrassées, il se tourna vers Irène et lui adressa un sourire lumineux qu’elle lui rendit. Enhardi, il avança sa main et alla cueillir la sienne.
— Le moment me semble opportun pour leur dire, ma chère, n’est-il pas ? demanda-t-il suavement.
— Faites comme vous le désirez Mantis, assura Irène d’une voix au timbre chaleureux.
Confuse par leur comportement et par le nom familier que sa mère venait d’utiliser pour qualifier le marquis, Blanche pâlit. Elle les regarda avec des yeux écarquillés, à l’instar de sa jumelle et de Théodore, qui paraissaient tout autant interloqués par l’annonce qu’ils s’appétaient à leur faire. Wolfgang porta sa main libre à la bouche et s’éclaircit la gorge afin d’entamer son discours :
— Inutile de me lancer dans un monologue pour vous expliquer la chose mais Irène et moi-même sommes engagés voilà maintenant près de deux mois. Je me doute, en voyant vos visages, qu’aucun de vous trois ne s’attendait à cette alliance plus intime que ce que nous avions convenus de prime abord. Néanmoins, madame semble apprécier ma personne et rien ne me procurerait plus de joie et d’honneur que de prendre soin de la plus belle femme de l’île ainsi que de ses filles. Vous êtes donc les bienvenues en ma demeure mesdemoiselles et j’espère que nous pourrons à l’avenir créer des liens amicaux, voire filiaux.
Sous l’effet de la stupeur, aucun des trois jeunes ne parla, abasourdis par cette annonce parfaitement inattendue. Ils demeurèrent immobiles, incapables de décrocher un son. Plus impactée que les autres, Blanche sentit son estomac se contracter dangereusement, la faisant suffoquer. Ainsi sa mère délaissait sciemment leur père pour se mettre en couple avec l’un de leurs plus anciens persécuteurs. Comment pouvait-elle se donner à lui ? Comment pouvait-elle souiller son corps au profit d’un homme riche de conquêtes et collectionneurs de femmes ? Cela ne pouvait être envisageable, c’était inconcevable !
Souhaitant briser le silence latent, Irène poursuivit :
— Mes filles, il y a des choses qui ne s’expliquent pas ! Quoiqu’il en soit, Mantis s’est gentiment proposé de nous aider à supporter cette période de trouble et à nous offrir un avenir. J’ose espérer que vous approuverez mon choix, notre choix, et notre engagement mutuel.
Nerveuse à l’entente de ses propos, Blanche lança un timide regard à Théodore qui ne paraissait pas plus réjoui qu’elle par cette annonce. Parmi les trois, ce fut Meredith qui engagea la conversation et commença à les questionner, souhaitant trouver les réponses à toutes les interrogations qui l’assaillaient. Enclin à discuter, Wolfgang lui répondait de bonne grâce et sans détour.
La suite du repas fut atrocement pénible pour Blanche qui parvenait difficilement à manger la moindre bouchée de nourriture qu’elle portait à ses lèvres. Elle usa d’un effort surhumain pour avaler l’intégralité de son plat, ne souhaitant pas gâcher ce mets fastueux. Mais les morceaux de bœuf, pourtant tranchés finement, lui rongeaient les entrailles, manquant de la faire s’étouffer.
Pour faire passer son indigestion, elle se mit à boire une grande quantité d’eau. Jusqu’à ce que, n’ayant plus pris conscience de son organisme, elle fut soudainement prise d’une envie pressante de se soulager la vessie. Honteuse, elle demanda à prendre congé et se leva sans attendre, posant une main frêle sur le bas de son ventre. Wolfgang demanda à son fils de la conduire dans le lieu approprié à cet effet.
Le garçon s’exécuta et se leva à son tour. Les deux jeunes quittèrent la pièce et traversèrent le hall. Puis ils empruntèrent les escaliers afin de se rendre à l’étage, dans les commodités de l’une des chambres que le garçon jugeait plus appropriées que les sanitaires froids du rez-de-chaussée. Elle marchait juste derrière lui, parfaitement silencieuse et le scrutait du coin de l’œil. Il était livide et crispait sa mâchoire.
— Je t’attends là, finit-il par dire d’un ton abrupt une fois qu’il lui eut ouvert la porte.
— Inutile, rétorqua-t-elle à mi-voix, je connais le chemin.
— Comme tu veux.
Il déglutit puis la regarda dans les yeux d’un air sévère.
— Au fait je…
— Je ne souhaite pas en parler avec toi ! le coupa-t-elle.
— Très bien !
Il tourna les talons et partit, la laissant seule à son affaire.
Le trajet du retour se fit en silence. Seule avec sa mère, Blanche affichait une mine maussade. Les bras repliés en croix contre son ventre, elle portait son attention sur la vitre, observant le paysage défilant d’un œil morne. Irène toisait d’un air imperturbable son unique enfant présent céans, Meredith ayant préféré rejoindre son amant sitôt le déjeuner chez leur hôte achevé.
— Je te sens nerveuse, vas-tu me dire ce qui te tracasse ?
La fille soupira et décrocha son regard de la fenêtre pour venir le porter sur sa mère.
— Pourquoi faites-vous cela, mère ?
— Tout simplement parce qu’il le faut ma chère fille, voilà pourquoi ! Ce n’est pas avec nos maigres revenus que nous pourrons nous en sortir. Et Wolfgang possède toutes les prédispositions requises pour nous permettre de nous épanouir convenablement.
— Mais mère, Wolfgang est comme les autres ! Vous connaissez son passé, vous savez ce qu’il a fait et ô combien il méprise les noréens ! Comment pouvez-vous le laisser vous approcher alors que père et vous êtes encore engagés !
— Blanche ! trancha la mère en haussant la voix et redressant une main pour lui signifier de se taire. En dépit de ce que tu penses, ta mère sait ce qu’elle fait ! Et je t’interdis de porter un jugement sur la manière dont je procède pour vous assurer un avenir à vous, mes filles ! J’ai pertinemment conscience du passé de cet homme, je sais tout de ses crimes. Je te l’accorde ce n’est pas un homme parfait, même très loin de là, mais il est l’homme dont nous avons besoin. Certes il a jadis méprisé notre peuple et les actions qu’il a menées contre les noréens sont toutes aussi abominables que celles qu’il a effectuées lorsque la D.H.P.A. circulait sur le territoire.
— Mais pourquoi lui ! Pourquoi pas un autre, mais lui ! Lui qui fréquente le clan des von Dorff, qui est le beau-frère de Laurent de Malherbes et ami de tous nos opposants qui veulent nous voir mariner dans la fange !
— Calme-toi et prends du recul, veux-tu ? Je sais qu’il est inconcevable pour toi d’envisager une telle chose alors que ton père est en cellule et ne pourra, je le crains, jamais être libéré. Et Wolfgang est un aranéen et partisan de la cause élitiste mais il n’est plus aussi fermé qu’il y a vingt ans, surtout depuis qu’il a rejoint le parti de von Tassle. Certes contre son gré mais il n’en devient pas moins un allié de choix, tout comme le marquis de Lussac. Je te l’accorde, il n’en reste pas un homme vil aux idéaux moraux abjects, mais au moins est-il capable d’entrevoir un avenir commun sans vous évincer et n’est pas d’une compagnie des plus désagréables lorsqu’on le côtoie dans l’intimité.
— Mais mère ! Vous vous donnez à lui ! Comment pouvez-vous ! Comment pouvez-vous le laisser vous souiller !
— Ce que je fais avec cet homme en privé ne te concerne pas et surtout ne t’avise pas de me juger là-dessus ! Je vois bien à ton regard que tu n’approuves nullement ce que je fais mais je peux t’assurer que je le fais sans me soumettre d’une quelconque manière ! Donc, s’il te plaît arrête de te plaindre et comporte-toi en adulte !
Froissée, Blanche se renfrogna et s’enfonça davantage sur le dossier de la banquette.
— Dois-je ajouter, ma fille, que cette union permettra de te préserver de tout travail et ce jusqu’à ce que tu puisses, à l’instar de ta sœur, trouver un époux qui te conviendrait ?
Les larmes aux yeux à cette réplique, la fille déglutit péniblement mais ne rétorqua rien. Elle redoutait ce genre de conversation, n’osant se demander qui parmi les garçons de sa condition pouvait-elle épouser sans crainte d’être abusée. Elle avait toujours eu une peur incontrôlable à l’idée de côtoyer des hommes de près, alors en épouser un et se soumettre à toutes sortes de choses, par devoir conjugal ou moral, la révulsait. Elle fit tout son possible pour refréner les tremblements qui traversaient son corps. Cependant, malgré cette bonne volonté de paraître digne, elle vit que sa mère comprenait son mal-être.
— Ne t’en fais pas ma fille, dit-elle plus calmement, un jour ou l’autre tu trouveras bien quelqu’un qui te siéra et avec qui tu désireras t’adonner sans te poser de question. J’y veillerai, sache-le. Prends le temps qu’il te faut mais tôt ou tard, il te faudra bien prendre cette décision. Il en va de ton avenir et de ta vie, ma chère enfant.
Blanche opina mollement. Les yeux dans le vide, elle se plongea dans ses réflexions qui, elle le savait, la maintiendraient éveillée la nuit entière.
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