Chapitre 55 – Cours particuliers
Le soleil était à son zénith lorsqu’Ambre sortit du bâtiment. Sur le toit, le drapeau aranoréen flottait à la brise, produisant un claquement sourd. Elle continua son chemin et passa devant la boulangerie de la Bonne Graine dont les effluves de pain et de viennoiseries tout juste sorties du four embaumaient l’air d’un parfum enivrant. Les prix affichés étaient encore et toujours délicieusement indécents. Cependant, elle était désormais capable de reconnaître la plupart des douceurs trônant derrière la devanture. Celle-ci foisonnait de gâteaux, d’entremets ainsi que de diverses pâtisseries et tartes aux fruits.
Ambre avait pris l’habitude de s’y rendre au moins une fois par semaine pour faire plaisir à sa cadette, grande amatrice de ces gourmandises qu’elle dégustait avec félicité. La petite allait jusqu’à lécher les miettes et la crème qui se trouvaient sur l’emballage, suçant le bout de ses doigts, les coins de la bouche barbouillés et gloussant devant l’air réprobateur de son père adoptif lorsqu’il la voyait faire.
Au centre de la place, elle s’arrêta et examina la statue du Duc Vladimir von Hauzen, le fondateur de la ville, maculée de peinture écarlate. Sur le socle était écrit au pinceau, en écriture dégoulinante et grossière : à mort l’Élite. À cette vue, la jeune femme ne put s’empêcher d’afficher un sourire satisfait. Cela faisait plus d’une semaine que la statue avait été dégradée. La peinture était tenace et, selon les dires des employés municipaux, « terriblement compliquée à enlever ». Or, monsieur le maire ne semblait accorder que peu d’importance à cette « outrageuse et odieuse dégradation sévèrement réprimandable » avait-il déclaré lors d’une audience publique bien qu’Ambre put déceler un soupçon de satisfaction dans son regard.
Elle poursuivit sa route et descendit l’avenue principale, menant en plein cœur de la basse-ville. À cette heure du déjeuner, les rues étaient animées et les gens s’activaient. Varden, contrairement à Iriden, n’avait pas encore subi de réels dommages et dégradations. Pour l’instant, les deux partis se contentaient de placarder les murs d’affiches, de distribuer des tracts et d’entonner des discours de propagande. La basse-ville était reconnue comme étant favorable au parti de l’Alliance en raison de sa population majoritairement noréenne. Au fil des jours, les fenêtres arboraient de plus en plus de drapeaux aranoréens, pourtant jusque-là exclusivement sortis lors de l’Alliance.
Ambre s’engouffra dans la taverne. Son patron venait de préparer le repas et un appétissant fumet de viande bouillie s’échappait de la marmite accrochée à la crémaillère. L’odeur la réconfortait, empreinte de souvenirs car les plats du manoir, bien que raffinés et cuisinés à la perfection, manquaient de cette touche rustique procurée par une large portion de beurre ou l’ajout d’une sauce trop grasse, si caractéristique de la cuisine des gens modestes.
Après sa journée de travail, elle prit la direction du manoir. Pendant sa marche, elle aimait rêvasser, se laissant bercer par l’animation des villes. Le chemin était si différent de celui qu’elle empruntait autrefois lorsqu’elle arpentait les campagnes désertes. À présent, elle parcourait les rues agitées, foisonnantes de monde, recevant à son passage de nombreuses remarques, tantôt bienveillantes tantôt insultantes. Puis elle passait devant les parcs où des jeunes flânaient et se reposaient dans l’herbe, profitant de ces belles journées de printemps.
Souvent, Anselme la rejoignait sur le chemin du retour, se perchant sur son épaule en roucoulant. Avec amertume et une pointe de tristesse, Ambre regardait les couples qui se tenaient la main ou s’échangeaient des baisers passionnés à l’ombre des arbres. Malgré la métamorphose de son fiancé, elle avait pris soin de garder son anneau, épinglé à côté de son médaillon, en souvenir de son engagement envers l’homme qui se tenait à ses côtés sous la forme de corbeau, et dont la mémoire ne devait plus avoir conservé grand-chose de sa vie passée.
Heureusement pour elle, le palais de justice lui ôtait instantanément tout sentiment mélancolique. Ambre demeurait intimidée par ces hommes à l’air aussi grave et impitoyable que le bâtiment dans lequel ils exerçaient. Pour bon nombre d’entre eux, il s’agissait de vieux hommes bien portants vêtus intégralement d’un costume noir, accompagné d’un haut de forme afin de grandir davantage leur silhouette déjà bien massive.
Chaque fois qu’elle passait devant l’édifice, elle sentait des regards dédaigneux converger sur sa personne. Ce n’était plus un secret, la jeune femme était officiellement connue comme travaillant à la solde du maire en tant qu’acolyte et chargée de diplomatie auprès de la population noréenne. Statut qu’elle exploitait lors de ses allocutions à la Taverne de l’Ours ou sur la place du marché de Varden, car Alexander la trouvait encore trop rustre pour la laisser s’exprimer sur la place d’Iriden.
Ambre s’arrêta un instant, foudroyée par une remarque acerbe fortement déplacée à son intention et prononcée par un être qu’elle haïssait ; le tout fraîchement nommé capitaine de la Goélette, monsieur Armand Maspero-Gavard. Armand était un aranéen âgé d’une trentaine d’années de carrure musclée et au physique adapté à sa condition de marin militaire. Ses longs cheveux châtains bouclés retombant en cascade le long de ses épaules solides, faisaient ressortir les traits de son visage grêlé aux pommettes saillantes. Ses yeux sombres luisaient sous ses sourcils arqués et une large cicatrice proche de ses lèvres rendait son sourire étrangement intimidant.
Voilà que je le croise encore ! Quelle plaie ! Je ne comprends pas pourquoi cet assassin n’est pas en prison lui non plus !
Fulminante, elle serra les poings et le toisa. Sans qu’elle ne sache pourquoi, l’homme lui provoquait à chaque fois une intense révulsion. Il ressemblait à s’y méprendre au monstre qui hantait certaines de ses nuits depuis qu’elle avait été agressée par le Baron. La voyant se tourner vers lui, percutée par ces douces paroles, il lui adressa un sourire malin empli de toute la gratitude qu’il éprouvait pour elle. Ses propos furent suivis d’une vague de rires moqueurs émanant des magistrats qui se trouvaient à proximité. Tous la scrutaient de haut en bas, d’un œil inquisiteur, un rictus au coin des lèvres.
Ces gens ne manquaient d’aucune occasion pour la rabaisser dès qu’ils l’apercevaient. Ils la qualifiaient généralement de « gentil toutou docile » voire plus communément comme « la Chienne » ou encore, pour les plus sarcastiques d’entre eux, « la petite poupée charnelle du Baron » dont le but premier était de servir de réceptacle à cet homme à l’appétit sexuel reconnu. Cela avait le don de l’ulcérer et elle se serait volontiers jetée sur eux, séduite par l’envie de lacérer leur visage à violents coups de griffes ou de planter ses dents dans la chair molle de leur nuque. Néanmoins, elle parvenait à réfréner ses ardeurs. Il fallait qu’elle se montre digne de ses fonctions et sache faire preuve de diplomatie, il en allait de la réputation du maire.
Énervée, elle soupira. Elle avait pris pour habitude de faire fi de leurs médisances. Ne souhaitant pas se laisser déstabiliser, elle redressa dignement la tête et marcha sur la pointe des pieds avec désinvolture tout en leur adressant un large sourire faux. Elle fut soutenue par les cris rauques d’Anselme qui gonflait son plumage, le faisant doubler de volume pour paraître plus intimidant.
Arrivée au manoir, elle s’installa sur les marches en compagnie de Séverine qui lui tendit généreusement son paquet de cigarettes. Elle la remercia et en prit une poignée qu’elle fuma avec acharnement. Séverine parvint, grâce à ses paroles posées, à faire baisser son agitation. La vieille domestique aranéenne avait toujours été d’une oreille attentive et d’un soutien remarquable pour les deux sœurs. Elle était une présence rassurante, parlait peu et ne portait jamais de jugements, se contentant d’écouter et partageant son point de vue lorsqu’on lui demandait.
Une fois ses cigarettes achevées sans une once de plaisir, elle les écrasa dans le cendrier. Elle s’apprêtait à regagner sa chambre lorsque l’intendante l’avertit que le maître l’attendait dans son salon. La jeune femme, surprise, se dirigea vers la pièce et toqua. La porte s’ouvrit et Alexander l’invita à entrer. À l’intérieur, un homme au physique soigné était présent et se leva poliment. Ambre le reconnut. Il s’agissait d’André Laboisière, l’un des scientifiques travaillant à l’observatoire en tant que naturaliste. Il la salua d’une vive poignée de main et tous trois s’installèrent à un fauteuil afin de discuter autour d’un café.
Pendant qu’ils dégustaient leur breuvage, Alexander lui annonça qu’André serait dès à présent son professeur particulier et lui tendit un contrat. La jeune femme le prit et l’étudia avec attention. Une fois la lecture achevée, elle se mordilla les lèvres, ne sachant si elle pouvait se permettre de payer ses services tant les honoraires inscrits en bas de page étaient élevés. Elle demeura muette puis, après un temps, croisa les bras et refusa l’offre. Le Baron nota son trouble et la rassura en lui déclarant qu’il prendrait en charge les frais de ses cours à condition qu’elle se montre collaborative.
Elle fut intriguée par ce énième élan de gentillesse et finit par accepter. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher de se montrer méfiante envers le scientifique qu’elle dévisageait intensément. Elle allait devoir rester des heures en sa compagnie, seule auprès d’un homme qu’elle ne connaissait pas et qui était potentiellement de connivence avec ses deux anciens confrères. Depuis la trahison de ces derniers, elle ne faisait plus confiance en la gent masculine. Les seuls qu’elle jugeait dignes de son estime étaient ce bon Beyrus et son collègue Thomas.
***
Plusieurs semaines s’écoulèrent et les tensions sur le territoire semblaient augmenter de jour en jour. Les discours politiques allaient bon train, tant sur les places publiques que dans les conversations privées. Sous ce climat hostile, Ambre suivait tant bien que mal les cours de qualité délivrés par son professeur. Ils étudiaient dans le salon du maître, assis sur les banquettes, ayant à disposition les ouvrages des trois bibliothèques ainsi que d’autres, triés sur le volet, provenant de l’observatoire. Souvent présent lors de leurs sessions, Alexander les écoutait d’une oreille, riant intérieurement des questions généralement idiotes et innocentes de la candide noréenne qui lui servait d’acolyte, se demandant ce qui l’avait poussé à engager une femme aussi inculte à son service pour le seconder.
André enseignait à la jeune femme toutes les connaissances qu’il avait au sujet des noréens. En particulier ce qui concernait la métamorphose, son sujet de prédilection. Le scientifique était passionné par les espèces endémiques ainsi que par les spécimens issus de transformations noréennes. Il connaissait en détail les diverses caractéristiques comportementales et physionomiques pour les sujets communs. En revanche, tout comme son confrère Stephan, il était fortement intrigué par le cas de la louve Judith dont la dépouille était encore conservée au palais de justice et demeurant, jusqu’à nouvel ordre, une pièce à conviction pour le procès en cours.
Au fil des jours, la jeune femme commençait à s’accommoder à la présence régulière et rapprochée du naturaliste. Plus sereine, elle apprenait avec plaisir tout ce que le scientifique lui racontait. Néanmoins, elle n’apprit rien de concret concernant les noréens spéciaux et était quelque peu déçue des lectures qu’elle avait à disposition. Même à l’observatoire ou à la bibliothèque d’Iriden, pourtant foisonnant d’ouvrages sur de nombreux sujets, les informations sur les noréens natifs étaient limitées qu’elles soient d’ordre historique, comportemental ou biologique.
D’ailleurs, elle gardait toujours à l’esprit le rapt des registres répertoriant les naissances noréennes, concernant les années à 260 à 300. Elle se demandait si c’était le Duc ou Enguerrand qui les avaient en sa possession et aurait tant désiré savoir ce qu’ils contenaient d’aussi compromettant. Car selon elle, il était impossible qu’ils aient été volés uniquement pour se renseigner sur les enfants enlevés dans la mesure où ceux-ci étaient librement consultables par tous dans la salle sept de la bibliothèque.
Cette question la travaillait et elle ne cessait de se demander si cette affaire n’avait pas un lien avec elle et sa petite sœur. Tout comme son hôte, elle avait pris soin d’étudier les écrits du Comte de Serignac, mais les informations inscrites étaient sommaires et relevaient parfois de la légende ou du mythe. Ainsi, elle passait de longues heures à lire et relire les récits, sans aucun résultat probant si ce n’était le chapitre concernant les Titans Berserk :
« … Ainsi naquirent les incroyables Titans Berserk, entités supérieures surpuissantes, domination suprême et prédateurs alpha par excellence : Ulfraks et Svingars, deux redoutables bêtes féroces, sanguinaires, monstrueuses, l’un loup l’autre sanglier. Le premier à l’aboiement ravageur faisant craquer avec rage et sans pitié la coque des navires ennemis. (…) Le second à l’extraordinaire force et pouvoir de destruction, sabots de l’enfer claquant le sol, grondement de tonnerre, pour créer montagnes et carrières. (…) Nouveaux protecteurs de notre sublime et magnifique Noréeden, et fondateurs des deux dernières tribus, créés par la volonté du majestueux et prodigieux Hjarta Aràn Alfadir, vénérable cerf à la vie éternelle et à la grandeur noble, cœur vaillant et pur dont la volonté fait foi tant il est bon et généreux… »
C’étaient là les seules informations intéressantes relatives à ce sujet ; le reste n’étant que fioritures afin de donner plus de corps et de mysticisme au récit, le rendant illisible tant le style était ampoulé et pompeux.
Ambre commençait à se morfondre, désespérée et lasse de tourner en rond sur un propos auquel rien ne semblait lui donner le moindre indice : qui était leur mystérieux protecteur ? Mais, surtout, qui étaient-elles ?
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