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NORDEN – Chapitre 42

Chapitre 42 – Rancune et rapprochements

Il fallut pas moins de deux mois de convalescence pour qu’Alexander parvienne à se mouvoir convenablement et marche sans aide ni béquilles. Durant ce laps de temps, il était demeuré cloîtré dans sa chambre, à l’isolement dans cet espace étriqué avec pour seules occupations la lecture et l’écriture. Pour égayer ses journées moroses et redondantes, il jouissait des gazouillements mélodieux entonnés par les oiseaux perchés sur les branches du noyer annexe.

Tout comme sa mère autrefois, il passait les journées entières à étudier et à observer à travers sa fenêtre l’animation se déroulant en contrebas, dans les vastes jardins de son domaine. Ainsi se rendait-il compte du travail acharné qu’accomplissaient ses domestiques, effectuant sans relâche de nombreux allers-retours. Les bras chargés de choses et d’autres, ils enchaînaient tâche après tâche sans guère prendre de pause et étiraient régulièrement leurs membres engourdis à la fin de la journée. Leur dévouement lui asséna une pointe au cœur tant il se sentait partiellement coupable de cet esclavagisme légal.

Séverine était la plus impactée et, sous la pression permanente de savoir ses enfants et son jeune maître menacés, semblait avoir vieillie de dix ans au point que ses cheveux avaient commencé à virer au cendré. Afin de ne pas aggraver la colère d’Ulrich vis-à-vis de Désirée, c’était elle qui était prédisposée à soigner Alexander dont la blessure se résorbait. Néanmoins, l’empreinte des crocs demeurait sur son flanc, imprimée telle une estampille rosâtre, une cicatrice qu’il garderait à vie.

Dans un élan de lucidité, le pianiste s’était excusé de ses actes et espérait que son garçon puisse lui pardonner cet « élan de folie » et ce « coup de sang » comme il lui avait si bien dit. Loin d’être dupe, le blessé se révélait désormais incapable de pardonner ses tortures, tant psychologiques que physiques, ne serait-ce que pour les sévices et humiliations dégradantes qu’il avait osé infliger à sa friponne. Car sous ses sourires enjôleurs et sa dignité d’apparat, Alexander voyait que ces dernières semaines l’avaient grandement impactée. Ulrich et Léandre avaient brisé quelque chose en elle et malgré cette étincelle de gaîté qu’elle s’obstinait à afficher, l’éclat de ses yeux ainsi que sa gestuelle beaucoup plus retenue témoignaient de son traumatisme.

En son for intérieur, le garçon ruminait sa rancune et sa rage, nourrissant une aversion profonde à l’égard de son géniteur. Or, en cette période charnière, Ulrich devint conscient de sa dépendance à la drogue et des effets néfastes qu’elle provoquait dans son cerveau. Par conséquent, il avait drastiquement diminué sa consommation à dessein d’épargner pareille souffrance à son fils à l’avenir. Il devint moins brutal et semblait avoir regagné un soupçon d’inspiration au point qu’il s’était remis à jouer de son instrument. Il composait des mélodies aux teintes tristes et lugubres qu’il alternait avec des valses qui, jadis, avaient été les témoins de sa renommée, de sa fortune et de son amour envers sa merveilleuse Ophélia.

Depuis l’incident, le piano résonnait à travers le domaine à la tombée du jour. Le compositeur passait des heures entières à composer et à jouer, espérant amasser suffisamment d’argent qu’il avait pendant si longtemps dilapidé au profit de sa dose hebdomadaire de D.H.P.A. Il gardait malgré tout de bons rapports avec les deux marquis.

Wolfgang von Eyre, inquiet que celui-ci dévoile les combats clandestins organisés dans son cabaret, avait grassement payé les frais médicaux du jeune baron. Le magistrat de Malherbes, quant à lui, était parvenu à passer sous silence cette affaire devant les tribunaux. Pour se faire, il avait soudoyé son grand ami, l’éminent président de la cour de justice, son excellence le marquis Dieter von Dorff.

Au sommet de l’Élite et la troisième tête de l’Hydre, cet homme à l’apparence austère, au visage froid comme le marbre et aux yeux aussi gris que le givre en intimidait plus d’un. Réputé pour être impitoyable et inflexible, il vouait un culte à la suprématie aranéenne et à la caste élitiste qu’il favorisait quelque peu durant ces procès soi-disant impartiaux.

Au fil des mois, Alexander retrouvait sa motricité ainsi que son entrain. Désirée venait régulièrement le voir lorsque la nuit tombait, en toute discrétion. Leur complicité retrouvée, les deux amis parlaient des heures durant dans la chambre du garçon. Le lieu était étroit, certes, mais au moins ne prenaient-ils pas le risque d’aller dans les jardins où l’œil malveillant d’un éventuel étranger pouvait les compromettre.

En adoptant ce type de précautions, ils évitaient des châtiments plus graves ; la domestique pouvant à tout moment, sous ordre du baron père, être chassée de sa demeure pour atterrir dans une autre famille, séparée de sa mère, de son frère et de son petit maître.

Pour égayer leurs soirées, Alexander rapportait des livres et des jeux. Sous les auréoles rougeâtres des chandeliers, ils jouaient jusqu’à être cueillis par l’épuisement. Le froufroutement des cartes et le roulement des dés lancés sur le plateau conjugués aux rires étouffés se discernaient dans cet espace silencieux. Afin de limiter le bruit, ils allèrent même jusqu’à créer un langage muet, empli d’échanges de regards, de retroussements de lèvres et de gesticulations de doigts.

Quand il eut enfin la force et le courage d’affronter le monde extérieur, il appréciait lui ramener par moments quelques viennoiseries achetées dans la nouvelle et prestigieuse boulangerie de la place d’Iriden, La Bonne Graine. L’institution connaissait un franc succès et le jeune homme se délectait de voir sa friponne grignoter avec une avidité extatique ces nombreuses gâteries qu’elle ne pouvait s’offrir. En parallèle, il avait repris les cours. Pour ne pas éveiller de soupçons, son père avait justifié sa longue absence par un mal-gris dont il avait peiné à se débarrasser tant le garçon de faible constitution souffrait d’une santé fragile.

Quand il se rendait à la Licorne, Alexander revêtait le masque du parfait élève modèle. Il arborait un port noble et affichait éternellement un regard hautain. Imitant le comportement de ses pairs, il tentait de se fondre dans la masse, d’épouser superficiellement leurs principes abjects qui le révulsaient. Afin de s’intégrer au mieux, il continuait de côtoyer Léandre et son groupe.

À aucun moment le baron ne s’était mis en tête de lui faire payer pour l’avoir dénoncé, préférant garder cet incident à charge de revanche lorsqu’il serait plus à même d’exercer son autorité sur lui. Il finasserait sa vengeance plus tard, de manière insidieuse, tel un prédateur patient et sournois. D’autant que son meilleur ami d’apparat s’était donné pour mission de lui faire rencontrer des femmes et de l’aider à se fonder une bonne réputation dans le but, qu’à l’avenir, les deux amis puissent devenir de puissants partenaires et former une alliance aussi solide que durable. Ils chérissaient l’idée d’épouser la magistrature, Léandre ayant déjà son oncle dans cette honorable institution.

Pour augmenter sa notoriété et son influence, Alexander était de plus en plus convié aux soirées mondaines en compagnie de son père. Le pianiste éblouissait les convives en jouant des valses inédites qui laissaient l’assemblée béate, subjuguée par le talent redoré de cet homme qui suscitait la convoitise de ces-dames.

Or, le baron n’était nullement enclin à rencontrer une femme pour lui servir de seconde épouse. Tout comme son fils, l’homme trouvait les aranéennes insipides et sans une once d’attrait malgré la perfection inégalée de leur beauté qu’aucune tache, pas le moindre défaut insignifiant, ne venait égayer.

Plaçant tous ses espoirs sur son fils unique, Ulrich nourrissait le désir de le voir épouser l’une de ces oiselles prodigieusement fades dans le but de satisfaire son contrat d’amitié avec ses amis marquis, si fidèles et attentionnés.

Par conséquent, Alexander se trouvait être un objet des plus convoités et les aranéennes ne tarissaient pas d’éloges devant son physique délicieusement ingrat, jetant de subtils coups d’œil à leurs parents lorsqu’elles venaient l’aborder. Elles minaudaient, gloussaient et jouaient de leurs charmes ; mettant fièrement en valeur leurs atours et le statut hiérarchique de leur père adoré. Elles lui disaient qu’il avait de l’esprit, qu’il était amusant et le regardaient avec la même avidité que Désirée envers ses viennoiseries.

***

Un soir alors que Désirée venait de terminer son service, elle se rendit à l’étage et toqua à la porte du jeune maître. Guillerette, elle attendit sagement son signal, sous les airs de piano incessants qui résonnaient depuis des heures. Elle remit une mèche échappée de sa coiffe qu’elle glissa derrière son oreille puis, à son aval, entra. À l’intérieur, elle y trouva Alexander apprêté, prêt à partir pour une énième soirée mondaine sous le chaperon de son père. Stupéfaite, elle s’arrêta net et le regarda avec une pointe d’amertume. Intrigué par son mutisme, il arrêta sa toilette et observa le reflet de sa visiteuse à travers le miroir.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il calmement.

Elle fronça les sourcils et se pinça les lèvres. S’apercevant qu’elle s’attardait trop sur lui, le sang lui monta aux joues.

— Excuse-moi, c’est juste que… je ne m’attendais pas à ce que tu sortes ce soir, marmonna-t-elle.

Troublé de la voir ainsi déçue, il se retourna, terminant de boutonner le veston sombre qui lui cintrait la taille. Sa chemise écrue était impeccablement repassée de même que le jabot qui ornait son cou tandis que ses souliers noirs à talons étaient lustrés.

— Je n’y vais pas par gaîté de cœur, avoua-t-il en esquissant un sourire devant sa mine renfrognée.

Elle hocha la tête en silence.

— Je te laisse te préparer dans ce cas, finit-elle par dire en faisant volte-face, la voix teintée d’amertume.

— Tu pars déjà ?

Elle se retourna et le regarda d’un air interdit. Il s’approcha et lui tendit une main assurée.

— Tu veux danser avec moi ? Je suis déjà prêt et je ne pars pas avant un bon quart d’heure.

Son estomac se noua à cette proposition et elle scruta longuement la main offerte.

— N’aies pas peur ma friponne, je ne vais pas te mordre tu sais, ricana-t-il.

Elle hésita et avança timidement sa main vers lui. Il glissa sa paume dans la sienne, la caressant tendrement de la pulpe du pouce. Puis il l’attira délicatement à lui et passa une main derrière son dos. À ce contact rapproché, la domestique fut prise d’une sensation étrange et un frisson parcourut son échine. Le cœur battant la chamade, elle se sentit rougir et le contempla. La voyant troublée, il lui adressa un sourire et commença à se mouvoir avec lenteur.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il, amusé. C’est le fait de te retrouver dans les bras de ton maître qui t’effraie ?

Elle déglutit et se mordilla la lèvre avant d’acquiescer, ne voulant pas admettre qu’en cet instant présent, sans qu’elle ne sache réellement pourquoi, elle le trouvait fort séduisant dans ce bel apparat. Ses cheveux noirs mi-longs épousaient les contours de son visage dont les traits enfantins s’estompaient au profit de lignes moins sinueuses.

— Tu as déjà dansé ? s’enquit-il, en étudiant ses gestes fébriles et maladroits, très retenus. Je ne crois pas t’avoir déjà aperçue esquisser quelques pas.

Il défit son étreinte et la fit tourner une première fois avant de revenir à son contact.

— Il y a très longtemps, lorsque j’étais encore à l’école et à l’Allégeance, c’est interdit. Les domestiques n’apprennent pas à danser sauf si les maîtres signent un document nous en autorisant l’enseignement auprès d’un professeur qualifié. Mais c’est généralement considéré comme une pratique trop précieuse pour nous.

Il fut outré par cette réponse ; il ne s’était jamais renseigné là-dessus et cette interdiction ainsi que ces motifs fallacieux le remplirent d’aigreur. Il lâcha sa taille et la fit tourner une seconde fois, puis il la reprit et effectua quelques pas plus vifs avec sa cavalière, épousant la mélodie entraînante de son père.

— Et tu aimais ça ?

— Je crois, fit-elle en tournant la tête, incapable de soutenir son regard sombre luisant d’une aura bien moins triste qu’à l’accoutumée.

— Cela te ferait plaisir que je te signe un tel document ?

— Ça ne risque pas de paraître suspect ?

Il fronça les sourcils et fit la moue, agacé d’être éternellement obligé de se plier aux exigences de ces mœurs sociales ridicules. Après réflexion, un sourire malin finit par se dessiner sur son visage.

— Dans ce cas, voudrais-tu être ma cavalière ? proposa-t-il, réjoui par cette alternative. Danser avec moi certains soirs ? Cela nous permettra de changer un peu d’activité et je dois m’exercer. Les femmes veulent à tout prix m’inviter, l’ennui est que cela fait des années que je n’ai pas dansé en duo. J’étais doué étant enfant mais là, au vu des coups infligés par mon père, je me sens rouillé, j’ai l’impression d’être aussi gracile qu’un infirme.

— Tu te débrouilles bien je trouve !

Elle posa sur lui ses prunelles brillantes puis, prenant conscience de son emballement, elle pouffa puis se ravisa.

— Enfin, je crois, murmura-t-elle, le timbre aigu.

Il laissa échapper un rire et la pressa un peu plus contre son buste, sa tête n’étant plus qu’à quelques centimètres de la sienne. Les notes de piano cessèrent. Alexander arrêta le pas, regarda l’horloge et vit qu’il était temps pour lui de partir. Il relâcha son étreinte et admira sa cavalière qui était à présent de la même taille que lui.

— Acceptes-tu d’être ma petite cavalière d’avant soirée ?

Elle le contempla sans un mot, étudiant le moindre détail de son somptueux costume de bal ainsi que son visage, coiffé et toiletté à la perfection. Elle pouffa et scruta par la suite ses habits de service ; une simple robe noire masquée sous un tablier blanc taché et rehaussée simplement de son médaillon cuivré ainsi que par les armoiries de son maître cousues sur sa poitrine.

— Ça ne te dérange pas de me prendre dans tes bras ? Je veux dire, je suis souvent toute sale et je ne danse pas très bien par rapport à tes cavalières.

Il s’avança vers elle et déposa un baiser sur sa joue. Désirée rougit et sentit son cœur tambouriner contre sa poitrine.

— Tu seras parfaite ne t’inquiète pas, lui chuchota-t-il à l’oreille. Et puis, au moins aurai-je le plaisir de danser enfin avec une cavalière qui ne sera pas sans arrêt en train de mesurer sans cesse ses mouvements, de me poser des questions fichtrement stupides ou de regarder sa chère maman ou son adorable papa toutes les minutes.

Sur ce, il prit sa main et l’embrassa. Après une ultime œillade complice échangée, il ouvrit la porte et s’en alla.

— Souhaite-moi bonne chance !

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