Chapitre 36 – Prologue
Il était sur Norden, en l’an 267, à l’époque mémorable où l’élite aranéenne régnait encore en maître, une jeune baronne connue pour sa douceur et son amabilité. Du haut de ses dix-sept ans, la charmante tourterelle était invitée pour la première fois à accompagner ses parents, le vieux baron Aristide von Tassle et sa femme Aurélia, à la glorieuse fête de l’Alliance. Celle-ci prenait place en la demeure du maire, monsieur le vénérable marquis Théophile de Lussac. Le domaine était somptueux, richement décoré et bien plus imposant que ne l’était son manoir familial.
D’abord intimidée, elle passa l’immense porte d’entrée et s’engouffra à l’intérieur où la fête battait son plein. Elle se sentait insignifiante devant cette architecture monumentale et au milieu de cette foule de gens endimanchés. L’appréhension la gagnait car, de nature réservée, la frêle créature se sentait épiée. En effet, la demoiselle était d’une beauté à faire pâlir de jalousie la moindre concurrente avec ces cheveux noir-ébène maintenus en une tresse et cette peau à la teinte laiteuse sans une imperfection hormis un unique grain de beauté situé au-dessus de sa lèvre. Un délicat rose poudré fardait ses joues aux pommettes hautes et ses lèvres charnues arboraient un subtil rouge pourpré. Pour égayer sa silhouette longiligne, elle portait une élégante robe cintrée d’un bleu clair tirant sur le gris qui se finissait en une traîne à froufrous.
Gênée d’être observée par bon nombre de convives qui, le sourire aux lèvres, portaient sur elle un œil ivre de convoitise, la baronne mesurait le moindre de ses gestes, espérant ne pas commettre d’impaires. Car la pauvre innocente était dotée, hélas, d’une santé des plus fragiles qui l’obligeait à rester la plupart du temps cloîtrée dans son manoir, recluse. Elle ne connaissait pas grand-chose de la vie, encore moins les mœurs et les relations sociales avec ces gens de la haute aristocratie. En revanche, elle était avide de connaissances et savait briller par son intelligence. Ses parents, altruistes et désireux du bonheur de leur unique enfant, lui avaient aménagé au rez-de-chaussée un salon débordant de livres et de curiosités.
Mais cette soirée-là était particulière. Tout juste majeure, la demoiselle avait demandé à ses parents la permission de venir célébrer une fête mondaine. D’abord réticent, Aristide céda, désarmé par ses yeux de biche et ses maintes supplications.
La baronne marchait d’un pas lent. Elle admirait avec intérêt chaque fauteuil et statue, effleurant du bout des doigts les tissus d’assises en velours bleu assortis à la couleur des rideaux. Puis elle scrutait avec ravissement les murs écrus foisonnants de miroirs et de tableaux de maîtres.
Alors qu’elle observait avec attention un portrait illustrant le marquis Léopold de Lussac et son jeune frère Albert, des notes de piano parvinrent à son oreille. La mélodie éveilla sa curiosité. Happée, elle suivit les sons de l’instrument émanant de la pièce annexe où un buffet fastueux se trouvait mis. La salle était comble. Pour atteindre son but, elle se faufila entre les invités déjà bien éméchés.
Légèrement essoufflée, elle arriva devant une estrade sur laquelle trônait un majestueux piano à queue d’une blancheur éclatante, estampillé d’un U et d’un D dorés. Elle contempla avec enthousiasme le jeune homme qui était en train d’en jouer. Il devait avoir dans la vingtaine et affichait une mine sérieuse avec cette ride du lion qui se dessinait sur son front plissé. Il portait un costume lilial qui mettait en valeur la teinte chocolatée de ses cheveux et l’opacité de ses yeux. Concentré sur sa tâche, il faisait parcourir ses doigts sur les touches avec une vitesse et une dextérité inégalée. La baronne ne resta pas indifférente à cette vision. Confuse, elle rougit et tourna la tête lorsqu’elle s’aperçut qu’elle le regardait un peu trop intensément. Comme s’il se sentait épié, le garçon leva les yeux à son tour et la dévisagea. Il esquissa un sourire en coin, dévoilant une irrésistible fossette qui la fit défaillir. Elle sentit les battements de son cœur s’accélérer et tressaillit, gagnée par un sentiment étrange qu’elle n’avait jusque là jamais connu.
Une fois la mélodie terminée, le jeune homme se leva, salua l’assemblée et alla à la rencontre de cette inconnue qui l’observait depuis une vingtaine de minutes avec une attention qui frôlait l’indécence. Il arriva à sa hauteur et se courba légèrement. Puis, avec galanterie, il prit sa main et y déposa un baiser courtois.
— Mademoiselle semble être tombée sous le charme de mes valses, annonça-t-il de sa voix grave et suave. Je me présente, Ulrich Desnobles, compositeur et pianiste.
La jeune femme, rougissante, s’inclina.
— Et vous, noble tourterelle, avez-vous un nom à la hauteur de votre éblouissant plumage ?
La baronne gloussa et se mordilla la lèvre, lui adressant un regard que l’homme n’avait jamais eu le plaisir de se voir accordé.
— Je m’appelle Ophélia von Tassle, monsieur, annonça-t-elle timidement.
— Enchanté, répondit-il en lui caressant la main d’un subtil geste du pouce.
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