Norden

NORDEN – Chapitre 64

Chapitre 64 – Le déchirement

« Journal du 20 octobre 309 :

Cent trente-six morts et quatre cent vingt blessés, tel est le bilan tragique du coup d’État ayant eu lieu hier, le dix-neuf octobre aux alentours de dix heures. L’acte, prémédité par le parti Élitiste et dirigé par le marquis de Malherbes ainsi que par ses partisans ; le marquis von Dorff et le Capitaine Maspero-Gavard (…) Monsieur le marquis Desrosiers a quant à lui avoué ne pas avoir pris part à ces actions de rébellion dont il n’avait, selon ses dires, nullement été tenu informé de cet acte de vendetta.

Quatre lieux symboliques ont été pris pour cible : la mairie, le palais de justice et la maison d’arrêt, situés à Iriden ainsi que la Taverne de l’Ours, situé à Varden… »

Ambre vivait dorénavant chez Stephan dont le cottage était situé en pleine campagne, à cinq kilomètres de l’observatoire. Elle avait été le retrouver directement après son altercation avec le Baron. Lors de sa fuite, elle avait cherché un coin où s’isoler un temps afin de surmonter sa crise. L’image de l’anthropologue lui était apparue et il l’avait volontiers accueillie.

Pour ne pas la mettre mal à l’aise et l’abreuver de questions indiscrètes, il se contentait de l’écouter et, tel un psychologue, recueillait ses pensées qu’il notait dans ses carnets. Il souhaitait comprendre si cet état de fureurn’avait pas un rapport avec le fameux « F » présent dans ses analyses.

Deux jours après son arrivée, Stephan avait envoyé une lettre au manoir von Tassle afin d’avertir le Baron qu’il avait pris la jeune femme sous son toit. Ambre n’avait pas objecté à cette correspondance car, au moins, sa petite sœur avait été mise au courant. Le lendemain, Alexander avait envoyé Maxime dans le but de lui apporter des affaires pour son séjour, loin du tumulte des villes.

La jeune femme passait ses journées au logis, à faire le ménage. Elle lavait le linge, nettoyait les meubles et les sols ou rangeait le désordre. Car l’homme, à la différence d’Enguerrand ou du Baron, était sacrément désorganisé, héritage sans doute d’une vie en solitaire. Son cottage était comme une grotte, tout était entreposé de manière anarchique où tasses de thé vides côtoyaient piles de journaux, noyaux de fruits et miettes de pain.

Ambre prenait plaisir à effectuer ces tâches simples qu’elle pratiquait quotidiennement autrefois. Elle aimait l’ambiance de ce cocon : le sol au parquet grinçant et les craquements du bois lui rappelaient son enfance et la plongeaient dans une rêverie mélancolique.

Elle passait ses soirées au coin du feu, auprès de son hôte, un livre à la main et bercée par les flammes. Les odeurs traduisaient sa jeunesse, témoignage d’un temps aussi douloureux qu’agréable ; la suie dans la cheminée, cette senteur de bois calciné mélangé à l’humidité, le linge lessivé au lavoir dégageant un fin effluve de savon, rendant la texture rêche et rigide, le fumet de viande bouillie agrémentée de légumes et tubercules.

En journée, elle marchait jusqu’au hameau des Clairières, où nichait une dizaine d’habitations. Il y avait une ferme, la seule du coin, une boulangerie ainsi qu’un apothicaire. Là-bas, elle récupérait des cagettes de légumes, des sachets de gros sel, de farine de seigle et de fruits secs afin de se ravitailler.

La vie dans cette partie de l’île était rude et spartiate. Les habitants ne vivaient qu’avec le strict minimum, sans pour autant se plaindre de leur condition. Leur mode de vie n’était pas si différent de celui d’autrefois et Ambre se rendit compte qu’elle avait eu la chance d’habiter non loin d’une grande ville et de pouvoir bénéficier de tous les services que Varden pouvait offrir.

Dès que Stephan rentrait du travail, lui et la jeune femme passaient de longues heures à bavarder. Le scientifique était passionné par l’histoire du loup gris présent lors de l’attaque de la mairie. Il avait réuni un bon nombre de témoignages et de récits le concernant. À sa grande stupéfaction, beaucoup divergeaient ; la bête mesurait entre deux et six mètres de long, possédait deux voire trois rangées de crocs, des yeux rouges comme le sang, crachait du feu et certains disaient même l’avoir entendu parler.

Les deux collègues se baladaient souvent en extérieur, non loin des bosquets grignotés par la brume. Les vents forts de l’automne balayaient l’île du matin au soir, faisant craquer les branches et agiter les dernières feuilles encore accrochées. La partie nord de l’île se composait d’une faune relativement différente de là où elle habitait. Le paysage se composait de prairies, de lacs et de landes. Il n’y avait que très peu d’habitations et presque pas de fermes d’élevage hormis de rares troupeaux de moutons. Les lièvres, renards et mustélidés régnaient en maîtres en ces vallons sauvages.

Après leurs balades Ambre s’affairait en cuisine, prenant plaisir à cuisiner des repas simples, composés majoritairement de légumes rôtis au beurre rance, rehaussé d’épices qu’elle accompagnait de pain de seigle tout juste sorti du four. Elle cuisinait également du lapin, attrapé par les collets qu’elle cachait par endroits, puis qu’elle tuait et dépeçait par la suite. Elle le préparait en cocotte, l’agrémentait de champignons, de carottes, d’oignons et de pommes de terre et le laissait mariner des heures durant afin de rendre la viande tendre.

Parfois, le scientifique invitait Marie à se joindre à eux. La dessinatrice n’était pas au mieux de sa forme, elle venait de rompre sa relation avec Philippe, devenue trop envahissante pour lui. Ils passaient des soirées entières dans le salon, autour d’un verre, jouant aux cartes ou racontant des anecdotes à la lueur des chandelles.

Lorsqu’elle vit son état s’améliorer, Ambre fit part à Stephan de son intention d’inviter Adèle ici lors des fins de semaine. Le scientifique n’objecta pas, enchanté de pouvoir côtoyer de près cette petite albinos qui l’intriguait. Le plus difficile, et ce qu’elle appréhendait le plus, était de convaincre le Baron de la lui céder. Or, elle fut stupéfaite de le voir répondre rapidement et favorablement à sa demande sans rien exiger en retour.

Adèle arriva donc au cottage le samedi matin, déposée par Maxime, accompagnée d’Anselme qui resterait désormais auprès de son éternelle fiancée afin de la veiller. Elle était tout heureuse de retrouver sa sœur après ces sept semaines de séparation douloureuse. Sans entrer dans les détails, son père lui avait expliqué que l’état de son aînée était instable et qu’il lui fallait, comme par le passé, qu’elle s’isole afin de récupérer. La cadette commençait à s’assagir et à gagner en maturité. À l’aube de ses neuf ans, elle comprenait de mieux en mieux le fonctionnement très particulier de son aînée, en oscillation émotionnelle permanente.

Les deux sœurs passaient donc leurs fins de semaine à se promener, allant parfois jusqu’à la plage située à une demi-douzaine de kilomètres où frégates et pingouins nichaient en creux de falaise. Le soir, elles restaient auprès de Stephan qui racontait à la petite de nombreuses histoires vécues par son aïeul qui, de peur que la culture noréenne ne disparaisse, avait entrepris un voyage sur tout le territoire aranoréen afin de récolter des témoignages et des objets relatifs à la culture du peuple Hrafn. Marie les rejoignait et apprenait à Adèle les bases du dessin.

La fillette s’était découvert une passion pour les illustrations d’animaux et de totems noréens. Elle avait déjà dessiné grossièrement tous ceux du personnel du manoir ; le lapin d’Émilie, le blaireau de Maxime ou encore le cheval de Pieter. Chez Stephan, elle entreprit de réaliser, avec le plus grand soin et l’aide de Marie, celui de son aînée.

***

Un matin, habillées chaudement de leur manteau de laine, les deux sœurs se baladaient dans la campagne enneigée. Marchant main dans la main, elles allèrent se poser au bord de l’étang, profitant des premières lueurs de l’aube et du gazouillis mélodieux des rares oiseaux encore présents. Elles contemplèrent en silence cette nature endormie. Un vent froid et vivifiant venait leur chatouiller les narines et faire s’envoler leurs cheveux. Adèle enleva ses chaussures et ses chaussettes puis mouilla ses pieds nus dans l’eau glacée, sur le sol tapissé d’algues et de galets, où seuls les canards osaient s’y risquer. Elle sortit son pipeau, le porta à ses lèvres et souffla une triste mélodie.

— Ce n’est pas très joyeux ce que tu nous joues là, ma Mouette ! dit Ambre à mi-voix.

La petite cessa de jouer, fit la moue et plongea son regard azuré dans celui de son aînée.

— C’est parce que je suis vraiment triste maintenant que tu n’es plus là ! D’ailleurs, toute la maison est morose en ce moment et tu manques cruellement à père.

Ambre fronça les sourcils et croisa les bras.

— Ne dis pas n’importe quoi ! Je sais que c’est très dur pour toi mais ne me mens pas au sujet du Baron. C’est juste qu’il veut te rassurer, mais tu sais très bien qu’on ne s’apprécie pas du tout tous les deux.

— Non, c’est faux ! Et il ne m’a jamais rien dit à ton sujet, c’est juste que ça se voit ! En plus, il ne va pas bien, il est épuisé et a énormément de travail. Sa blessure le fait souffrir et il est continuellement nerveux et colérique.

— Et alors ? C’est lui qui a choisi de devenir maire, non ? Alors qu’il assume ! répliqua-t-elle avec mépris. Il aurait moins de problèmes à m’avoir écouté plutôt que d’avoir confiance en sa soi-disant justice !

Adèle sortit les pieds de l’eau et rejoignit sa sœur. Elle se pressa contre elle, la tête lovée contre son cou, et laissa libre cours à son chagrin.

— Je t’en prie, reviens à la maison ! Tu me manques ! Je n’en peux plus de te savoir si loin et malheureuse.

Ambre, peinée, la serra dans ses bras et posa sa tête sur le haut de son crâne. Elle passa une main dans ses longs cheveux nivéens et la caressa tendrement.

— Tu fais comme si tout allait mieux mais c’est faux ! Tu ne vas pas bien toi non plus. Et tu me fais de la peine, car tu ne veux même pas que je t’aide ! Je sais que t’as toujours tout fait pour me préserver et que la vie est dure pour toi. Mais s’il te plaît, je suis grande maintenant, je comprends les choses et je vois que t’as besoin de soutien !

Les yeux embués, l’aînée déposa un baiser sur son front.

— Je ne peux pas rentrer Adèle. Tu as bien entendu ce qui s’est passé lorsque je me suis enfuie. Les domestiques ou le Baron ont très certainement dû t’en parler. Jamais je ne pourrais revenir là-bas. Tu le sais très bien !

— C’est faux ! Père t’aime beaucoup mais tu refuses de le voir !

Ambre soupira d’agacement.

— Adèle, ne te persuade pas de ce genre de choses. Je sais que ça te ferait extrêmement plaisir que je m’entende bien avec lui, que tu aimerais que l’on soit ami mais c’est impossible ! J’ai trop souffert et ni lui ni moi ne pourrons nous entendre…

— C’est là que tu te trompes, sanglota la fillette, vous êtes exactement pareils, ça aussi tu refuses de le voir ! Je ne comprends même pas comment tu fais pour ne pas t’en rendre compte. En plus, vous vibrez de la même manière.

Ambre prit délicatement la tête de sa petite sœur entre ses mains et, avec douceur, lui ôta ses larmes.

— Que veux-tu dire par là, ma petite Mouette ?

Adèle renifla et passa une main sous son nez. Puis elle détourna le regard et contempla la nature sauvage, éclairée par les pâles rayons du soleil hivernal.

À leur gauche, un renard assoiffé s’avança vers l’étang afin de s’abreuver, laissant derrière lui des empreintes de coussinets bien visibles. Sa toison rousse se distinguait nettement dans le paysage à la blancheur immaculée. Au loin, une biche et un cerf marchaient paisiblement, s’arrêtant par moments pour brouter des carrés d’herbe enfouis sous la neige. Une souris étourdie serpentait entre les cailloux tandis qu’un mulot, tapis dans sa cachette, n’osait mettre un museau dehors et guettait d’un œil mauvais le prédateur roux qui se tenait non loin de là. Enfin, des oiseaux marins volaient haut dans le ciel nuageux, les ailes déployées, ils se laissaient porter par les vents.

— Eh bien… Je ne sais pas vraiment ce que j’ai, mais je me sens différente des autres enfants, même des adultes en générale et je m’aperçois que ça a toujours été le cas. Cela n’a rien à voir avec mon physique qui bien sûr est très particulier mais plus avec la manière dont je perçois le monde.

Ambre rapprocha ses jambes et les encercla avec ses bras pour se tenir chaud. Elle savait que sa cadette avait une manière bien insolite de voir les choses. La petite avait toujours fait preuve de détachement et de philosophie et disposait d’énormément d’imagination.

— Raconte-moi ma Mouette, dit-elle d’une voix douce.

Adèle lui avoua qu’elle était capable de percevoir les éléments autrement que par ses yeux, qu’elle pouvait sentir chaque être vivant à proximité vibrer et ressentir par moments leurs émotions. Plus elle était proche d’une personne et plus cette sensation s’amplifiait. Elle était capable de savoir où étaient Anselme, Ambre ou Alexander lorsqu’elle n’était pas trop éloignée d’eux et même, pouvait deviner leur émotion rien qu’à la fréquence vibratoire qu’ils émettaient.

Bien que sceptique, Ambre n’objecta pas, n’osant pas la contredire sur ce sujet. Après tout, la vieille Ortenga lui avait annoncé qu’elle devait faire confiance à son jugement et que de nombreux éléments étaient encore inexpliqués.

— Ce que tu me dis me laisse perplexe ma Mouette, je te l’avoue ! conclut l’aînée. Mais vu comment tu me regardes et comment tu sembles si sincère, j’ai décidé de te croire.

— Tu vas donc voir avec père pour rentrer au manoir ? demanda-t-elle, les yeux pétillants.

L’aînée grimaça et se pinça les lèvres.

— Ma foi, je pourrais toujours lui envoyer une lettre et lui demander, soupira-t-elle, résignée. Laisse-moi un peu de temps pour savoir comment rédiger cela et promis avant ton anniversaire je lui envoie une réponse. Ça te va ?

Adèle la gratifia d’un sourire lumineux et l’embrassa sur la joue. Elle retourna au bord de l’eau, s’éclaircit la voix puis chantonna une mélodie qu’Ambre reconnut comme étant la berceuse de Jörmungand, que leur père leur chantait autrefois. Dès qu’elle eut terminé, la fillette rejoignit les bras de sa sœur et s’y lova. Aucune des deux ne parla. Les paroles et la mélopée résonnaient encore en elles et les plongeaient dans la torpeur.

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