Chapitre 96 – Insurrection
Les rues d’Iriden étaient agitées en ce 19 octobre, jour de la fête de l’Alliance. Comme chaque année, bannières et étendards aux motifs de la licorne et du cerf s’érigeaient le long des becs de gaz et décoraient les devantures des diverses institutions. Théodore se rendait à la mairie, faisant marcher Balzac au pas. Aux abois, le marquis scrutait la foule avec attention et balayait chaque passant avec une certaine anxiété qu’il parvenait péniblement à dissimuler.
Était-ce la faute des journaux qui ne cessaient d’attiser la haine, et ce, de plus en plus dangereusement ? Après tout, le jour était symbolique, quoi de plus assuré qu’un soulèvement du parti adverse farouchement opposé à l’égalité aranoréenne en cette journée pacifique où la réunification des peuples était à l’honneur ?
À moins que ce ne soit la venue de ces chefs noréens sur leur territoire que l’idée effrayait plus que de raison. Car, parmi les enfants noréens enlevés, deux d’entre eux provenaient des tribus natives ; des noréens purs souches n’ayant plus eu de contact avec le territoire aranoréen depuis plus de deux cents ans. Qui savait ce que ces Korpr, ces Svingars et ces Ulfarks étaient capables de leur infliger en guise de représailles ?
Théodore était l’un des rares membres à être au courant de cette entrevue organisée dans le plus rare secret, remplaçant Antonin que la santé de Meredith inquiétait. Son ami venait de lui annoncer la veille que sa biche était enceinte. Malheureusement, la dispute qu’elle avait essuyée avec sa sœur quelques jours auparavant l’avait fortement impactée au point qu’elle demeurait alitée, rongée par une forte fièvre et traversée par des vomissements à répétition.
Le bruit d’une détonation ayant retenti derrière lui le fit sursauter. Il se retourna et aperçut au loin de l’avenue un large convoi de cavaliers armés, chargeant à toute vitesse en direction du centre-ville. Le bruit tonitruant des sabots commença à résonner, conjugué aux vibrations du sol. Dans cette cohorte enragée, une silhouette attira son regard ; cet homme d’une soixantaine d’années aux cheveux argentés, extrêmement mince et grand, le marquis Laurent de Malherbes, son oncle.
Sans réfléchir et la peur au ventre, le brunet engagea sa monture au galop, zigzagant entre les fiacres et les passants. Arrivé à la mairie, il mit pied à terre et courut jusqu’à la salle de réception où le maire von Tassle ainsi que son second, le capitaine James de Rochester, attendaient la venue de leurs confrères noréens.
— On nous attaque monsieur ! cria-t-il, hors d’haleine.
— Qui ? Les noréens ? s’informa Alexander.
— Non monsieur, le marquis de Malherbes et ses hommes. Ils sont une cinquantaine et lourdement armés !
Le baron jura et sortit son arme du bureau tandis que James, ce grand roux à la carrure de marin militaire, se munit de son sabre.
— Vous ne quittez pas les lieux, monsieur ? s’alarma le brunet. Vous ne ferez pas le poids face à eux !
— Théodore, sache que jamais je ne quitterai cette pièce de mon vivant. S’ils veulent le pouvoir alors qu’ils viennent me le prendre. Jamais je ne leur céderai sans me battre. Plutôt mourir que de voir un tel homme à la tête du territoire !
Ne sachant que faire, pris au piège et tout aussi menacé que ne l’était le maire, Théodore resta en leur compagnie. De toute évidence, Laurent serait déjà en bas et s’il le croisait dans les couloirs, il ne donnait pas cher de sa peau. D’une main fébrile, il s’arma de son revolver et regarda en direction de la porte, peinant à contenir ses tremblements.
Dehors, le chaos semblait s’étendre sur le parvis de la mairie. Les coups de feu résonnaient, des gens hurlaient sous le coup de la panique tandis que d’autres criaient les ordres. Dans l’édifice, des bruits de pas frappant sur le parquet grinçant et le cliquetis métallique des armes se rapprochaient dangereusement de leur pièce.
— Ne t’en fais pas mon brave ! s’écria monsieur de Rochester à son intention. On va d’abord parlementer avant d’en arriver au sang.
— Je vous trouve bien optimiste James, maugréa Alexander en maintenant la porte en joue.
— Je connais les valeurs de la diplomatie, fit-il en passant une main sur sa barbe rousse, ils ne feront rien et préféreront vous voir vous résigner et plier devant eux plutôt que de vous occire.
— De grâce, ôtez-vous cette vision de la tête !
La porte d’entrée s’ouvrit prestement, manquant de céder, et six hommes pénétrèrent dans la pièce. Les soldats se déployèrent autour d’eux, un revolver pointé sur leurs personnes. Il y eut un silence puis un autre homme, aux yeux gris vitreux, entra. Sidéré, Théodore respirait avec difficulté en dévisageant du coin de l’œil cet oncle qu’il n’avait pas revu depuis la mort de son cousin Isaac. Il demeurait droit et la tête basse, incapable de regarder ce tyran qui était d’une maigreur affolante, que son costume gris cintré accentuait. Il avançait lentement, une de ses mains appuyées sur le pommeau argenté de sa canne.
— Bien le bonjour monsieur le maire, susurra-t-il, un sourire en coin esquissé sur son visage. Pardonnez mon intrusion mais je n’avais pas d’autre choix si je voulais avoir l’immense honneur de m’entretenir avec vous en privé. Surtout en ce jour si particulier qu’est notre grande et glorieuse fête de l’Alliance que je souhaite passer en votre compagnie afin de la célébrer dignement.
Affable et provocateur, von Tassle lui répondit effrontément. Le marquis et le maire s’engagèrent dans un duel de regard, tentant de voir qui flancherait le premier. Une jouxte verbale commença entre ces deux hommes dominants habitués à se défier. Une fois les paroles venimeuses crachées, un silence mortuaire s’installa où seule l’horloge tintait, couplée au rythme des souffles retenus. Dehors, les cris s’élevaient et les coups de feu retentissaient accompagnés par des claquements de sabots et de verre brisé. Au loin, des jappements se faisaient entendre tandis que des odeurs de brûlé et de poudre s’étendaient dans l’air.
— Baron, veuillez je vous prie sortir de mon bureau. Je vous promets que si vous coopérez, je saurai être parfaitement indulgent envers vous ainsi qu’envers ceux qui vous soutiennent. Je vous en donne ma parole.
— Je crains, marquis, que je ne puisse être en mesure de satisfaire votre demande, tout aussi alléchante soit-elle. Voyez-vous, je ne sais pas pourquoi mais je trouverai cela fortement fâcheux de voir un homme, tout aussi éminent que vous êtes, prendre le contrôle de ce territoire et des habitants qui s’y trouvent. J’en serais fortement désappointé à vrai dire et je pense que ma très charmante collaboratrice, qui n’est malheureusement pas présente avec nous en ce moment même, sera autant de mon avis.
— Quelle insolence ! Un simple baronnet ne courbant pas l’échine devant un noble marquis. Remarquez, vous avez tenu tête à Friedrich, vous ainsi que votre chère acolyte enragée. Dommage qu’elle ne soit pas là, ni mon défunt fils d’ailleurs, je sais qu’il la convoitait et aurait voulu inscrire son nom dans son tableau de chasse en compagnie de toutes les autres.
Il détourna son regard et dévisagea Théodore. Le jeune homme affichait un teint blême et se recroquevilla.
— Mon cher neveu, fit-il d’une voix doucereuse, quelle tristesse de vous avoir perdu en tant qu’alliés, vous et mon cher beau-frère. La peur de représailles et d’entacher une nouvelle fois votre nom ? Wolfgang m’a terriblement déçu sur la décision qu’il avait d’abandonner définitivement nos accords communs. Qu’elle n’a pas été ma colère lorsque j’ai appris qu’il avait choisi la future veuve Irène comme seconde épouse. Une sacrée belle provocation je n’en doute pas. Et dire que je vous considérais avec distinction et mon défunt fils vous appréciait énormément. Je trouve cela terriblement injuste que vous nous ayez tourné le dos juste après que mon cher Isaac se soit fait dépecer par cet abominable loup…
Il reporta son attention sur son rival.
— Votre femme Baron, si je ne m’abuse ?
— C’est exact, répondit le maire, et au vu de l’état de sa carcasse, je suppose que votre fils a dû être à son goût. Auprès de moi, Judith s’est prise d’une passion dévorante pour les hommes nettement plus jeunes qu’elle. Elle a dû ressentir toute la fougue de votre garçon et n’a pu résister à se jeter dans ses bras et à le croquer à sa manière. Au moins, il sera mort en ayant vu le loup une dernière fois !
Comme pour appuyer ses dires, des cris semblables à des hurlements de loups résonnaient plus fortement, complétés par le tumulte de la foule et le vacarme extérieur.
De Malherbes souffla et caressa le pommeau de sa canne.
— Le monde est tellement cruel ! murmura-t-il.
D’un geste vif, il asséna un violent coup de canne sur l’épaule de son adversaire. Le maire, surpris par cette attaque inattendue, laissa échapper un cri de douleur. Par réflexe, il lâcha son revolver et s’écroula au sol. Le marquis se redressa instantanément et mit son pied sur l’arme pour la lui mettre hors de portée puis, de ses yeux givrés, il toisa son rival, tapotant sa canne sur sa joue en guise de menace. Avant qu’il ne fasse un pas de plus, James brandit son sabre, plaçant la lame fine et tranchante juste sous le cou du marquis.
— Ne faites pas un geste que vous risqueriez de regretter monsieur de Rochester, annonça le marquis d’une voix mielleuse, vous êtes le plus respectable d’entre tous et il serait fort dommage de vous attirer les foudres de vos opposants actuels. De plus, je pense que votre père, si fragile, supporterait très mal l’idée de perdre un énième fils. Cela l’achèverait, n’est-il pas ?
James prit un instant pour réfléchir et, sachant que leurs vies étaient menacées, baissa lentement son arme et se rendit. Après un dernier regard adressé au maire, conscient qu’il ne le reverrait plus vivant à la sortie, Théodore suivit les soldats et marcha nerveusement dans les couloirs. Le brouhaha extérieur était assourdissant.
Arrivé sur la place, le garçon demeura hébété, faisant face à un spectacle aussi incroyable qu’effroyable. Devant lui, un immense loup gris de la taille d’un fiacre et aux yeux dorés aussi rutilants que des flammes infernales fondit droit dans leur direction, s’engouffrant dans la mairie sans nullement se préoccuper d’eux. Les soldats, incapables de réagir face à la rapidité de la bête, se virent stoppés dans leur élan par six autres loups, nettement plus petits que le premier mais pas moins redoutables.
En meute organisée, les canidés les assaillaient de part et d’autre, plantant leurs crocs dans la chair molle de leur ventre ou de leur cou. Les soldats trépassèrent un à un, cédant sous ces coups de mâchoires violents. Tandis que Théodore, terrorisé, gisait à terre au beau milieu des cadavres.
Le visage dissimulé entre les mains, il n’entendait que les cris et les gargouillis de trépas, les pensées hantées par ces gerbes de sang s’échappant de ses adversaires. Sans pouvoir réagir, un coup lui fut asséné au crâne, le faisant sombrer dans l’inconscience.
Une tape sur l’épaule lui fit rouvrir les yeux. L’esprit vacillant et la vue brouillée de multiples points noirs, il s’aperçut qu’il était allongé sur le sol, la tête sur le pavement maculé de sang frais. James se tenait face à lui, assis à sa hauteur pour tenter de le raisonner.
— Tout va bien mon garçon ? demanda-t-il posément.
— Que… que s’est-il passé, parvint-il à articuler.
Il se redressa avec lenteur, les muscles tremblants sous l’effort. Encore traumatisé par la scène dont il venait d’être témoin, il n’osa pas observer les lieux au risque de croiser le regard d’un des loups qui ne lui rappelaient que trop bien celui de la louve Judith.
— Tu as reçu un vilain coup à l’arrière du crâne qui t’a assommé pendant deux bonnes heures, répondit le capitaine en lui agrippant le bras pour le mettre sur pied.
— Je ne parle pas de ça ! Pourquoi les loups ne nous ont-ils pas attaqués ?
Calmement, le capitaine de Rochester lui expliqua que les noréens étaient accourus et avaient engagé de sévères représailles envers les insurrectionnistes dont les cadavres éventrés et décapités parsemaient le parvis de l’hôtel de ville, teintant la place d’un rouge vif.
Le brunet manqua de tourner de l’œil à la vue de la tête de son oncle. Celle-ci était brisée, la cervelle éparpillée sur plusieurs mètres et les globes oculaires expulsés de leur orbite, dont l’un était devenu le mets favori d’un corbeau qui le becquetait avec délectation. En revanche, nulle trace de son corps gisait à proximité.
Ébranlé et dans un état second, il demanda de plus amples explications mais l’homme, conscient de son instabilité, s’y refusa ; tout lui serait dévoilé en temps voulu, d’autant que la presse ne manquerait pas de relater ces faits et les actes odieux de cette journée sanglante. De plus, monsieur von Tassle l’attendait à l’étage pour lui faire part d’une mission de la plus haute importance.
Il remonta les escaliers, aidé par James qui le soutenait sous le bras. Dans la pièce au parquet couvert de sang et de griffures, trois cadavres gisaient au sol, dont le reste du corps de son défunt oncle. Von Tassle était assis à son bureau et respirait péniblement. Il avait le teint de la pâleur d’un mort et semblait faire tout son possible pour rester conscient.
À côté de lui, Adèle, sa nouvelle fille et sœur cadette de la rouquine, était assise et les observait sans mot dire. Intrigué de la voir ici, Théodore fronça les sourcils et observa cette enfant albinos de huit ans qui l’avait toujours mis mal à l’aise malgré son visage bienveillant en toutes circonstances. Sûrement était-ce la faute de ses grands yeux bleus perçants qui semblaient sonder l’âme jusqu’au plus profond de son être. Lorsque le maire aperçut le jeune homme, il l’invita à s’asseoir face à lui.
— Monsieur von Eyre, fit-il d’une voix rauque, veuillez, je vous prie, accepter la mission que je vais vous confier.
— Que voulez-vous monsieur ? demanda-t-il faiblement.
— Veuillez aller chercher Ambre à l’observatoire et la ramener jusqu’ici, à mon manoir. Je vous saurai gré de votre engagement à cette tâche. Et, bien entendu, je vous laisse d’abord le soin de récupérer quelque peu de votre maîtrise avant que vous ne partiez. Je vous laisse jusqu’à l’aube pour aller la chercher.
Théodore se renfrogna et déclina. Au vu de ses rapports compliqués avec la rouquine, il ne serait guère aisé de la convaincre de l’accompagner. Sous son refus, le maire fronça les sourcils et grogna.
— Dites-lui qu’un coup d’État vient d’avoir lieu ! s’énerva-t-il. Si elle n’est pas tant stupide et bornée, elle vous accompagnera sans rechigner ! Je me fiche que vous vous haïssez, ramenez-la-moi au manoir avant l’aube ou je vous jure que comme votre oncle, je n’hésiterai pas à m’acharner sur vous ! Je vous accorde toute ma confiance en vous demandant ceci, alors ne faites pas l’idiotie de la piétiner en refusant ! Suis-je clair, monsieur von Eyre ?
Le marquis, soumis, passa sa langue sur ses lèvres et déglutit péniblement :
— C’est très clair monsieur, maugréa-t-il.
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