NORDEN – Chapitre 59

Chapitre 59 – Le pot de départ

Un soir, alors qu’Ambre venait de terminer son service, Stephan entra dans l’établissement. Le scientifique affichait une triste mine, la trahison d’Enguerrand et de Charles l’avait ébranlé au point qu’il eût vieilli d’un seul coup. Il paraissait épuisé, son visage s’était creusé et ses cheveux châtains viraient au blanc. En voyant son état déplorable, la jeune femme le fit asseoir à une table. En tant que bonne commerçante et surtout avide d’informations au sujet de ses recherches sur la louve, elle lui servit un verre de whisky et resta discuter en sa compagnie, espérant lui soutirer des détails croustillants.

Ils passèrent un long moment à bavarder où il raconta qu’il venait de rendre visite à son ancien confrère en prison. Selon lui, le charitéin était en détresse psychologique, tourmenté par la perte de Meredith ainsi que par ses actions. La voix rauque, Stephan peinait à parler, secoué par des sanglots qu’il parvenait difficilement à maîtriser tant il se sentait en partie responsable du drame, rongé par la culpabilité d’avoir été mêlé implicitement à toute cette histoire macabre. C’était la première fois qu’il remettait les pieds à Varden depuis qu’il avait été auditionné des mois durant par les magistrats. Sous couvert du doute, ces derniers l’avaient mis sous surveillance ainsi que tous les autres membres de l’observatoire.

Pour le réconforter, Ambre lui offrit un autre verre. Elle éprouvait une certaine jouissance à savoir son ravisseur en train de se morfondre derrière les barreaux, abandonné de tous, et était d’ailleurs fortement déçue de ne pouvoir lui rendre visite en geôle pour lui faire part de tout le bien qu’elle pensait de lui, Alexander le lui avait formellement interdit de peur que d’éventuels soupçons ne se portent sur elle. Après tout, elle n’avait toujours pas été auditionnée par les magistrats et ceux-ci la relançaient régulièrement pour obtenir sa version des faits.

À la fin de leur discussion, le scientifique lui proposa de se revoir à la taverne afin de bavarder. Elle accepta volontiers à condition qu’il s’abstienne de lui poser des questions indiscrètes ; la blessure causée par Enguerrand avait été trop vive pour qu’elle se laisse amadouer à nouveau par un homme et un scientifique de surcroît.

***

Au fil des jours, elle s’aperçut que l’anthropologue n’avait rien à voir avec ses deux anciens collègues. Stephan était un homme d’une cinquantaine d’années, de nature solitaire et doté d’un tempérament calme. Il avait grandi à Varden et connaissait bien le peuple aranoréen. Peu soucieux de sa fortune, il vivait dans un modeste cottage situé au nord de l’île et consacrait l’entièreté de sa vie à l’étude des noréens du territoire. Présentement, il avait pour mission d’analyser la dépouille de Judith pour en apprendre plus sur sa transformation singulière. Notant qu’Ambre était intriguée par ce phénomène et connaissait certains aspects de la louve, l’ayant côtoyée de son vivant, Stephan lui proposa de venir à l’observatoire afin de travailler à ses côtés. Là-bas, elle pourrait rester la semaine et bénéficier d’une chambre privée ainsi que d’un salaire correct. Elle réfléchit, trouva la proposition alléchante et accepta.

Le lendemain, elle fit part de sa démission à Beyrus qui organisa un somptueux pot de départ en son honneur. Pour l’occasion, il fit appel aux services de Bernadette Beloiseau afin de l’aider en cuisine et de lui préparer un ultime déjeuner digne de ce nom.

Au cours du repas, elle s’éclipsa un moment avec Meredith. La duchesse avait bien changé en l’espace d’un mois. Son visage aux éternels yeux rieurs avait laissé place à une froideur certaine. Elle était en proie à de multiples tourments et ressentait le besoin ardent de s’entretenir avec son « petit chat ». Elles s’installèrent dans la remise. Ambre ferma la porte à clé et toutes deux s’assirent côte à côte, dans la pénombre, sur des caisses de rangement, au milieu des cagettes de légumes et des bouteilles d’alcool. Le lieu n’était pas des plus adéquats mais avait le mérite d’être parfaitement calme, à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes. Meredith avait la tête basse et les yeux humides. Des plaques rouges et des égratignures commençaient à émerger sur ses avant-bras qu’elle ne cessait de gratter. Pour la soulager, Ambre lui prit la main et la serra.

— C’est un problème avec Antonin ? Il te fait du mal ?

La jeune duchesse hocha négativement la tête.

— Oh non ! Au contraire, Antonin est vraiment adorable avec moi. C’est un garçon gentil mais il prend très à cœur ses fonctionnalités politiques et c’est ce qui pose problème.

— Pourquoi donc ?

Meredith hoqueta et des larmes, qu’elle ne parvenait plus à contenir, roulaient sur ses joues.

— Mon p’tit chat, j’ai vraiment peur de ce qui peut arriver dans les prochains mois. Je n’aime pas du tout comment se déroulent les choses… les événements du port me reviennent sans cesse en mémoire et j’en suis effrayée. Et puis, vois-tu, le procès de papa va bientôt avoir lieu et les gens se bousculent pour décider de son cas. Il y a un profond déchirement dans la noblesse et les institutions. Les deux camps qui s’opposent sont farouchement armés et dangereux. Qui sait ce qui pourrait arriver…

— Tu crains une insurrection ?

— Oui ! et ce n’est pas le pire de l’histoire !

— Vas-y, raconte-moi, fit la jeune femme en la serrant dans ses bras, passant une main dans ses cheveux.

— Comme je te l’ai dit l’autre fois, maman s’en est remise aux mains du marquis von Eyre. Or, à cause de cela, elle vient de s’attirer les foudres de l’Élite. Ma famille qui de par le titre de duc n’avait jamais rien eu à craindre, se trouve déshonorée à leurs yeux, pire que lors de notre déchéance ! Tu as entendu les paroles de Desrosiers, elle est considérée comme une paria, une traîtresse à la nation et à cause de cela, des lettres de menaces ont été proférées à son intention ainsi qu’à Blanche et à moi-même. Toute ma famille est menacée de même que celle d’Antonin… et la colère monte chaque jour.

— Tu crois vraiment que ces gens-là pourraient passer à l’acte et vous nuire volontairement ?

— Un jour ou l’autre, c’est sûr ! Ce n’est qu’une question de temps, quelques mois peut-être… Tu as vu ce qui s’est passé sur le port… ce n’est qu’un début !

— Que comptes-tu faire ?

Elle renifla et s’essuya les yeux d’un revers de la main.

— Nous allons nous isoler quelque temps chez les parents d’Antonin, quitter le centre d’Iriden. Ils habitent un manoir loin de la ville et ont à leur solde pas mal de domestiques qui savent chasser. Blanche viendra sûrement avec nous et je pense que maman fera de même de son côté. Von Eyre a lui aussi ce qu’il faut pour tenir tête à ses assaillants. Et ce qui est troublant c’est de voir à quel point maman semble sereine au vu de la situation, comme si elle n’avait rien à craindre de personne !

— Dans ce cas, qu’est-ce qui te chamboule autant si tu sais que tu pourras faire face à une potentielle attaque ?

Meredith frissonna et se pressa davantage contre son amie, enfouissant sa tête dans son cou.

— Ce n’est pas pour moi que je m’inquiète, mais pour toi, tu es la protégée du Baron von Tassle, une cible à abattre ou à capturer.

Ambre eut un petit rire en repensant aux affiches avec les doux noms d’oiseaux qui la caractérisaient. Son détachement décontenança son amie qui se redressa.

— Qu’est-ce que tu trouves de drôle dans ce que je te raconte ? Tu n’es pas bien ! lança-t-elle, frappée d’effroi.

— Ne t’en fais pas pour moi Meredith. Ils ne font cela que pour m’intimider. En plus, je passerai l’entièreté de ma semaine à l’observatoire dorénavant et je doute d’être embêtée une fois là-bas. La plupart des scientifiques ne prennent pas parti dans ce genre de cause. Et si tel était le cas, je pense qu’ils pencheraient en faveur du Baron, plus en accord avec leur volonté de rencontrer le peuple noréen. Quant à mes fins de semaine, je les passerai capitonnée au manoir avec ma petite sœur. Je doute qu’Adèle craigne quoi que ce soit. Du moins, j’ose espérer qu’ils ne s’abaisseront pas à prendre pour cible une enfant innocente. Car, malgré toute la haine que ces gens-là peuvent m’inspirer, ils sont pour la plupart des hommes fidèles à leurs convictions avec un code d’honneur strict.

— Et pour le Baron ? Il ne peut se permettre de rester cloîtrer chez lui au risque de perdre le contrôle du pouvoir et de se voir déchoir. Tu n’as pas peur qu’il se fasse attaquer ou tuer ?

Ambre eut un rire nerveux qui fit sursauter la duchesse.

— Ma chère, si tu savais comme je n’ai que faire de cet homme ! répondit-elle avec arrogance. Qu’il crève j’en ai rien à faire, mon seul regret serait qu’il n’aurait pu mettre à exécution le programme appétissant qu’il désirait instaurer. Mais à part cela, je n’ai que faire de lui.

Meredith déglutit péniblement, hébétée par sa franchise.

— Tu es sérieuse ? Je pensais que tu l’aimais bien avec le temps que tu as passé chez lui ! Cela fait plus d’un an maintenant que tu vis à ses côtés. J’étais persuadée que tu t’étais un peu attachée à lui. Surtout que, d’après ce que Antonin me rapporte quotidiennement à son sujet, il m’a l’air d’être un homme bon. Dangereux et impitoyable, certes, mais bienveillant et généreux.

À ces paroles, le visage d’Ambre devint grave.

— Meredith, je n’aime pas cet homme, sache-le ! D’accord, je n’éprouve plus envers lui la haine que j’avais à l’époque. Mais je ne vis auprès de lui que pour assouvir mon besoin de connaître la vérité au sujet de mes origines et d’espérer voir notre peuple et le vôtre vivre avec plus d’équité, c’est tout. Je n’ai que faire de cet homme qui, bien qu’il se montre clément envers moi à présent, m’a tellement rabaissée et blessée par le passé que je serais incapable de ressentir pour lui la moindre sympathie.

La duchesse se contenta d’opiner du chef, ne sachant quoi répondre.

— Mes mots te choquent j’ai l’impression.

— Un peu oui, avoua-t-elle timidement, je pensais qu’il te traitait bien, que tu étais considérée et libre.

— Oh, mais c’est le cas ! Je suis très bien nourrie, j’ai une magnifique chambre et de beaux habits. Et il est vrai qu’il est nettement moins cynique et mauvais envers moi, ça, je peux te l’avouer sans peine. Il est même plutôt… avenant et… gentil parfois.

— Dans ce cas, pourquoi es-tu toujours si froide ? Je ressens en toi une profonde colère ! Tu ne vas pas encore me dire que c’est à cause de lui !

— Je ne suis pas énervée à ce point, la rassura-t-elle d’une voix plus posée, mais j’ai tellement souffert. Tu ne peux pas savoir toutes les souffrances que j’ai subies. Tu ne peux pas te rendre compte de ce que j’ai vécu alors que tu n’as jamais connu de sentiments si forts. Je reconnais qu’actuellement, pour toi la vie est chienne, mais ce n’est que passager et tu as des gens aimants sur qui compter.

Elle soupira, les yeux perdus dans le vide.

— Moi, toute ma vie j’ai souffert, je n’ai jamais eu de chance. Et à part toi, Adèle et Beyrus, je n’ai plus personne. J’ai tellement été abusée par les hommes, que ce soit physiquement ou psychologiquement, que la carapace que je me suis forgée est devenue tellement solide qu’elle ne pourra dorénavant jamais être détruite ni même fissurée !

— Tu devrais apprendre à pardonner, murmura la jeune duchesse en lui prenant la main. Tu deviens impitoyable, c’est dangereux de se laisser dominer par ta colère. Il y a d’autres gens qui tiennent à toi et tu as des alliés parmi le peuple qui seraient prêts à donner leur vie pour pouvoir t’épauler dans ta cause.

— Je suis obligée de me comporter comme ça si je ne veux pas perdre les rares personnes encore vivantes et qui me sont chères ! Et ce n’est pas parce que tu as l’incroyable capacité de pouvoir pardonner à tous les enfoirés de cette île que je dois être obligée de faire de même. L’Élite ne mérite pas d’être pardonnée, d’aucune sorte ! Je veux les voir crever jusqu’au dernier !

— C’est très aimable à toi ! Je te signale que je fais partie de cette Élite que tu veux voir réduite en poussière et disparaître à jamais.

Voyant qu’elle était allée trop loin, Ambre s’excusa.

— Écoute-moi, tu es l’une des seules personnes de cette caste envers qui j’ai un profond respect et une réelle sympathie. J’ai bien conscience que vous n’êtes pas tous ainsi, mais c’est très difficile pour moi de ne pas éprouver de rancune et de haine vis-à-vis de vous au vu de mon vécu.

Meredith détourna le regard et renifla.

— Je comprends oui, mais tu commences à me faire peur. Tu te révèles aussi impitoyable et dangereuse que le Baron. Tu n’es pas si différente de lui finalement.

— Ne me compare pas à cet homme ! Je n’ai rien à voir avec lui, tu m’entends ! Tout ce qu’il fait n’a pour but que de servir son propre intérêt. Je ne sais pas pourquoi il cherche à s’opposer à ses pairs, mais crois-moi qu’à mon avis ce n’est pas par bonté ou magnanimité ! C’est un homme calculateur, ne l’oublie pas, et sa volonté de fer n’est uniquement due qu’à son côté pervers et manipulateur. C’est un dominant assoiffé de pouvoir !

— Mais Ambre ! Jamais il ne se démènerait autant si sa volonté était purement personnelle ! Il risque sa vie pour mettre à bien son programme et faire ce qu’il trouve juste pour notre avenir à tous ! Je sais que tu le détestes et à l’entente de tes propos, je crois que jamais je ne parviendrai à te faire changer d’avis là-dessus, mais au moins aies le courage de reconnaître qu’il a la qualité d’être un homme engagé pour son peuple et que ses motivations vont au-devant de ses intérêts personnels !

Ambre jura et fit la moue. Elle resta un long moment les bras croisés, réfléchissant aux dires de son amie.

— Tu as peut-être raison, finit-elle par répondre.

Meredith posa sa main sur son épaule.

— Je comprends que ce soit difficile. Pour nous tous en ce moment, d’ailleurs. Mais s’il te plaît, fais attention mon petit chat, d’accord ? Tu sais, je tiens énormément à toi.

Elles s’étreignirent. Enlacées dans les bras l’une de l’autre, Meredith se remit à pleurer. La petite duchesse, que la vie avait préservée de la peine et de la peur, se trouvait en proie à un violent sentiment de détresse qu’elle n’avait encore jamais connu.

Le soir même, la jeune femme regagna le manoir un peu plus tard qu’à l’accoutumée. Elle marchait d’un pas alangui, éreintée par cette journée où elle n’avait eu de cesse de réconforter son amie. Elle monta péniblement les escaliers, une main plaquée sur l’estomac tant elle avait mangé. Alors qu’elle couchait sa petite sœur, elle s’installa à son chevet et lui fit part de son projet. Adèle l’écouta parler, silencieuse et la mine renfrognée.

— Tu as l’air toute chagrinée, ma Mouette ! nota Ambre, une fois qu’elle eut terminé son explication.

— Non… enfin oui, un peu ! Je suis triste de te voir encore partir. Que tu m’abandonnes encore une fois.

Les yeux larmoyants et le visage froissé, elle caressait mollement le corbeau posé sur ses genoux.

— Mais je suis quand même contente pour toi, car je sais que tu ne te sens pas très bien ici aux côtés de père.

— Arrête de l’appeler comme ça ! s’emporta l’aînée. Tu sais très bien que j’ai horreur de ça ! Cet homme n’est pas ton père, ton père est…

Réalisant ce qu’elle allait dire, elle toussa et se mordilla les lèvres avant de poursuivre plus calmement sous les yeux exorbités de la cadette, surprise par ce changement de comportement soudain.

Oh putain, c’était moins une ! Ma parole je suis tellement à cran que j’en deviens agressive… c’est clairement pas le moment de lui dévoiler ça ! Meredith a raison, il faut que je me calme.

— Papa a rejoint maman en mer… Ils sont ensemble et heureux maintenant.

Voyant sa petite sœur troublée, elle posa délicatement une main sur sa joue et la caressa avant de poursuivre :

— C’est important pour moi d’aller travailler à l’observatoire. Je voudrais en apprendre plus sur la transformation de Judith. Tu sais, la maman d’Anselme a eu une transformation très spéciale, c’est pour ça qu’elle t’a protégée et qu’elle était vraiment grande et dangereuse. Et je veux pour la même occasion en apprendre plus à notre sujet. Pour que l’on sache qui nous sommes et ce que nous voulaient nos ravisseurs.

— Tu veux parler des soldats et d’Enguerrand ? Pourquoi ont-ils voulu nous enlever ? Tu ne me l’as jamais dit.

— Tout simplement parce que j’en ai aucune idée, ma Mouette. Et le Baron non plus. Mais peut-être que là-bas, je trouverai de quoi y répondre.

— Tu n’as pas peur d’y aller ? Il y a encore peut-être des vilains messieurs. Ils n’étaient pas gentils les gens en plus.

— Non, ne t’inquiète pas. Je ne crains rien. Et puis je commence à connaître du monde. Stephan et André sont très gentils. Et puis il y a aussi Marie, tu te souviens d’elle ?

Adèle fronça les sourcils et grimaça, songeuse.

— C’est la jeune femme qui m’avait donné le dessin ?

Ambre esquissa un sourire et hocha la tête tandis que la cadette observait attentivement Anselme.

— Moi aussi je veux lui offrir un dessin alors ! Et ce sera un oiseau aussi. Un rouge-gorge comme celui qui vient souvent dans le jardin et qui vole très très vite !

L’aînée étouffa un rire et la contempla avec tendresse.

— Si tu veux, je pense qu’elle sera contente. Et puis, si ça se trouve, tu seras autorisée à venir me voir là-bas quand je travaillerai. J’en parlerai à mes collègues pour que tu puisses venir visiter. Ça serait sympa, non ?

— Oh oui ! En plus, j’ai envie de me balader à cheval, sur Ernest. Ça fait si longtemps que je n’ai pas pu aller sur la plage ou à la campagne. Ça me manque beaucoup.

— Malheureusement, ça ne sera pas possible. C’est trop dangereux en ce moment pour que tu puisses caracoler avec lui en dehors du manoir.

— Mais…

— Non, Adèle ! Je te l’ai déjà expliqué. Alors, s’il te plaît ne me relance pas dessus au risque que je me fâche à nouveau. Tu as tout ce qu’il te faut ici. Tu as des livres, des jeux, un grand jardin et tu as même tes amis qui viennent te voir. En plus tu as de la chance car Séverine est vraiment aux petits soins avec toi. Tu n’auras qu’à jouer avec elle en attendant, ou alors avec Maxime, il est encore jeune tu devrais pouvoir le convaincre de jouer avec toi.

— Oui, Séverine est très gentille et père… et Alexander aussi d’ailleurs. Mais je m’ennuie. J’ai l’impression d’être dans une prison et tout le monde est triste ou en colère en ce moment. En plus personne ne veut me dire ce qui se passe. Pas même la maîtresse. Tous les matins elle nous compte et nous dit des choses incompréhensibles à propos « d’embargo », « sédition » ou « d’Insurrection ».

— Ce n’est qu’une mauvaise période ma petite Mouette chérie, la rassura l’aînée en lui donnant un baiser sur le front, et si ça peut te consoler, je jouerai avec toi toute la fin de semaine lorsque je rentrerai. On restera rien que toutes les deux. Je serai entièrement disponible pour toi, pas de travail ni de réunion imprévue.

— C’est vrai ?

À cette révélation, le visage de la fillette s’illumina. Cela faisait longtemps que les deux sœurs n’avaient pas joué ensemble. Dans ses nouvelles fonctions, Ambre n’avait plus de temps à lui accorder. Tout comme Alexander, elle rentrait le soir plus tard que d’ordinaire, épuisée et tracassée. Adèle savait que sa sœur n’allait pas bien, qu’elle était nerveuse et aigrie depuis des mois déjà. Mais dans un souci d’égoïsme, elle tentait de l’amadouer afin d’attirer son attention et de partager du temps avec elle. Même si, bien souvent, ses tentatives restaient vaines.

Après la lecture d’une histoire, la petite s’endormit, Anselme posé sur son ventre. La jeune femme déposa un baiser sur son front, embrassa tendrement le bec du corbeau et éteignit la lanterne. Puis elle descendit rejoindre le Baron dans la salle à manger pour dîner en sa compagnie, bien qu’elle n’eut absolument pas faim au vu de tout ce qu’elle avait avalé et dégusté à la taverne pendant le déjeuner. Elle se sentait encore barbouillée mais tenait malgré tout à imposer sa présence à son hôte afin de s’entretenir avec lui.

Lorsqu’elle arriva, celui-ci était en train de dîner. Elle comprit qu’elle était en retard, la pendule posée sur la console indiquait vingt et une heures quinze. Elle s’attabla, s’excusa et se força à manger, picorant sans le moindre appétit le riz et le poisson qui s’y trouvaient.

Et dire qu’il y a un an et demi de cela je n’aurais jamais rechigné à manger ce qui se trouvait dans mon assiette, pas même le moindre bout de nerf ou de gras…

— Vous êtes en retard ! fit-il remarquer sans la regarder.

— Excusez-moi, monsieur, dit-elle après avoir fini sa bouchée qu’elle avala péniblement.

L’homme lui jeta un regard dédaigneux mais ne dit rien et continua de manger en silence.

— Puis-je vous parler de quelque chose, monsieur ? demanda-t-elle posément en guettant sa réaction.

Il haussa un sourcil, intrigué de la voir lui parler.

— Que voulez-vous, mademoiselle ?

Elle but une gorgée d’eau et s’éclaircit la voix :

— Je voudrais vous faire part d’un projet qui me tient à cœur. Ainsi, je vous annonce que je viens de quitter mon travail à la Taverne de l’Ours afin d’aller travailler la semaine à l’observatoire auprès de monsieur Dusfrenes.

Alexander fronça les sourcils. Il posa lentement ses couverts et se frotta les mains.

— Et vous avez décidé cela sans me demander mon avis ? protesta-t-il d’un ton réprobateur.

Elle déglutit mais ne se laissa pas impressionner.

— Parfaitement, monsieur ! Je suis majeure et comme vous me l’aviez si bien demandé, j’ai un travail qui m’attend et il est bien payé. D’autant que rien ne m’engageait à rester ici lorsque nous avions conclu notre marché. Je suis libre de faire ce que bon me semble.

L’homme eut un rictus qu’Ambre ne sut interpréter. Elle se tenait droite et soutenait son regard, attendant patiemment ce qu’il allait lui dire.

— Soit ! c’est votre vie mademoiselle, faites donc ce que bon vous semble comme vous dites. Je ne vous obligerai pas à rester en ma demeure. J’ai bien conscience également, au vu de la tension qui se joue actuellement en ville, que vous ayez besoin de vous ressourcer un peu et de prendre du recul. Je ne connais que trop bien l’effet néfaste d’une telle pression.

Elle fit les yeux ronds, surprise par son approbation.

— Dois-je comprendre que vous êtes d’accord ?

— Ai-je vraiment le choix ? Bien que je me demande comment votre petite sœur prendra cette nouvelle.

— Je viens de la mettre au courant à l’instant, dit-elle avec aplomb. Et l’ai rassurée sur le fait que je rentrerai la fin de semaine pour la passer auprès d’elle, ici, chez vous.

L’homme fronça les sourcils et se redressa légèrement.

— Ainsi donc, vous me mettez au courant après elle ? Je ne vous savais pas si impolie, surtout que vous ne vous souciez nullement du comportement qu’elle pourrait avoir en votre absence. Que dois-je faire si elle vous demande en hurlant et en pleurant ?

— Je ne vois pas en quoi Adèle vous dérangerait ! s’offusqua-t-elle. Et je tiens à ajouter que ce n’est pas vous qui vous occupez d’elle, mais Séverine ! Et si vous ne la voulez pas auprès de vous alors je peux toujours l’emmener avec moi là-bas. Après tout, elle apprendra sûrement des choses utiles et comme ça vous n’aurez nullement à vous soucier de ses états d’âme.

Elle croisa les bras et s’enfonça dans sa chaise.

— Et cela ne vous a pas trop dérangé de l’avoir fait pleurer plus d’une fois par le passé en voulant nous séparer toutes les deux !

— Sur un autre ton, je vous prie ! grogna-t-il, menaçant.

— Mais je suis parfaitement calme, monsieur…

L’homme eut un rire incontrôlable devant cette réaction qu’il ne connaissait que trop bien puis resta un moment silencieux. Ambre continuait de le dévisager, attendant patiemment son verdict.

— Ma foi, je ne vois pas d’inconvénient à votre demande. Néanmoins, ayez l’amabilité de me mettre au courant de l’avancée de vos recherches.

La jeune femme esquissa un sourire.

— Si c’est tout ce que vous attendez de moi alors je devrais pouvoir satisfaire vos exigences, monsieur, répondit-elle avec une pointe de cynisme dans la voix.

Il but une gorgée de vin et continua à manger.

— Tâchez seulement de vous tenir à carreau ! Je ne voudrais pas que vous et vos manières rustres entachiez ma notoriété au sein de la communauté scientifique comme vous le faites déjà si bien auprès de mes collègues et de mes partisans !

Pour le rassurer, elle lui adressa un large sourire, dévoilant fièrement toutes ses dents.

— Cela va de soi, monsieur. Vous savez bien ô combien grâce à vous, je suis absolument bien éduquée et disciplinée ! fit-elle mesquine, une main sur le cœur.

— Je le remarque chaque jour en effet, aussi propre et charmante qu’une bête sauvage ! répliqua-t-il avec un léger frémissement des lèvres.

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