Chapitre 14 – La renaissance de l’orque
Les deux sœurs venaient à peine de quitter leur cottage pour aller travailler lorsque la silhouette d’un cavalier, partiellement voilée par les rubans de brume, se dessina au loin. Un tricorne vissé sur le haut de son crâne, l’inconnu revêtait une tenue d’officier ultramarine dont les galons et épaulettes scintillaient sous la lueur diaphane du soleil matinal. Il chevauchait un étalon pommelé qui marchait d’un pas alerte. Les sabots ferrés de l’équidé battaient la mesure sur la terre labourée et soulevaient à chaque heurt des monticules de poussière.
Intriguées, Ambre et Adèle s’arrêtèrent pour l’observer approcher sur la sente paisible, d’ordinaire si peu empruntée par des hommes de sa veine. Quand elle identifia les pointes de sa chevelure flamboyante et sa stature, un sourire fendit le visage de la cadette qui se précipita à sa rencontre.
— Papa ! cria-t-elle en tendant les bras.
À l’inverse de la mouette, la chatte se pétrifia et la couleur déserta ses joues, devenues soudainement de la blancheur du lait. Des tremblements nerveux agitèrent ses mains qui ne firent que s’intensifier à mesure que le cavalier approchait. Car il ne s’agissait effectivement pas de leur père mais de James de Rochester, son collègue officier, dont la mine chagrine et la direction que prenait sa monture ne faisaient aucun doute sur le message qu’il s’apprêtait à leur transmettre.
La fillette remarqua qu’elle s’était fourvoyée et s’arrêta net à mi-chemin, totalement désarçonnée, avant de faire volte-face et de rejoindre son aînée. Elle s’abrita derrière elle et s’agrippa à son jean comme un animal apeuré. Son cœur battait avec la vivacité d’un moineau.
Lorsque l’homme arriva à leur portée, il mit pied à terre et ôta son couvre-chef avant d’effectuer une légère courbette solennelle. Ambre déglutit péniblement et sentit le sol se dérober sous ses jambes. En effet, les traits tirés et la posture roide de l’officier marquaient nettement la tristesse dont il était affligé. Une pellicule de larmes enveloppait ses yeux bordés de rides. Opposée à la rousseur de son crin, la teinte cérulée de ses iris miroitait sur cette peau tannée par le soleil et l’eau saline.
— Mademoiselle, finit-il par dire au bout d’un moment, sa voix grave enrouée par un sanglot. Puis-je m’entretenir auprès de vous, je vous prie ?
Aussi rigide qu’une statue, la jeune femme parvint à hocher la tête et à murmurer un assentiment presque inaudible. Le cottage n’étant qu’à quelques centaines de mètres, Ambre proposa à son interlocuteur de poursuivre la conversation dans un endroit plus adéquat, où elle serait plus à son aise si elle venait à défaillir subitement. L’homme acquiesça et, rênes en main, guida sa monture jusque devant l’entrée sans prononcer le moindre mot.
— Il est où papa ? Pourquoi est-ce qu’on rentre à la maison ? chuchota la fillette qui regardait sa sœur avec un mélange de peur et d’incompréhension. Et c’est qui ce monsieur ?
Elle ne saisissait pas la brusque tension de son aînée ni ce que ce marin âgé d’une cinquantaine d’années et ressemblant fortement à son père leur voulait. Toutefois, l’agitation de sa grande sœur était palpable, notamment dans la façon dont sa paume moite de sueur serrait la sienne un peu trop ardemment. Ambre respirait par saccades, toussotait et déglutissait tout en se frottant le bout du nez. Elle conservait la tête haute mais son regard vide se perdait au loin.
Sur invitation de la jeune femme, l’officier pénétra dans la demeure et s’installa sur une chaise de la cuisine. Aussi droit qu’un chien de garde et sa coiffe sur les genoux, il joignit ses mains sur le rebord de la table et attendit sagement que ses hôtesses s’asseyent à leur tour. Ambre hésita longuement à renvoyer sa sœur dans sa chambre mais elle ne souhaitait pas se faire la messagère de la douloureuse sentence que James allait lui dévoiler. Selon elle, nul doute que malheur était arrivé à leur père. Jamais auparavant Georges n’avait missionné un tiers pour venir à leur encontre et la mine sinistre de son homologue trahissait la profondeur de son désarroi.
— Nous vous écoutons, parvint-elle à articuler en s’asseyant, imitée par sa cadette qui se pelotonna contre elle.
Après un instant de silence, où l’homme réfléchissait à une entrée en matière moins brutale, surtout devant la fillette, James se racla la gorge et déclara d’une voix sans timbre :
— Mesdemoiselles, je me fais le messager d’une terrible nouvelle. J’ai le regret de vous annoncer que votre père a été victime d’un tragique accident.
À ces mots, les oreilles de la jeune femme se mirent à bourdonner. Ses muscles devinrent cotonneux et son environnement tournoya aussi fougueusement qu’un ouragan déchaîné. La petite gisait immobile à ses côtés, les yeux écarquillés et la bouche bée sans qu’aucun son ne puisse en sortir.
Désormais lancé, James poursuivit :
— Alors que nous étions au port d’Espérance, une caisse mal harnachée s’est rompue et votre père, situé juste au-dessous à cet instant l’a réceptionné de plein fouet. Il a tenté de l’esquiver mais la charge s’est abattue sur ses jambes jusqu’à mi-cuisse. Le choc ne l’a pas tué mais il lui a causé de graves lésions et une hémorragie. Des dockers ont accouru et nous ont assistés. Au vu de la gravité des blessures, ils étaient convaincus que mon collègue serait condamné. Toutefois, ils préconisaient de quérir un médecin qui pourrait l’opérer en urgence et tenter de le sauver. Mais Georges a refusé. Il savait que ses jambes étaient brisées et si par miracle il survivait à l’amputation, il demeurerait infirme jusqu’à la fin de ses jours.
Adèle commença à sangloter, son cœur percé par les pointes de milles aiguilles effilées.
— Papa est mort ? couina-t-elle.
L’homme hocha la tête par la négative.
— Non, mademoiselle, plutôt que de mourir, votre père m’a demandé de le jeter dans la mer tant que son souffle demeurait et qu’il conservait suffisamment de lucidité et d’énergie pour se métamorphoser. Il savait que la transformation aurait pour vertu de ressouder en partie ses os endommagés, de réparer les tissus déchirés et de remodeler ses organes. Apparemment, il s’agissait d’une promesse qu’il vous avait faite juste avant son départ.
Il se tut un instant, laissant le temps à ses interlocutrices d’assimiler cette cruelle tragédie.
— Sans entrer dans les détails, avec l’aide de deux volontaires, nous avons transporté votre père jusqu’au ponton le plus proche et l’avons jeté à la mer. Je pensais cette entreprise veine car Georges ne me semblait plus conscient. Son pouls était faible et son sang ruisselait en abondance. Mais force est de constater qu’il est remonté à la surface quelques minutes après y avoir été immergé et sous la forme d’un épaulard.
Il plongea une main dans la poche de sa veste et en extirpa le médaillon. Même abrasée par des années de périple maritime, l’orque cabrée striée de grafignes conservait sa majesté et luisait d’éclats mordorés sous l’assaut des rayons astraux émanant de la fenêtre. La broche en forme de tête de cerf – emblème des espions et de la Noble Cause – épinglée sur la veste outremer de l’officier rutilait d’une intensité similaire.
— Tenez, ceci est à vous désormais.
Ambre saisit fébrilement le bijou qu’elle pressa contre sa paume avant de lui murmurer un remerciement. Un autre silence s’instaura, rompu par les reniflements de la fillette qui, le visage froissé et la bouche pincée, tentait de maîtriser ses pleures devant l’officier. Ses narines dilatées et ses rétines zébrées de filaments grenat la faisaient paraître à un lapereau apeuré.
James prit une longue inspiration :
— Sachez que pour faciliter vos démarches administratives, le capitaine, Rufùs et moi-même allons cet après-midi déclarer l’incident à notre employeur ainsi qu’aux autorités. Par la suite, vous n’aurez qu’à vous rendre auprès d’un notaire pour signer les documents que l’on vous soumettra et régulariser votre situation.
Aucune des deux filles ne répondit ni ne bougea. Ne souhaitant pas s’attarder l’homme se redressa. Ses yeux bleus larmoyaient et un tic nerveux agitait ses lèvres au même rythme que les tressaillements de ses membres. La jeune femme nota son ébranlement qui ne la surprit guère. Après tout, James et Georges œuvraient conjointement en mer depuis plus de trente ans. Même s’ils ne partageaient pas de lien de parenté, sa perte devait lui être tout aussi insurmontable.
— Je tenais à vous exprimer une nouvelle fois mes sincères condoléances, commença-t-il une fois le perron franchi. Quand bien même Georges est encore de ce monde, rien ne sera plus jamais comme avant. Ce que l’on dit est vrai, la métamorphose est synonyme de deuil. Je ne saurais contredire cette affirmation. Je sais que votre père comptait énormément pour vous autant que vous comptiez pour lui. Il vous aimait et même s’il parlait peu de sa vie à terre, il chantait régulièrement vos louanges.
Une unique larme coula de ses yeux azurés, dévalant sa joue osseuse pour se fondre dans les poils roux de sa royale.
— C’est peut-être malvenu de ma part mais si vous avez besoin de quoi que ce soit, sachez que je me tiens à votre entière disposition. Georges était un véritable ami, un frère à bien des égards. Je veux honorer sa mémoire en préservant ses enfants des tourments et de la misère. Donc si un jour vous êtes dans la nécessité, n’hésitez surtout pas à me contacter.
Il réajusta son tricorne sur le haut de son crâne puis ajouta :
— En attendant, prenez soin de vous. Que les Aràn veillent sur vous et vous protègent.
Ces derniers mots prononcés, il s’inclina légèrement puis partit rejoindre sa monture avant de s’éloigner au galop. À son départ, Ambre referma mécaniquement la porte, les doigts tellement crispés qu’ils en étaient greffés à la poignée.
— Papa est devenu une baleine… c’est ça ? piaula Adèle qui peinait à réaliser la dure réalité qui s’offrait à elle.
Son aînée opina.
— Tu crois… tu crois qu’on pourra aller en mer pour aller le voir ? hasarda la fillette en séchant ses larmes à l’aide de sa manche. Avec un peu de chance, il reviendra ici et nagera en compagnie de maman. J’espère qu’il ne va pas la dévorer. La maîtresse a dit que les orques mangeaient les phoques…
La sentence arracha un rire nerveux à son aînée. Adèle se leva et se précipita vers elle pour l’enlacer avec ferveur. Ambre se baissa à sa hauteur puis l’enveloppa de ses bras, la pressant tout contre son être.
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