Chapitre 60 – La louve, les enfants et la D.H.P.A.
Cela faisait un mois qu’Ambre travaillait à l’observatoire. Elle appréciait l’ambiance de ce lieu où bon nombre de curiosités ornaient chaque recoin. Des piles d’ouvrages et de paperasses s’étendaient de manière chaotique sur les tables faites de planches de bois calées sur des tréteaux. Des animaux empaillés semblaient épier de leurs yeux de verre le moindre de leurs faits et gestes, accompagnés par leurs organes préservés dans des bocaux de formol. L’exhalation des liquides se mélangeait avec celles des livres, de l’alcool ainsi qu’aux effluves floraux.
Pendant la semaine, Ambre dormait dans une chambre mansardée qu’elle partageait avec Marie. Elle passait la majeure partie de ses journées à trier et classer les documents de ses confrères ainsi qu’à s’occuper des chevaux, de l’écurie et tout ce qui concernait les corvées ménagères telles que la cuisine, le nettoyage du linge et des lieux.
De temps en temps, elle épaulait Stephan dans ses recherches, lui relatant les fois où elle avait côtoyé Judith de son vivant et les informations qu’Anselme lui avait révélées à son sujet. D’après lui, sa mère n’avait pas ou peu d’amis, peu encline à se mélanger à la foule qui la rendait nerveuse. Seules les soirées mondaines en comité restreint étaient les bienvenues. Là-bas, elle appréciait y manger des mets raffinés et danser en compagnie de son jeune époux, profitant de l’orchestre et se laissant emporter par la musique qu’Alexander ne supportait pas chez lui.
Cependant, Ambre n’avait que peu d’indices concernant la relation que Judith entretenait avec Ambroise et Anselme évitait de s’étendre sur le sujet chaque fois qu’elle l’évoquait. Bien souvent, il éludait la question ou renchérissait avec une autre, le visage trahissant une gêne mal dissimulée. Elle avait fini par abandonner, de peur que la réminiscence de ces souvenirs douloureux ne l’attriste davantage, se demandant même si son éternel fiancé ne conservait pas une certaine amnésie depuis son lynchage.
Parfois, Ambre aidait les deux botanistes, Pascal et Isidore, à entretenir leurs plantes et nettoyer la serre. Une porte donnait accès à un laboratoire, permettant de distiller et de transformer les végétaux afin d’en faire des essences ou des huiles, qu’ils vendaient ensuite en ville aux artisans parfumeurs ou aux herboristeries.
Les parfums des plantes s’entremêlaient, accentués par l’effluve de terre mouillée fraîchement arrosée. La jeune femme fut néanmoins troublée par une odeur forte et persistante qui planait dans l’air. En se concentrant, elle comprit que la senteur émanait de deux plantes dangereuses, avec pour écriteau : jusquiame noire et datura stramonium. Le remugle dégagé par ces plantes était particulièrement désagréable, nauséabond même. Pourtant, il lui rappelait étrangement celle de la D.H.P.A, quoique légèrement différent, moins fort et moins agréable à sentir ; il leur manquait cette note ferreuse, attractive.
La voyant intriguée, Pascal lui expliqua que ces plantes étaient utilisées pour la pharmacopée et avaient des effets psychotropes avérés. Toutes les deux étaient de la famille des solanacées et pouvaient provoquer de nombreux effets néfastes en cas d’ingestion pure tels que des spasmes, un arrêt respiratoire, de l’amnésie ou encore une perte de conscience. Dans la majeure partie des cas, le consommateur subissait une dilatation des pupilles, une impression d’ivresse, un trouble dissociatif de la personnalité ainsi qu’une forte confusion entre le délire et la réalité.
Elles étaient généralement utilisées en tant que drogue et comptaient parmi les composants principaux de la D.H.P.A. qui avait causé pendant près de quinze ans de sérieux dommages, tant physiques que moraux, sur les consommateurs comme sur leurs victimes. Elle avait circulé dans les milieux aisés avant d’être interdite il y a vingt ans de cela. Une fois croquée, l’individu se sentait envahi par un sentiment de toute-puissance, le rendant agressif et fortement attiré par l’odeur du sang. Ce symptôme était appelé un « état de fureur » et poussait le consommateur à attaquer tous ceux qui se trouvaient autour de lui.
Isidore lui raconta des anecdotes obscures, des rumeurs à propos de soirées organisées ayant pour but de faire s’affronter des hommes entre eux ou contre des bêtes sauvages. Des aranéens de basse classe ou des noréens, des consommateurs réguliers pour la plupart, s’y adonnaient afin de gagner un peu d’argent ou juste pour apprécier ce sentiment de suprématie que leur procurait la drogue. Des compétitions furent organisées et les cadavres des victimes jetés discrètement dans les rues ou à la mer le soir venu.
Comme ces événements étaient dirigés par de riches familles influentes, celles-ci n’étaient nullement inquiétées au sujet d’une arrestation éventuelle. Des armes spécifiques avaient vu le jour. La plus réputée d’entre toutes était La Main Prédatrice, une sorte de gantelet métallique à bout pointu s’apparentant à des griffes pouvant lacérer la peau d’une simple entaille.
***
Le procès de l’ancien maire ainsi que de son complice, Charles d’Antins eut lieu. Suite à cela, les scientifiques récupérèrent les documents perquisitionnés au domicile du Duc, donnés par les magistrats à la fin du débat. Parmi ceux-là se trouvaient les fiches détaillées sur les enfants enlevés ainsi que des lettres évasives relatant les correspondances entre le Duc et les deux charitéins. L’identité de douze des quatorze noréens fut alors dévoilée publiquement : onze enfants et un adulte. Les deux manquant à l’appel demeuraient inconnus et aucun parent ou proche du territoire aranoréen ne s’était manifesté jusqu’à présent.
Désigné chef de groupe sur cette affaire, Stephan décida de les lister afin d’observer s’il existait une logique dans le mode opératoire des ravisseurs. Il avait choisi de répertorier les noréens par animal-totem et nota que tous avaient plus de sept ans lors des enlèvements. De ce fait, ils avaient tous été bénis par l’ancienne Shaman et leur animal-totem était vérifié. Ainsi, il y avait :
– Jonas, 8 ans, aigle royal
– Eliott, 7 ans, bouc
– Imperà Hani, 9 ans, coq
– Sarah, 10 ans, coyote
– Apolline, 7 ans, faucon
– Hans, 11 ans, loup
– Hector, 20 ans, loup
– Adrien, 9 ans, lynx
– Émilien, 8 ans, ours
– Laura, 7 ans, panthère nébuleuse
– Constance, 10 ans, puma
– Warren, 7 ans, taureau
Les scientifiques trouvèrent étrange que la majorité des victimes possédait un prédateur comme totem ; cela ne pouvait être une simple coïncidence dans la mesure où ces totems étaient rares. En fouillant de fond en comble les documents mis à disposition, souvent des notes indéchiffrables ou des messages en écriture codés, Ambre réussit à mettre la main sur les écrits qu’Enguerrand avait faits à son sujet. Elle gardait en mémoire ses dernières paroles et celles-ci la perturbaient. D’autant qu’en retombant sur sa fiche, elle se rendit compte que son état psychologique ne s’était guère amélioré. Pire encore ! certaines annotations se révélaient effrayantes ; que pouvaient donc énoncer les termes « transformation Normale, Volontaire ou Ardente » ainsi que « Œil vif signe Féros accru, forme Dominale « B » ?
Au fil des documents, elle se rendit compte, avec dégoût et effroi, qu’elles n’étaient que deux à avoir compté parmi les cobayes. La seconde personne était une femme légèrement plus âgée, anonyme. Elle était désignée comme un « spécimen H », possédait comme animal-totem une harpie féroce et était stérile. Ambre remarqua par la suite que des données étaient entourées en rouge sur ses analyses sanguines. Les résultats des autres enfants étaient également présents, hormis ceux de la jeune Imperà Hani. En les comparant avec les siens, elle s’aperçut qu’elle était la seule à avoir la mention « active » après l’annotation du composant « F ». Elle fut alors troublée car rien n’indiquait ce que le « F » pouvait mentionner et elle n’aimait pas être la seule à posséder cette caractéristique ; cela appuyait davantage la première théorie du Baron, à savoir son origine potentiellement providencienne.
Les analyses avaient été effectuées avec du matériel de pointe provenant de Pandreden que Marie était parvenue à retrouver en rangeant le fond de la remise. Il s’agissait de différents réactifs accompagnés d’une notice d’utilisation ainsi que de nouvelles notes écrites. Ils permettaient de mettre en évidence des éléments de composition sanguine d’un individu. Par chance, il en restait encore un peu et Stephan prit la décision de les utiliser afin d’étudier le sang coagulé de Judith ainsi que celui d’Ambre.
Une fois les résultats tombés l’anthropologue les analysa et nota avec stupeur que la louve et sa collègue possédaient la même mention « active » à côté du « F ».
Si Judith possède également cette mention, serait-elle, elle aussi providencienne ? Ou alors la mention F n’a strictement rien à voir avec cela et fait référence aux noréens spéciaux ? Après tout, mon homologue H ne le possède pas.
Autre fait intrigant, parmi les notes d’Enguerrand contenues dans la mallette, trois autres noms étaient griffonnés sur une fiche et portaient le fameux « F » inconnu. Il s’agissait de la jeune Imperà ainsi que deux autres noréens baptisés Heilùn et Eivor dont l’animal-totem représentait un serpent. Ces derniers étaient âgés de douze ans lors de leur enlèvement et leurs analyses étaient en tout point similaires. Au vu des noms écrits, de l’âge identique et des résultats si semblables, Stephan émit l’hypothèse de jumeaux issus du territoire noréen ; cela expliquait de surcroît l’absence de personnes mentionnant leur disparition.
Bon… si effectivement il s’agit de noréens des tribus et qu’ils portent également cette mention, je pense que je peux écarter le fait que le F fait référence à une quelconque origine providencienne ! soupira Ambre, soulagée par cette information.
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